Il y a un peu plus d’un an, en décembre 2023, j’échangeais sans le savoir pour la dernière fois avec le président d’un collectif sur les services publics où j’étais investi depuis près de deux ans. Un mois plus tard, j’étais suspendue, puis exclue. Mon engagement contre le validisme et mes demandes d’accessibilité avaient cristallisé des tensions qui ont conduit à cette éviction.
Ce que j’ai vécu n’est pas un cas isolé. Il illustre comment le validisme s’infiltre dans les pratiques associatives, même au sein de structures qui se veulent inclusives. À partir de ce constat, j’analyserai les mécanismes d’exclusion à l’œuvre et proposerai des pistes pour une meilleure prise en compte du handicap dans le milieu associatif.
D’où je parle ?
Quand on milite pour l’inclusion, contre le validisme en étant soi-même handicapé·e, il faut souvent justifier son existence. Alors, posons les bases : je suis reconnue handicapée à plus de 80 % par la MDPH. Je vis avec plusieurs maladies chroniques, dont une pathologie rare de la surface oculaire, le Syndrome d’Ehlers-Danlos (SED), l’Encéphalomyélite Myalgique, ancien Syndrome de Fatigue Chronique (EM/SFC) ainsi qu’une immunodépression. L’EM/SFC est un syndrome post-infectieux proche du COVID long, ce dernier entraînant d’ailleurs l’EM/SFC dans 4,5 % des cas.
Concrètement, cela signifie vivre avec des risques de faire ce qu'on appelle des Malaises Post Efforts, des douleurs constantes, des capacités oculaires fluctuantes, une fragilité articulaire entraînant des blessures fréquentes, et l’incapacité de rester debout sans bouger très longtemps. Me déplacer peut être un défi, et assister à une réunion sans aménagement m’impose souvent plusieurs jours de récupération.
Malgré l’arrivée de la maladie, j’ai continué à m’engager, du mieux que je pouvais. Je milite depuis près de 20 ans pour la justice sociale et contre le changement climatique, et depuis que je suis malade également pour la reconnaissance des maladies chroniques et du handicap, ainsi que pour un accès aux soins réellement universel. Ayant travaillé dans la fonction publique avant que ma santé ne me force à arrêter, défendre des services publics accessibles à toutes et tous allait de soi.
En rejoignant ce collectif début 2022, j’y ai investi toute mon énergie, convaincue que nous portions un combat commun : défendre un modèle de société plus juste, fondé sur des services publics solides, en se basant sur les besoins des populations et donc où personne ne serait laissé de côté.
Un problème systémique dans le monde militant, un enjeu collectif et politique
Mon exclusion n’est pas seulement une histoire personnelle. Elle illustre un problème structurel : l’exclusion des personnes malades et handicapées ne relève pas d’une fatalité individuelle, mais d’un système qui considère encore l’accessibilité comme un supplément optionnel plutôt que comme un droit fondamental.
Comment un mouvement qui prône l’émancipation et la justice sociale peut-il accepter d’exclure une partie de ses membres ? Cette question devrait hanter toute personne se disant de gauche face à la réalité des discriminations envers les personnes handicapées dans les espaces militants. Pourtant, trop souvent, l’accessibilité est reléguée au second plan, perçue comme une contrainte ou un détail, au lieu d’être reconnue comme une condition indispensable de l’engagement collectif.
Le validisme lui-même est à peine considéré dans les luttes contre les oppressions, alors même qu’il façonne profondément notre société. Rappelons qu’il est, depuis 2015, le premier motif de saisine du Défenseur des droits en matière de discrimination. Si nous voulons un monde plus juste, il doit être accessible à toutes et tous. Et si nous voulons un monde plus résilient face aux crises à venir, il doit reposer sur la solidarité plutôt que sur l’abandon des plus vulnérables.
Un parcours marqué par le validisme
Dès mes premières demandes d’aménagements pour assister aux réunions et événements, j’ai compris que l’accessibilité n’était pas une priorité.
En mai 2022, alors que la pandémie faisait toujours rage et que l’obligation du port du masque venait d’être levée dans les lieux publics (et était toujours en vigueur dans les transports), j’ai demandé que les participant·es portent un masque, comme prévu dans l’organisation initiale de l’événement. Étant donné l’immunodépression, le risque était trop élevé pour moi sans port de masque ou sans ventilation, deux solutions simples qui n’ont pourtant jamais été sérieusement envisagées. Ma demande a été refusée sans discussion, et j’ai dû quitter un événement auquel j’avais pourtant consacré trois mois de préparation. Lorsque j’ai signalé le problème, je n’ai obtenu aucune réponse.
