Le Sénat, à l'initiative des socialistes, a voté récemment, contre l'avis du gouvernement, un amendement visant à inscrire dans la Constitution « que la loi garantit le pluralisme, la liberté et l'indépendance des médias ». C'est une bonne et belle initiative par ces temps de coup d'Etat médiatique permanent où l'actuel pouvoir présidentiel ne cesse de vouloir contrôler l'information de l'intérieur, en plaçant ses hommes, en favorisant ses financiers et en imposant son agenda.
Pour les journalistes que nous sommes, c'est un encouragement à se battre. A ne pas renoncer aux principes professionnels, aux valeurs démocratiques, aux exigences déontologiques qui nous rassemblent autour d'un même métier, quels que soient nos supports, nos titres, nos entreprises. Car s'il existe, en France, depuis 1935, une carte professionnelle des journalistes, c'est bien pour signifier cette appartenance commune, au-delà des affiliations salariales d'un moment ou d'une vie, dans des journaux, des agences, des radios, des télévisions et, maintenant, des sites d'information. Journalistes, nous partageons des règles, des droits et des devoirs, qui nous unissent et nous obligent, notamment dans l'adversité face aux pouvoirs.
Or, ces temps derniers, à Mediapart, nous en sommes à désespérer de cet idéal commun et de son respect par une partie de la profession. Qu'on ne se méprenne pas: nous ne demandons aucun privilège, aucun raccourci, aucune aumône. Juste le respect des règles confraternelles. Notamment le respect de cette règle élémentaire que nos anciens avaient cru bon d'inscrire dans la première Charte des devoirs professionnels des journalistes français, rédigée en 1918 et révisée en 1938: « Un journaliste digne de ce nom ne commet aucun plagiat, cite les confrères dont il reproduit un texte quelconque ».
A Mediapart, nous sommes un jeune journal en ligne, tout juste trois mois de vie, mais dynamique et entreprenant, indépendant surtout. Nous publions de nombreuses informations exclusives, dérangeantes ou originales, et, dans la plupart des cas, pas vues ou pas lues ailleurs. Cela ne nous empêche pas de citer abondamment la concurrence, loyalement, scrupuleusement, amplement, avec cette conviction que la défense du pluralisme, de la liberté et de l'indépendance des médias commence dans les médias eux-mêmes, avec des journalistes qui respectent le travail des autres journalistes. Or la réciproque est de moins en moins vraie.
Ce mercredi 25 juin, en voyant qu'une de nos informations était étouffée dans l'indifférence générale, tandis qu'une autre était pillée dans une allègre sauvagerie, nous nous sommes livrés à une petite revue de détail, que voici:
- mardi 24 juin, Mediapart a publié une enquête sur une affaire de corruption qui inquiète l'actuel parti au pouvoir en France, l'UMP, risque de mettre en cause l'une des porte-parole du parti présidentiel et dans laquelle est mis en cause un cadre dirigeant du groupe Monoprix. A l'heure où sont publiées ces lignes (19 heures, le lendemain), aucune reprise, aucune citation, aucune dépêche. Seul LeFigaro.fr en a fait mention le premier jour. Comme si, au-delà de Mediapart, cette information - car c'en est une, et de taille - n'existait pas.
- mardi 24 juin, l'Agence France Presse diffuse à 20 h 53 une dépêche ainsi titrée: « Plainte à Paris du patron d'un groupe espagnol visant le groupe Bolloré ». Or, dès 9 heures la veille, lundi 23 juin, cette information faisait la « une » de Mediapart, sous les signatures de Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme, avec ce titre: « Affaires africaines: la justice enquête sur le groupe Bolloré ». Mais la dépêche de l'AFP ne mentionne aucunement Mediapart, affirmant tenir son information « de source proche du dossier », autrement dit d'une source anonyme. Notre information était pourtant ce qu'on appelle, dans le métier, une exclusivité, la règle étant alors de mentionner toujours le média qui a été le premier à la révéler.
