Adèle Haenel et Jan Patočka
Une femme « en qui le monde change »
Mardi 4 février 2025 sur Mediapart. Adèle Haenel parle et à nouveau il se passe quelque chose. De bouleversant. Suite à sa première prise de parole en 2019, on avait parlé de « séisme », d' « icône ». Adèle Haenel parle, Adèle Haenel se lève et se casse : alors sa parole est attendue. Là, par elle, le monde change, et nous sommes nombreuses à nous trouver au rendez-vous, suspendues à ses lèvres. Car Adèle Haenel, chacune nous le sentons dans nos tripes, est une femme en qui le monde change, pour le dire avec les mots du philosophe et dissident tchèque Jan Patočka.
« Nietzsche disait que les grands changements arrivent sur des pattes de colombe. Ils se déroulent, essentiellement, dans le retrait. S'ils avaient un caractère spéculatif, les Hérode les étoufferaient dans l’œuf. Ce qui sauve le monde et l'histoire de la mainmise des manipulateurs, c'est le seul fait que ceux-ci ne voient pas ce qui se passe en réalité : que ce ne sont pas les choses qui changent, mais le monde. Or, où le monde et l'histoire changent-ils ? Dans l' « intériorité », ou plutôt dans la vie de l'individu. Un métaphysicien dirait que le sens de l'individu réside dans ce retrait. Gardons-nous de pareilles boutades. Mais gardons-nous aussi du « culte de la personnalité ». La personnalité est une idole : comme si l'homme en qui le monde change (et non pas « qui change le monde » !) pouvait être une chose, une force – entité, talent ou « génie » - qui contiendrait tout ce qu'il faut au changement, de même que la graine renferme la fleur et le fruit ». (Jan Patočka, Liberté et sacrifice, « Les héros de notre temps » (1976), trad. E. Abrams, éd. J. Millon, 1990, p.326)
Une héroïne de notre temps, dirait Patočka : non au sens où il faudrait lui vouer un culte et en faire une personnalité exceptionnelle, mais au sens qu'il donne à ce terme : de quelqu'une qui rend la liberté palpable, sensible, qui incarne la dignité humaine, capable de se tenir debout, de dire non, capable de se soustraire aux tentatives infinies de manipulation. Au sens d'un héroïsme contagieux, d'un courage communicatif qui en appelle à notre propre liberté. Adèle Haenel crève les écrans – de cinéma, de téléphones – car elle leur échappe.
Elle nous bouleverse, remue nos entrailles, parce que la vie est communicative et qu'en l'écoutant nous échappons nous aussi à la logique de la soumission ordinaire pendant de longues minutes suspendues qui semblent durer une éternité.
La voix d'une expérience commune et solidaire
Il y a quelques semaines, la philosophe Mickaëlle Provost (L'expérience de l'oppression, PUF, 2023) tentait de saisir lors d'un séminaire la teneur possible d'expériences collectives ou communes, charnellement communes – et rappelait à nos mémoires le texte célèbre où Fanon note le rôle décisif de la radio dans la naissance vivante de la nation algérienne (Fanon, L'an V de la révolution algérienne (1959), éd. Maspero) : agenouillés au même moment, accrochés à l'écoute, la nation est concrètement une nation d'auditeurs qui fusionnent par l'oreille dans cette expérience commune dissidente.
Mardi, j'ai repensé à cette idée. Habituée que je suis des décalages, de la dispersion de l'attention caractéristique de notre époque, j'ai voulu comme je le fais souvent partager sur mes réseaux l'interview d'Adèle Haenel par Mediapart. Mais pour la première fois : j'ai été court-circuitée par notre fusion dans cette actualité - je n'étais pas seule, nous étions « toutes » en train de « partager » en même temps, les renvois se court-circuitaient – jusqu'à ce qu'on se rende à l'évidence : aucune d'entre nous n'avait manqué au rendez-vous. Personne ne s'était donné le mot, et pourtant nous étions là, nous avions sans le savoir écouté ensemble, vibré ensemble, pleuré, été bouleversées au même moment, accrochées à la même voix, au même regard, à la même révolte, saisies par la même évidence.
Pourquoi ? Pour quelles raisons est-il impossible de manquer les rendez-vous d'Adèle Haenel avec l'histoire – notre histoire ? Si ce n'est parce qu'en elle, par elle, il nous arrive quelque chose ? Si ce n'est parce qu'en se tenant libre elle-même, elle nous libère ?