Cette situation s’est répétée tout au long de l’année 2022, me tenant à l’écart de nombreux événements de l’association.
En février 2023, après plusieurs refus d’aménagements, j’ai enfin obtenu un entretien avec le président du collectif. Mais au lieu d’un dialogue constructif, j’ai eu droit à des propos méprisants :
- “ Tu fais chier avec ta maladie.”
- “ L’accessibilité va à l’encontre des objectifs de massification de l’association.”
- “ Ce n’est pas notre rôle d’organiser des événements accessibles.”
Il a finalement accepté, à contrecœur, de rendre accessibles les réunions que j’organiserais moi-même. Autrement dit, si je voulais participer, c’était à moi de prendre en charge l’organisation des réunions pour pouvoir y avoir accès et bénéficier de l’accessibilité.
Cette logique s’est poursuivie jusqu’à mon exclusion. Mes besoins étaient systématiquement minimisés, jugés contraignants. À force de me voir reprocher d’être un poids pour le collectif, j’ai fini par arrêter de demander des aménagements et par renoncer aux événements en présentiel.
Exclue pour avoir dénoncé des discriminations
L’association en question fonctionnait avec un cercle restreint de proches du président, concentrant les décisions entre quelques personnes.
En novembre 2023, je me suis portée candidate au conseil d’administration en vue de l’assemblée générale à la fin de ce mois. Le choix du nouveau conseil d’administration était décidé par l’ancien CA.
J’ai appris par téléphone par une des membres du CA du moment que ma candidature était refusée. Quand j’ai demandé pourquoi, elle m’a répondu :
- " Tu parles trop de validisme."
- " Une fois, tu as dit qu’il ne fallait pas utiliser des mots comme ‘fou’ ou ‘malade’ pour insulter des gens, et j’avais trouvé ça pénible."
Interloquée, j’ai contacté le président. Sa réponse a été sans appel :
- " On n’a pas l’énergie de prendre en compte tes demandes d’accessibilité. "
- " La présence d’une personne malade affecte trop négativement les autres membres."
- " Si une personne racisée venait et demandait qu’on prenne en compte l’antiracisme, je lui dirais que ce n’est pas la bonne association pour ça. C’est pareil pour le validisme."
Cette dernière phrase me semble particulièrement frappante. L’association prétend vouloir améliorer l’accessibilité des services publics, mais, comme on me l’a dit à propos de ma maladie, elle semble “affectée négativement” par la simple présence de personnes malades. Ce refus de prendre en compte les oppressions systémiques, qu’elles soient liées aux questions de racisme ou de validisme, met en lumière l’incohérence de l’association avec son prétendu objectif d’inclusivité.
Mon exclusion n’était pas encore actée, mais cet épisode a clairement illustré la direction dans laquelle les choses se dirigeaient.
Un nouvel épisode est venu le confirmer : j’avais organisé une réunion préparatoire à l’AG, un samedi à 14h30, dans un café à 500m de la place de la République. Quinze minutes avant le début, le président et une autre membre ont déplacé la réunion dans un café situé au coin de la place elle-même. Or, il y avait une manifestation partant de la place à partir de 14h. La présence de gaz lacrymogènes ou fumigènes ne pouvait donc être exclue, ceux-ci étant régulièrement présents dans les manifestations sur la place de la République.
En raison de ma pathologie ophtalmologique, une exposition aux gaz lacrymogènes peut provoquer des ulcérations cornéennes sévères, extrêmement douloureuses et nécessitant une prise en charge médicale en urgence. Quand j’ai expliqué que le risque était trop élevé, la seule réponse du président a été de m’engueuler, minimisant le danger et me reprochant encore une fois de "faire chier".
Une exclusion orchestrée
En décembre 2023, après l’AG, j’ai eu un entretien avec le président, pensant enfin pouvoir discuter du validisme au sein de l’association. Mon état de santé étant dégradé, j’étais accompagnée d’un ami en tant qu’aidant.
Dès son arrivée, il a été clair que son objectif n’était pas de trouver une solution mais plutôt de “me faire la leçon”. L’entretien à commencé par un monologue agressif, m’accablant de reproches pendant une demi-heure sans me laisser répondre. Ses paroles étaient non seulement accusatrices, mais aussi déstabilisantes. Il ne se contentait pas de me rejeter en tant que personne car malade, mais minimisait mes besoins d’accessibilité de manière dégradante, niait tout validisme dans ce que j’avais pu vivre et répétait que je "faisais chier avec ma maladie". Face à la violence des propos, j’étais sidérée, incapable de réagir.
