Mères domestiques
Ah, même les chaussettes.
Les bonnes mères sont incroyablement patientes dit-on. Pas au sens d'une qualité morale ; cela tient plutôt d'un état intérieur de sidération généralisée.
Lundi 8h20, dans les temps malgré l'absence de sommeil et la sensation d'avoir été arrachée du lit, couche changée, figure fesses lavées, crémées, j'avais enfilé en faisant risette un beau body blanc tout propre, un jogging tout juste sorti du tas de linge frais, et une paire de chaussettes blanches. Mais : il a retourné sur lui-même le verre de jus de pomme à peine versé. « Oh noooon ! » : ce n'est pas moi qui le dis, c'est lui. Moi ? je ne réagis pas je pense juste – pas eu le temps de mettre le bavoir je n'ai plus de bon pantalon ils sont tous sales la machine d'hier n'a pas été étendue. Se résigner : il faut trouver un autre body, un autre pantalon.
Ah. Même les chaussettes. Trempées elles aussi. Même les chaussettes – quelques secondes de sidération supplémentaires. Dans la chaise on ne voyait pas les chaussettes, on aurait pu espérer...
Des bisous, des câlins, et on recommence, mon amour. On recommence, on recule, on perd du temps, pendant qu'on fait une tâche, mille autres se défont, tout s'accumule. Des gros tas de choses à faire qui n'entrent pas dans le décompte normal d'un quotidien ; ramasser le plat qu'on vient de cuisiner par terre. Passer la serpillère pour la 3e fois de la matinée. Ramasser des œufs cassés sur le carrelage – cette substance est bizarre, elle n'est ni liquide, ni solide. Ça ne tient pas à l'éponge, ça glisse de partout. Avant même que j'aie terminé, une deuxième boîte s'écrase au sol. Quand j'ai les mains prises, ça veut dire que les siennes sont libres.
C'est vrai, je suis devenue patiente, à toute épreuve. Je me regarde reculer en souriant. N'avoir plus le temps de sortir. Remonter l'escalier, indéfiniment. Une amie m'a conseillé Kerouac, des bribes par ci par là, sur la route. Ces héros, à se demander si on fait partie de la même espèce : leurs gosses (en vague arrière plan qu'on devine avec les femmes) sont des silhouettes en négatif sur un décor qui ne les empêche pas de bouger, eux, les étoiles filantes. Si je remonte assez loin en arrière, je me souviens avoir été moi aussi une étoile filante. Mais à force de reculer, je suis devenue patiente, comme si tout ça n'avait pas d'importance.
Comme si j'avais dormi ces dernières années, comme si je ne ressentais plus que la douceur de sa peau, l'envie d'embrasser ses boucles. Je l'embrasse, je le fais rire, je lui apprends à passer l'éponge. Comme si j'avais un temps infini. Comme si l'envie de bouger avait totalement disparu de moi-même, l'envie de sortir, de liberté. Comme si – parfois je me demande, si un jour ça arrive, serai-je capable de me réhabituer à la belle et grande solitude, à la vacuité de l'existence ? Sortir au grand soleil après ces années minuscules ?
Maintenant passée de l'autre côté, j'ai muté, du côté des mères à la douceur imperturbable, au sacrifice facile, silencieuses, éteintes, insupportables et flippantes. Je regarde à l'intérieur, parfois des bulles de colère remontent, de moins en moins souvent, des envies de meurtre. Mais le gros du magma est anesthésié. Faire des crêpes pour le goûter en souriant. Installer la table en souriant. Apprendre aux enfants à participer en souriant. Ranger les ustensiles en souriant. Nettoyer la cuisine en souriant. Du côté des mamans qui sourient, domestiquées. Nous sommes flippantes.
Sentir au fil des années la colère s'évaporer, la résistance fondre. Ironie – me voilà presque toute la journée dans la cuisine aux carreaux oranges à la place de ma grand-mère. Comprenant bien tard pourquoi elle était toujours là, et pas dehors, au même titre que le frigo, la gazinière, l'évier. C'était son fief, la cuisine. Elle y avait ses tiroirs, ses couteaux, ses sparadraps. Jamais je n'aurais imaginé basculer un jour de ce côté – pas le côté obscur, au contraire, le transparent. Des femmes qui se mettent à peindre des bouquets de fleurs – encore quelques années et peut-être que c'est ce qui va m'arriver à moi aussi. Quand les enfants seront grands, partis, je resterai à l'intérieur et quand j'aurai terminé avec la cuisine je peindrai quelque bouquet de fleurs.
Damned Maya