Adèle Haenel et « la solidarité des ébranlées »
« La solidarité des ébranlés » est (au masculin) une formule célèbre de Patočka, qu'il a notamment forgée pour décrire le revirement et la transfiguration des soldats qui, par delà la ligne de front des tranchées de la première guerre mondiale, au milieu de paysages méconnaissables, ont été capables d'adresser des « prières pour l'ennemi ». Au cœur des décombres, du néant, de la mort, des hommes ont pu ressentir la futilité des mots d'ordre du jour, drapeaux, nations, partis, identités superficielles et combats masquant les intérêts de classes possédantes à l'abri – ils ont plongé dans l'évidence de leur humanité commune – tissé une solidarité par-delà la ligne de front.
Adèle Haenel le dit, le répète, elle a survécu – et le paradoxe est qu'elle se tient en ce lieu où plus rien, aucun manipulateur, ne semble pouvoir l'atteindre, elle ne semble craindre ni pour sa réputation, ni pour ses intérêts de carrière, ce qui à nos yeux en fait une héroïne – et en même temps, ce lieu « miraculeux » et exceptionnel est celui d'une solidarité universelle qu'on peut ressentir chacune et chacun dans notre chair – ce n'est pas une exceptionnalité qui nous exclut, mais qui nous appelle au contraire.
Un moment emblématique de l'entretien est celui où elle répond précisément de son caractère « exceptionnel » : les sourcils froncés, elle se défend contre la tentation d'un culte de la personnalité en renvoyant à juste titre ses prises de paroles à son inscription dans une histoire plus globale des résistances, mais aussi en identifiant sa parole comme commune au principe : selon elle, si sa prise de parole publique a eu autant d'effet, c'est précisément parce qu'elle aurait pu être celle de tout le monde ou de beaucoup, et non pas par qu'elle serait celle d'une actrice célèbre et d'une personnalité exceptionnelle. « Avec le recul, qu'est-ce qui s'est produit de fructueux, qu'est-ce qui s'est produit d'important, au-delà de votre parole et de votre personne ? », lui demande Mathieu Magnaudeix. Haenel répond, avec la modestie sincère qui la caractérise :
« C'est justement l'endroit où.. c'est à la fois ma parole et pas ma parole ; y a un endroit où bien sûr il y a des singularités de mon existence, j'ai ma personnalité, j'ai ma manière de faire et tout, mais c'est des mots que tout le monde ou beaucoup de gens auraient pu dire, auraient pu prononcer, et je pense que c'est ça qui a fait cet effet social – et ce que je peux dire aussi c'est : je pense que c'est important de le remettre dans une histoire, moi j'ai parlé parce que beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup de choses ont été faites par des personnes avant, plus ou moins visibles, qui ont permis que je prenne la parole à ce moment-là, donc c'est pas un point de départ, c'est juste un événement du phénomène de la résistance ».
Réponse admirable, sincère, et juste : et pourtant. Elle passe sous silence ce fait étrange : dans la vie ordinaire, de telles prises de paroles ou actions radicalement communes sont rares et, oui, exceptionnelles. Étrangement, c'est précisément par sa puissance fusionnelle que la parole d’Adèle Haenel est exceptionnelle – comme l'étaient ces phénomènes hors norme des prières pour l'ennemi en plein cœur des tranchées de la première guerre mondiale. Car oui, la solidarité est exceptionnelle – et elle le sait, elle qui garde toujours les sourcils froncés, comme pour se prémunir de toute tentation de culte à sa personne. Et bizarrement, comme elle le relève elle-même, défendre simplement les droits humains élémentaires, le droit pour toutes et tous à une vie digne, est dans notre "monde inversé" quelque chose de radical.
Prophète
Je trouve que « prophète » n'a pas besoin d'être féminisé, c'est déjà approprié au féminin. Patočka avait fait une liste des héros de son temps – tous des hommes1. Nous pouvons faire la nôtre : Adèle Haenel en fait assurément partie.
Nous sommes habituées-s au brouhaha permanent, aux logorrhées interminables. Adèle Haenel, lorsqu'elle parle, c'est autre chose. Elle parle vraiment, et ça tranche. Nous ne sommes plus habituée-s. Elle dit non. Avec une vitesse saisissante, admirable. Non.