Voyant la situation escalader et mon état empirer, mon aidant est intervenu pour demander qu’on me laisse parler. Le président a alors cherché à le provoquer physiquement, s’adressant à lui de façon agressive et puérile, avec un ton moqueur et condescendant, des gestes provocateurs, cherchant manifestement à provoquer une réaction physique, allant jusqu’à lui tendre la joue en lui disant de le frapper. Ces provocations ont laissé mon ami et moi-même stupéfait·es.
Quand mon aidant a tenté d’apaiser la situation et de me permettre de m’exprimer, le président a brusquement mis fin à la rencontre et quitté le café, me laissant sans explication ni possibilité de discuter. J’ai proposé un nouvel échange plus serein, mais ma demande est restée sans réponse.
Un mois plus tard, en janvier 2024, j’ai été suspendue. Pourtant, j’avais continué à travailler activement pour l’association tout au long du mois, sans qu’aucune procédure ne me soit notifiée.
La suspension était fondée sur des accusations contre mon ami, qui n’a même pas eu l’opportunité de se défendre. Quant à moi, la seule audition qui m’a été proposée ne respectait pas mes contraintes de santé, et mes demandes d’aménagements ont, une fois de plus, été rejetées.
Quand j’ai demandé au conseil d’administration d’examiner les discriminations que j’avais subies, la réponse a été sans appel : "Nous n’avons aucun élément nous permettant d’y donner une suite.” Aucune demande d’explications, aucun échange préalable. C’était comme si ma situation n’avait aucune valeur à leurs yeux, un simple “circulez, il n’y a rien à voir”.
À tout cela s’ajoute un autre mécanisme, tout aussi classique qu'insidieux : le silence. La quasi-totalité des personnes de l’association, y compris celles que je pensais proches, ont été aux abonnés absents durant cette période. Certain·es ont refusé de “prendre parti”, d’autres se disaient désolé·es mais “n’avaient pas de temps à consacrer à cela”, ou encore déclinaient sous des formes diverses ce même refus de soutien. Ce retrait, présenté comme une neutralité, revient en réalité à l’isolation progressive de la personne handicapée, jusqu’à son départ. C’est un schéma tristement courant dans les contextes validistes : on laisse la personne s’épuiser, seule, puis on fait comme si elle avait choisi de partir.
Ce récit illustre les obstacles systémiques auxquels sont confrontées les personnes handicapées dans les milieux associatifs. Derrière les beaux discours sur l’inclusion, la réalité reste marquée par des pratiques discriminatoires qui doivent être dénoncées et combattues.
Du cas individuel au problème systémique : le validisme dans le milieu associatif
Cette exclusion brutale révèle un validisme structurel, solidement enraciné dans les milieux associatifs ou politiques, où les besoins des personnes handicapées sont perçus non comme des droits légitimes, mais comme des corvées. De nombreuses organisations progressistes, pourtant engagées dans les luttes sociales et se revendiquant inclusives, reproduisent malgré tout des dynamiques d’exclusion à l’égard des personnes handicapées.
Pour rappel, la France a encore d’importantes lacunes en matière de droits des personnes handicapées. Le rapport du Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU (CIDPH), publié en 2021, soulignait que la France persistait à institutionnaliser les personnes handicapées, à ignorer leur parole et à privilégier des structures non représentatives, comme l’APF, au détriment des associations de personnes concernées.
Une oppression encore marginalisée et un problème systémique
La question du handicap reste largement absente des milieux associatifs ou politiques, y compris parmi les plus progressistes. Le validisme est souvent relégué au second plan, perçu comme "pas grave" ou non prioritaire. Cette minimisation se traduit par un manque d’attention à l’accessibilité et une réticence à reconnaître les discriminations envers le handicap comme une oppression systémique à part entière.