- lundi 23 juin, à 15 h 22 pour Associated Press et à 15 h 47 pour l'AFP, deux dépêches annonçaient la nouvelle mise en examen de Gérard Longuet, ancien ministre, dans l'enquête sur le financement du défunt Parti Républicain. Aucune ne mentionnait Mediapart, toutes deux affirmant tenir leur information « de source judiciaire », au singulier pour l'AFP, au pluriel pour AP. Or les lecteurs de notre site avaient pu lire cette information trois jours plus tôt, le vendredi 20 juin, accompagnée d'une enquête fouillée sur cette vieille affaire ressuscitée.
- mercredi 11 juin, à 17 h 42, l'AFP diffuse une dépêche annonçant que, dans l'affaire Clearstream, « les juges reprennent leur enquête sur le rôle de Villepin ». Or, la veille, mardi 10 juin, Mediapart avait mis en ligne un article de Fabrice Lhomme révélant cette information, sous le titre « L'affaire Clearstream est relancée ». Faut-il préciser que l'AFP n'en faisait pas mention, affirmant tenir cette information, que sa rédaction avait amplement eu le temps de lire sur Mediapart, d'une anonyme « source judiciaire ».
Ce ne sont là, hélas, que les exemples les plus flagrants. Nous pourrions aussi rappeler cette enquête de Fabrice Arfi, parue le mercredi 28 mai, révélant l'utilisation par la justice de tests ADN « ethniques », au mépris de la loi, comme le rappelait dans un entretien à Mediapart Didier Sicard, le président d'honneur du Comité national d'éthique. Cette information, à tout le moins importante, fut citée par l'AFP avec près de quarante-huit heures de retard, le lendemain, à 18 h 08, sur la foi d'une déclaration du porte-parole officiel de la Chancellerie qui se contentait, selon l'agence, de « confirmer » une information de Mediapart ! Depuis, plus rien, et aucune mention des propos autrement autorisés de Didier Sicard alors qu'ils contredisent ce même porte-parole qui déclarait à l'AFP que « la loi semble avoir été respectée ».
Nous ne voulons aucun mal à l'AFP dont nous avons, comme toute la profession, défendu l'indépendance face aux pressions de l'actuel pouvoir politique. Nous comprenons d'autant moins le sort qui nous est réservé, tant nous n'osons croire que ces pressions aient porté leur fruit. L'Agence, comme d'autres rédactions, a accepté notre proposition d'abonnement gratuit à Mediapart - ce n'est donc pas notre modèle économique payant qui est en cause. Sa rédaction sait que, tout jeune journal pas vraiment accommodant ni complaisant, nous ne percerons le mur d'indifférence construit autour de nous qu'avec l'aide de la profession, ce que les confrères de l'audiovisuel ont souvent compris. Et, dans l'état du système d'information en France, l'AFP sait, par sa position dominante, voire exclusive, combien sa prescription pèse et combien, à l'inverse, sa non-prescription peut plonger dans l'oubli une information d'importance.
Encore une fois, nous ne demandons aucun passe-droit. Juste le respect des règles qui valent pour les titres déjà installés. Un média doit toujours sourcer ses informations et, s'il vient après un autre média sur une information jusqu'alors ignorée, il doit le mentionner comme référence, par simple respect confraternel, même s'il a recoupé l'information de son côté. C'est là un principe banal enseigné dans toutes les écoles de journalisme: une façon simple de respecter le droit d'auteur.
Notre faible notoriété ne saurait excuser le pillage du travail de notre rédaction. Tout comme Le Canard Enchaîné qui, de longue date, tient chronique ironique de ces emprunts peu confraternels, nous pourrions tenir désormais la liste de ces mauvaises manières. Mais nous n'avons pas le cœur à cela. Chers confrères, la presse va-t-elle si bien, l'information est-elle en si bonne santé, la profession a-t-elle assez le moral, pour que nous soyons devenus si sauvages les uns envers les autres, si indifférents, si peu solidaires, si peu attentifs et respectueux ?
Quant à vous, lecteurs de Mediapart, qui savez l'idéal de liberté et de vérité qui anime notre équipe, n'hésitez pas à prendre le relais. A faire circuler toutes ces informations que d'autres font semblant d'ignorer ou s'empressent de relativiser.