Elle se met en colère, d'une colère qui n'est pas feinte. Parle avec passion, foi, elle sait d'où elle parle, à qui, pourquoi. Ou plutôt : elle sait ce qu'elle refuse, sait pour qui elle refuse de parler, à qui elle refuse de se soumettre. Chaque question, elle sait immédiatement comment la recadrer, la reformuler, la tirer vers la liberté qu'elle est, elle, vraiment. Ce qui nourrit notre admiration profonde, la mienne, la nôtre. Adèle Haenel se tient quelque part : elle incarne un ici et maintenant, le lieu d'où elle est capable de répondre.
On pourrait dire que Mathieu Magnaudeix est un allié idéologique – et pourtant Adèle Haenel répond presque toujours non, reformule. Non par désaccord, mais parce qu'elle est déjà ailleurs, le pied dans la liberté à venir. Prophète.
Elle se tient par delà ce point où, selon Patočka, l'existence est capable de revirement – ce qu'il appelle également « sacrifice » (à condition de bien le comprendre), autrement dit de liberté. Patočka est un immense philosophe qui a été interdit d'enseigner quasiment toute sa vie – d'abord par les autorités nazies sous occupation, puis par les autorités soviétiques. Ce n'était pas un homme d'action au sens habituel du terme, et pourtant il a été mis à mort – suite à la violence d'un interrogatoire policier, en 1977. Il avait tout particulièrement réfléchi et commenté la figure de Socrate, lui aussi mis à mort – simplement pour avoir été lui-même, envers et contre tout, avoir refusé de se renier, de se dédire, de faire semblant.
Être et rester soi-même au péril de sa vie ; ne pas trahir la solidarité qui nous unit à tous les autres, au péril de notre vie. Cela devrait être la norme, cela devrait être ce qu'il advient le plus souvent – et pourtant, c'est quelque chose qui semble héroïque, exceptionnel, radical.
Jan Patočka a été mis à mort parce qu'il a refusé de céder à la peur de l'ordre. Et derrière la colère vibrante d'Adèle Haenel, on entend le même genre de musique – voilà une femme qui n'a pas peur des puissants ; une femme qui se tient dans la liberté, dans la dignité. Qui a survécu et appris à dire non, sans détours.
Patočka distingue deux types de sacrifices : les sacrifices inauthentiques, qui consistent à se sacrifier « pour quelque chose » - un drapeau, une cause, une nation : bref, à devenir des moyens en vue d'une fin, à se laisser manipuler, à faire de nos vies des objets, des choses, des moyens d'autre chose (il prend pour exemple les kamikazes et les commandos werwolfs hitlériens). Et les sacrifices authentiques : qui ne peuvent avoir comme seul sens que la défense de la liberté de toutes et tous, des autres, de soi – autrement dit des sacrifices de soutien. Et qui consistent non pas à rechercher activement la mort en mode kamikaze, mais à tenir – malgré les assauts, les pressions, les tentatives de silenciation. Comme lorsqu'en fuite, d'un coup, on se retourne et fait face.
Se révolter, faire volte face, se tenir debout.
L’exemple paradigmatique que choisit Patočka est celui de l’attitude du physicien et militant Andreï Sakharov, capable de son vivant même de fonder un nouveau sol absolu: « Sakharov ne reculera pas, quoi que lui dise le procureur. Au contraire, plus on le menace, plus il est ferme sur ses étriers, c’est pour lui un encouragement. Il y a là une dialectique singulière. Ceux qui le menacent sont [...] amenés involontairement à intensifier cet effet. A intensifier l’impression stupéfiante qu’il y a là quelque chose qui domine tout ce qu’on tient pour une force, une puissance, etc. Or, qu’est-ce qui domine? Ce n’est aucune chose!» (Patočka, Liberté et sacrifice, «Les périls de l’orientation de la science vers la technique selon Husserl et l'essentiel de la technique en tant que péril selon Heidegger » (1973), trad. E. Abrams, éd. Millon, 1990, p.321)
« La liberté que nous sommes »
La liberté que nous sommes, contre la liberté que nous avons : Patočka défend cette idée que la liberté n'est pas quelque chose qu'on possède, mais un lieu en lequel on se tient, un appel auquel on répond. Adèle Haenel sait visiblement où elle en est – entourée de ses proches, elle est centrée et, en confiance sur le plateau de Mediapart, n'hésite pas à corriger, si bien qu'aucune question ne semble pouvoir l'enfermer ni peser sur ses réponses: « emportée n'est pas juste » ; « c'est comme de saigner quand on nous met un coup de couteau : c'est pas un choix en fait », « quand je réagis c'est pas un choix, c'est spontané, c'est insupportable cette violence » ; « c'est lui qui dit un truc d'une violence inouïe ». Comme s'il était devenu quasi impossible de la piéger dans des formules préparées d'avance, dans le récit imposé par le monde.