Il ne s’agit pourtant pas d’un problème isolé, mais bien d’une problématique structurelle. Le validisme se manifeste dans des espaces inaccessibles, l’absence d’interprètes en langue des signes, des visuels non adaptés aux malvoyants, ou encore des formats de réunion inappropriés pour les personnes neuroatypiques ou malades chroniques. Lorsqu’on signale ces inaccessibilités, les réactions varient entre déni, excuses ou agacement : "On ne peut pas penser à tout", "C’est trop compliqué", "Ce n’est pas la priorité"…
Ces réponses trahissent un biais profondément enraciné : l’idée que la norme est d’être valide, et que toute adaptation relève de l’exception. C’est cette logique qui invisibilise et exclut des millions de personnes. Ne pas intégrer l’accessibilité dès la conception revient à décider qui peut militer, et qui reste à la porte.
Refuser de penser l’accessibilité, c’est nier une réalité pourtant évidente : sans elle, il n’y a pas d’égalité réelle. Les personnes handicapées et malades chroniques ne peuvent pas militer dans les mêmes conditions si les espaces et formats ne sont pas pensés pour favoriser l’accessibilité. Une lutte qui les exclut se prive de ressources, d’expériences et de savoirs précieux.
Accepter l’inaccessibilité dans les milieux militants, c’est maintenir une société où seuls les corps et esprits “conformes” ont voix au chapitre, soit exactement ce que la gauche combat dans d'autres domaines. Ne pas inclure l’accessibilité dans ces combats, c’est contredire ses propres idéaux.
Les mécanismes d’exclusion et d’invisibilisation
Le validisme associatif ne se limite pas à des discours : il se traduit par des obstacles concrets à la participation des personnes handicapées, à commencer par des structures inadaptées :
- Réunions inaccessibles : Lieux non accessibles, absence de retranscription écrite ou de captation audio, horaires incompatibles avec la fatigue chronique…
- Culture du sacrifice : Une autre barrière moins visible mais tout aussi excluante tient à la culture du sacrifice : pression à l’engagement intensif, valorisation de la performance et de la disponibilité permanente. Ce modèle invisibilise d’autres formes de contribution tout aussi essentielles : écoute, soutien mutuel, attention portée aux vulnérabilités — autant d’éléments fondamentaux du care. Celles et ceux qui ne peuvent suivre ce rythme, malades, aidant·es, fatigué·es, sont culpabilisé·es, perçu·es comme "pas assez investi·es".
- Manque de sensibilisation :Les besoins spécifiques des militant·es handicapé·es sont souvent ignorés, et rares sont les formations sur le validisme au sein des associations.
- Opposition fictive entre accessibilité et massification : L’opposition qu’on prétend faire entre accessibilité et massification est une fausse dichotomie. Non seulement elle est erronée, mais elle traduit une vision étroite du collectif. Exclure les personnes handicapées, c’est trahir les fondements mêmes de la solidarité.
Le validisme peut aussi prendre des formes plus insidieuses :
- Déni des besoins d’accessibilité : une personne handicapée qui demande des aménagements est perçue comme une contrainte. On lui répond qu’elle "exagère", qu’"on ne peut pas tout adapter", ou qu’il faut " faire des compromis" , minimisant ses besoins légitimes.
- Tone policing : l’accessibilité est reconnue "en théorie", mais jugée " trop compliquée" à mettre en œuvre. On insiste pour "y aller progressivement", et toute dénonciation du validisme est jugée "agressive" ou "excessive". Quand une personne valide est reprise pour l’usage d’insultes validistes comme “fou”, “malade”, “schizophrène”, celle qui la corrige est perçue comme pénible ou trop radicale.
- Exclusion silencieuse : on ne renvoie pas directement la personne handicapée, mais on l’épuise, on crée un climat hostile jusqu’à ce qu’elle parte.
- Criminalisation de la colère : toute expression d’indignation face aux injustices est jugée " trop radicale", " trop agressive", accusée de "créer des tensions ". Ce mécanisme est typique de la façon dont on traite les personnes subissant des oppressions.
- Paternalisme et soupçon de manipulation : la personne handicapée est soit infantilisée comme une vulnérable à protéger (mais non à écouter), soit accusée de "trop de fragilité" ou de "manipulation" quand elle demande des adaptations.
- Gaslighting militant : lorsqu’elle dénonce ces injustices, on lui répond qu’elle exagère, que l’exclusion n’est pas réelle, et qu’elle devrait "faire un effort" pour s’adapter.
Tous ces mécanismes, je les ai subis durant deux années dans ce collectif, jusqu’à mon exclusion.
En tant que militant·es antivalidistes, nous savons que des contraintes contextuelles peuvent exister. Les demandes et refus d’accessibilité doivent être analysés en tenant compte de ces réalités. Pourtant, force est de constater que la plupart des mesures, souvent faciles à mettre en œuvre, ne le sont pas. Qu’elles soient simples ou non, elles sont très fréquemment ignorées ou rejetées.
