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Billet de blog 23 mai 2024

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Ashamed

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Ashamed

A-shamed – é-honté, bousculé, agressé de honte. L'anglais le fait mieux sentir : la honte ne vient pas de nous-mêmes, elle nous agresse du dehors. Honte d'être « pauvre ». « Mère isolée ». « Mère célibataire ». La honte nous fixe dans une identité terrifiante, loin de nous-mêmes.

Elle est le regard que la société pose sur nous.

Jamais je n'ai eu honte de mon père. Le fou. Ni de moi fille de mon père.

Et ce n'est pas faute de débordements spectaculaires. Il chante dans le métro. Sort en pyjama débraillé, chapeau pompon sur la tête, gilet de sauvetage. S'allonge sur les trottoirs en beuglant. Fixe les inconnus. Franchit les portes, les clôtures. Se sert dans les magasins. Un fou visible. Qui fait tout pour attirer l'attention.

Jamais je n'ai ressenti la honte au secteur 21, les unités psychiatriques fermées pour les HDT – hospitalisations à la demande d'un tiers. La terreur, le dégoût, la lassitude, la tristesse, la rage. Mais pas la honte.

Ma mère non plus ne semble pas avoir honte ­ il est malade, ce n'est pas sa faute. Même : le diagnostic médical l'a libérée.

Moi par contre, je n'ai aucune excuse, et elle m'avait prévenue ma mère : si tu gardes ce 2e bébé seule, ça aggrave ton cas, récidive ! Tes enfants vont grandir, ils auront honte de toi. Son avertissement n'était pas méchant, mais inquiet du danger qui me guette. Une fois, passe encore. Mais deux fois !

Avant de la voir, de la transpercer, la honte, je l'ai sentie, subie, portée. Elle m'a écrasée d'abord, je me suis battue avec elle, longtemps. Qu'ai-je fait ? De quoi suis-je coupable ? De quelle faute morale ? Formidable outil de paralysie sociale et de rétrécissement. Nous voilà absentes de nous-mêmes, nos voix inaudibles, nos voix de plus en plus faibles. Coupables d'être « isolées » comme les « sdf » sont coupables de leur pauvreté. « Tiens ! Un nègre ! » Et voilà Fanon disparu de lui-même, dissous dans la honte comme dans une solution chimique. On se cache. Honte d'avoir été violée – elle a bien du faire quelque chose, le provoquer.

Dans les yeux soupçonneux des autres, on redécouvre chaque fois notre faute mystérieuse, notre stigmate – qu'a-t-elle bien pu faire, celle-là, pour pousser un homme à l'impensable, laisser « son fils sa bataille le fruit de ses entrailles » !

Quand je vois une affichette « réunion mensuelle mères isolées », « cercle de parole mamans solos », mon sang se fige, reflue. L'affichette me vise, me désigne, elle parle de moi contre mon gré. Est-ce que je suis ça ? Une maman solo ? Solo par rapport à quoi ? Pourquoi pas « cercle de parole des mamans indépendantes, autonomes » ?

Jusqu'à ce que je tire le fil. Celui de nos résistances. De nos insoumissions. Car l'évidence est là – la certitude que toutes, nous avons, à un moment, refusé quelque chose. Refusé d'avorter. Refusé de nous taire. Refusé la violence quotidienne. Refusé de céder sur nos désirs érotiques. Refusé de fuir nos passions amoureuses. Refusé d'être la bonne à tout faire. Notre point commun : nous avons dit non – à un homme, à des hommes, à notre entourage, à la société. Non à des détails ou à une vie entière. Voilà ce que la société nous fait payer si cher et qu'elle essaie d'étouffer dans la honte. Le prix de nos résistances.

Un marqueur dans mon sac, et sur les affiches j'écrirai : « Comité mensuel des mères rebelles ».

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.