Elle sait où elle est et elle le dit et c'est vrai : si elle tient c'est grâce à ses proches et aux militantes et militants. A la suite de Merleau-Ponty et de Claire Dodeman (Claire Dodeman, La philosophie militante de Merleau-Ponty, Ousia, 2023), rappelons que « militant » au sens originaire veut dire « dans le monde » (alternatif à l'engagement au sens sartrien ; au nom d'un universel horizontal et non plus vertical). Mais où est-elle pour se tenir si solidement ? Pour répondre si solidement ? A quoi se tient-elle ?
Elle se tient en ce lieu qui dépasse nos séparations individuelles, et nous lie non seulement aux autres vivants mais aux morts également : là où nos vies offrent un sol et refuge pour celles des autres, et s'érigent sur le sol offert en héritage par d'autres.
Voici, reproduit dans sa quasi intégralité le très beau passage que Patočka consacre à Soljenitsyne, et qui décrit, en résistance au règne de la force, l’espace où l’humanité est véritablement une, morts et vivants versant les uns dans les autres :
« Rien n’atteste le règne de la masse, de la matière et de la force, autant que le fait que ce qui rend l’homme humain — le vrai et le faux, l’être-à-découvert et le retrait — soit devenu l’objet d’une manipulation capable de nier le nez au milieu de la figure du monde entier. On peut dissimuler des millions de victimes humaines, réécrire l’histoire, faire avaler les fables les plus invraisemblables et les plus cousues de fil blanc; on peut camoufler des hostilités à l’échelle planétaire, hypnotiser le monde entier et lui faire donner créance à des chimères. [Mais...] il peut aussi arriver que quelqu’un ait intérêt à la vérité. L’intérêt qu’on a à la vérité est pur lorsqu’il est l’intérêt des opprimés, des offensés, des humiliés, des morts, lorsqu’il a reçu le baptême d’un sang qui engage. Lorsqu’il n’est pas esprit de vengeance, mais volonté de vérité. Cela présuppose des attitudes presque «mystiques». Des sentiments que nous connaissons tous, mais obscurément et comme sur un mode irréel: celui qui nous dit par exemple que les morts, les humiliés, les offensés, les vaincus ont raison, que les puissants, les dirigeants, les maîtres non seulement seront un jour, mais sont d’ores et déjà condamnés. Et que les morts non seulement ne devraient pas nous être indifférents, mais ne le sont pas. Que nous sommes là pour reprendre ce qu’ils sont. Que, de cette manière, ils sont nous. Une telle reprise [...] n’est effectivement possible que si nous sommes ces autres, si, en un sens, nous sommes morts comme eux — vivant en tant que morts, vivant leur mort, ayant déjà franchi cette limite terrible dont chacun d’ordinaire s’épouvante. Ce n’est qu’à cette condition que quelque chose change, dans le fond le plus profond. Il se produit un séisme qui ne s’apaise plus. Il se passe quelque chose qui ne peut plus être défait: les morts sont en vie, nous les voyons devant nous, nous ne pouvons plus nous détourner et fermer les yeux. Même celui qui détourne le regard ne peut rendre à l’invisible ce que l’œil a une fois aperçu. Il peut arriver ainsi que quelque chose se mette en branle au fond de la masse la plus colossale, régie jusque là, en apparence, par les lois de sa propre croissance et de la somme de ses forces. Où ce changement s’est-il déclenché ? » (Patočka, Liberté et sacrifice, "Les héros de notre temps" (1976), trad. E. Abrams, éd. Millon, 1990, p.329)
1 Patočka choisit de faire figurer, parmi les héros tous au masculin de son temps, Sartre, Oppenheimer, Sakharov, Soljenitsyne, et, alors même que sa propre position de résistance au fascisme a toujours été extrêmement claire: Heidegger - malgré ses choix politiques l'ayant amené à collaboré avec les autorités nazies, qui fût un de ses maîtres philosophiques, avec Husserl.