Depuis quand publier des portraits journalistiques sexistes dans un journal progressiste serait un gage du respect de la pluralité des points de vue ? Depuis quand la misogynie éclaire-t-elle le monde d’un endroit tellement inédit que nous ne puissions nous en passer ?
Depuis 2004, date à laquelle Luc le Vaillant prend les rênes de la « der de libé », créée en 1994 par Marie Guichoux dans une nouvelle version de Libération, ce Breton s’accroche à sa page telle une moule à son rocher et développe depuis le début de la révolution Metoo un champ lexical qui fait vibrer de plaisir les journaux conservateurs. Lui qui jouit de tous les privilèges, dont celui, immense, d’écrire à peu près tout ce qui lui passe par la tête et d’être publié, ne cesse de dégoiser sur notre « époque victimaire » aux stratégies « identitaires », pense que le wokisme est « un trumpisme qui n’a pas réussi », écrit la nécrologie de la « présomption d’innocence », fantasme sur une femme musulmane voilée croisée le matin-même, répugne, comme Bruno Retailleau, à utiliser le mot « islamophobie » et publie ces textes dans un recueil, « testament adressé aux futures génerations, et tant pis si elles s’en foutent ». Il y a de fortes chances que ces futures générations s’en foutent effectivement mais il n’a pas pensé deux secondes au coût écologique de la publication d’un livre inutile. Oups, wokisme !
Lui est bien au-dessus de tout ce fatras qui consiste à dire les maux pour rendre la société plus vivable pour un nombre considérable de gens. Il s’en fiche, le monde est vivable pour lui depuis toujours. Il se prend pour « le dernier des Mohicans » de la gauche. Les Mohicans apprécieront. Oups, wokisme again.
Pendant qu'il se complaît dans l'autosatisfaction, nous avons analysé durant trois années les portraits écrits et photographiques de la « der de Libé » (et de la rubrique « l’invité » de Télérama) et en avons tiré une étude méthodique, chiffrée et argumentée, qui n’est pas « à charge » mais ouvre de nouvelles perspectives sur les pratiques journalistiques. Alors que nous en étions à la rédaction, en 2021, le site Arrêt sur images mettait en ligne, gratuitement, une émission durant laquelle Marie Docher, une des autrices de l’étude, échangeait avec le directeur photo de Mediapart Sébastien Calvet. Il faut dire que là, on nageait en plein Wokistan occidental. Pensez donc, la journaliste Nassira El Moaddem plus un représentant des « flicards trosk dont Mediapart est un succédané l’ayant toujours fait chier1 », plus une féministe !!!
Toujours est-il que dès la semaine suivant cette mise en ligne, le service photo de Libération contactait toutes les photographes dont les noms et portfolios végétaient dans les boîtes mail des iconographes et le mois suivant, miracle, le journal atteignait une quasi-parité avec une diversité bien plus grande de photographes en termes de genre et d’origines. C’était un des objectifs recherchés : que les femmes et personnes issues de groupes minorisés aient accès à des commandes, puisque 85% des portraits étaient à ce moment-là signés par des hommes, majoritairement cis hétéros blancs (97% chez Télérama). Mais ça ne suffit pas. Si la rédaction de Libération continue d’envoyer des photographes et journalistes réaliser des portraits sans réfléchir plus avant, sans penser l’époque, sans renouveler les pratiques, eh bien on se retrouve avec les mêmes photos, les mêmes textes, et les décideurs se réjouissent : « ah mais on y peut rien, c’est une femme qui a photographié/écrit ». Prenez-nous pour des quiches essentialistes tiens ! Femmes et hommes sont immergé·es dans le même bain culturel et ont les mêmes enseignants (en ce qui concerne la photo de presse, inutile de passer par l’ultra wokiste point médian : la plupart des écoles de photo sont constituées par un corps enseignant qui regarde le mouvement Metoo avec crainte et non avec le désir de s'en saisir pour repenser les pratiques à l'aune des questions qu'il soulève.
Dans une interview pour Le Point, Luc le Vaillant reconnaît « une critique trop appuyée envers le féminisme et un manque de place accordé à ce mouvement dans [s]es textes ». Ça l’autorise à se faire plaisir en faisant le portrait de la journaliste Sandra Muller qui balança son porc trois jours avant Metoo puis, pour faire bonne mesure, de publier celui de son agresseur dans la foulée. Toujours afin d’« équilibrer » les points de vue.
Bref, on ne va pas y passer des heures : Le Vaillant est un archétype de masculinité polluante. Il continue donc sur sa lancée avec ce portrait, paru le 8 mai dernier, de Christine Orban, femme qui écrit sur des femmes. Autant dire que la fameuse « neutralité » journalistique, il se la fait cuire avec un œuf au plat le matin. Ici, tout se cumule. D’abord le choix d’un portrait photographique aux yeux clos – nous avons montré à quel point ce poncif était associé aux femmes et minorités prétendument « victimaires », retirant à la personne représentée toute agentivité. Puis un portrait écrit usant de ressorts que nous avons décrits et analysés également : propos réifiants, commentaires sexualisant et dévalorisant l'intéressée, vocabulaire de la chasse.
Si vous ne voyez pas en quoi ce portrait de presse est un concentré de misogynie, c’est normal car nous baignons dedans. Pourquoi Libération continue-t-il à promouvoir cette parole sexiste alors que la direction se présente comme progressiste ? La question est ouverte.
Le Portrait de presse au prisme des dominations est notre contribution à l’amélioration des pratiques journalistiques. Encore faut-il le lire et désirer ardemment une société égalitaire et heureuse.
Marie Docher, Chloé Devis, Ingrid Milhaud
LaPartDesFemmes
Extraits du portrait publié en "der" de Libération le 8 mai 2025

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