La journée d’Emie Derda commence à 8 heures pour l’aide au lever, puis l’aide à la toilette et la préparation du petit-déjeuner. La jeune femme sillonne son secteur à trottinette. Sa journée se poursuit chez un deuxième bénéficiaire, avec qui elle établit la liste des courses, fait les courses, ou l’accompagne pour un rendez-vous médical, et prépare à manger. Le début d’après-midi est généralement le temps du ménage chez une troisième personne, puis « vers 16h, c’est les premières changes ». Viennent ensuite le repas du soir, puis l’aide au coucher. Emie Derda est auxiliaire de vie à Lyon, salariée d’une structure associative, représentante du personnel CFDT. Avec les aidants familiaux, les auxiliaires de vie sont un rouage vital du « virage domiciliaire », politique publique qui donne aujourd’hui la priorité au maintien à domicile plutôt qu’au placement en institution.
Ce « virage » a permis des avancées, en particulier la reconnaissance du travail des aidants familiaux. Mais du côté des auxiliaires de vie, il semble que la reconnaissance soit encore … auxiliaire. En effet, la profession ne fait l’objet d’aucun statut spécifique, noyée juridiquement parmi les « aides à la personne », une catégorie fourre-tout dans laquelle on retrouve aussi le soutien scolaire, les travaux de petit bricolage ou encore l’interprétariat en langue des signes. Certes, les auxiliaires de vie sont des super couteaux-suisses : femmes de ménage, cuisinières, psy, bricoleuses, aides au courrier, porteuses de courses …
« Savoir s’y prendre »
« Je suis parfois la seule personne que le bénéficiaire voit de la journée, et de façon régulière, parfois quotidienne. Je suis parfois leur confidente. Il y a un rapport de confiance qui s’instaure. Je pratique des gestes intimes, comme l’aide à la toilette. Parfois, je suis aussi leur tête. Il faut leur faire penser à des démarches, donc il faut que je pense à leur faire penser … » Emie décrit aussi son rôle de relais auprès des proches aidants et des soignants. Ainsi que la bonne distance nécessaire à prendre avec les bénéficiaires : « dans l’empathie, pas dans la sympathie ». Le travail implique d’accompagner la dépendance des personnes, qui évolue parfois dans le bon sens.
Il implique aussi de côtoyer de près la maladie mentale, et de « savoir s’y prendre ». Emie a un diplôme d’aide-soignante, mais ce n’est pas le cas de toutes ses collègues. Combien sont-elles (1) ? On n’en sait rien. Le ministère de l’économie chiffre le nombre d’heures de « services aux personnes dépendantes » à 360 millions en 2020. Soit environ 200 000 équivalent-temps-plein. Or, les temps pleins sont très rares dans le secteur, et les temps partiels, subis et annualisés la plupart du temps, sont signés par les structures employeuses pour leur garantir le maximum de flexibilité. À l’instar des caissières et des personnels de la restauration, l’amplitude horaire des journées est forte. Mais à temps partiel, il faut souvent tuer le temps – non payé – quelques minutes ou quelques heures entre deux missions, avant de reprendre du service. Chez elles, ou dans leur voiture. Parfois en profession principale, parfois en métier d’appoint. Parfois salariées de structures, parfois salariées de particuliers-employeurs. Parfois micro-entrepreneuses, parfois travaillant au noir. Sont-elles 300 000 ? 400 000 ? 600 000 ? On n’en sait rien.
« En faire un sujet politique »
Louisa Hareb, 57 ans, est, elle aussi, auxiliaire de vie, à Saint-Étienne : « En septembre, deux bénéficiaires sont décédés la même semaine, dont un que je suivais depuis 3 ans plusieurs fois par semaine, et avant lui, sa femme … Oui, psychologiquement c’est dur. On reste des êtres humains. » Emie et Louisa décrivent un métier physique. Elles travaillent souvent courbées, portent des charges lourdes, s’adaptent aux personnes, aux lieux pas toujours aménagés … « Les genoux, le dos, les coiffes au niveau des épaules (2)… » et les accidents du travail, souvent liés aux chutes, dont le taux est trois fois plus élevé que la moyenne. « Plus que dans le bâtiment », insiste Louisa.
Pour autant, comme Emie, Louisa décrit « le plus beau métier du monde » où le sentiment de l’utilité est palpable, et les marques de reconnaissance de la part des bénéficiaires et de leurs proches constantes. « Mais ça ne suffit plus », tempère Louisa, elle aussi représentante du personnel, à la CNT-SO cette fois. « C’est difficile de faire grève, car cela coûte cher, et puis on pense aux bénéficiaires. Mais quand je leur dis : “demain, je ne viendrai pas vous voir, pour aller manifester”, la plupart me disent “Allez-y, on est avec vous !” » À la différence de l’usine ou de l’entrepôt, même les salariées d’une même structure n’ont pas souvent l’occasion de passer du temps ensemble. « Certaines ne savent même pas qu’elles ont des droits, assure Louisa. Je ne parle même pas de celles embauchées par les particuliers-employeurs ! ». Ainsi, il est courant que même entre deux missions successives, le temps de transport pour se rendre chez les bénéficiaires soit moins payé que le temps réel, contrairement à ce que prévoit la convention collective. Louisa a dû faire un travail téléphonique de fourmi pour convaincre ses collègues d’aller voter aux élections syndicales. Elle a ainsi obtenu un poste de représentante, qui lui a permis de porter cette revendication. C’était en 2023. Le travail a payé : depuis septembre, sa structure employeuse paie normalement le temps de transport. Mais Louisa se rend compte de l’étendue du chantier. Pour elle, une seule solution pour que la profession obtienne la reconnaissance qu’elle mérite : que les élus – et les électeurs – s’en mêlent. « Il faut en faire un sujet politique, sinon, rien ne bougera. »
Fabien Ginisty
1- Il s’agit de femmes dans plus de 90 % des cas.
2- Muscles et tendons.
numéro 211 du journal L'âge de faire
 
     
                 
             
            