Comme le rappelle le guide Accessibiliser un évènement des Dévalideuses, association handiféministe :
“Toutes les mesures d’accessibilité ne seront pas réalisables ou nécessaires, selon la taille, la configuration et les moyens financiers de votre événement. On n’exigera pas les mêmes choses du petit ciné-club de votre village ou d’un squat autogéré, que d’un festival national copieusement subventionné. D’ailleurs, si certaines mesures demandent un budget, de nombreuses dispositions peuvent être respectées sans dépense.”
L’accessibilité n’est ni un luxe ni une faveur : c’est un minimum. Et ce n’est pas un défi insurmontable. Par exemple :
- Privilégier des lieux accessibles ne coûte rien.
- Proposer des supports lisibles ou audio-adaptés relève d’un simple réflexe.
- Enregistrer ou retranscrire une réunion profite à tout le monde, y compris aux personnes fatiguées, dyslexiques ou absentes.
Le rejet de ces demandes n’est donc pas simplement une question de moyens : c’est souvent un choix politique implicite. Refuser les adaptations, c’est défendre un modèle militant fondé sur l’endurance et l’invulnérabilité, autrement dit, sur la validité. C’est voir le care - prendre soin des autres, organiser autour des vulnérabilités et interdépendances - comme une faiblesse, au lieu de le reconnaître comme une force. Ce refus actif contribue à exclure toutes celles et ceux qui ne peuvent se soumettre à cette logique validiste.
Réinvestir politiquement l’éthique du care
Dans le paragraphe précédent, j’ai mobilisé l’éthique du care, et je continuerai à m’y référer par la suite. Prenons donc un temps pour en préciser le sens, en explorer les limites, et clarifier l’usage que j’en fais ici.
L’éthique du care est un courant philosophique et politique qui valorise l’attention portée à l’autre, l’écoute des vulnérabilités, et l’importance des relations interpersonnelles dans la construction d’un monde plus juste. Développée à partir des années 1980, notamment par Carol Gilligan et Joan Tronto, elle s’oppose à une vision trop abstraite, hiérarchique ou individualiste de la morale. Elle nous rappelle que nous sommes tou·tes interdépendant·es, et que le soin, entendu au sens large, est une condition fondamentale de la justice.
Cette approche a nourri des réflexions précieuses sur les interdépendances, mais elle n’est pas exempte d’ambiguïtés ni de dérives. Dans les pratiques militantes, elle est parfois invoquée de manière disciplinaire pour préserver une supposée harmonie du groupe, au détriment de celles et ceux qui dénoncent des rapports de pouvoir ou des exclusions systémiques. Certain·es militant·es se retrouvent ainsi accusé·es de nuire à la “bienveillance collective" lorsqu’iels nomment des dynamiques validistes, racistes, sexistes, ou de toutes autres oppressions. Le care se voit alors vidé de sa portée transformatrice, et devient un outil de régulation sociale, un moyen d’étouffer les tensions légitimes et de maintenir les hiérarchies en place sous couvert d’écoute et de respect mutuel.
Ce retournement touche particulièrement les personnes handicapées ou malades, en particulier lorsqu’elles pointent l’inaccessibilité des espaces militants ou expriment des besoins spécifiques. Le simple fait de demander un aménagement ou de nommer une injustice peut être perçu comme une entrave à la fluidité des échanges. Cela révèle une hiérarchisation implicite des besoins, où ceux des personnes valides restent la norme silencieuse.
Pourtant, il serait dommage de rejeter en bloc l’éthique du care à cause de ces usages détournés. Au contraire, il s’agit de la réinvestir pleinement comme levier d’organisation. Non pas pour lisser les conflits, mais pour les traverser ensemble. Cela implique de reconnaître que toute demande d’ajustement ou d’attention n’est pas un caprice ou une faiblesse, mais une opportunité de renforcer la durabilité de nos collectifs. C’est une manière concrète de prendre soin de notre capacité à lutter dans le temps, et de ne pas laisser les plus vulnérables sur le bord du chemin.
Réinvestir politiquement le care, c’est donc refuser la logique productiviste qui sacrifie les corps au nom de l’urgence, et réaffirmer que prendre soin les un·es des autres n’est pas un luxe, mais une nécessité politique. Cela revient à valoriser l’écoute, l’adaptation, l’entraide, non pas comme concessions, mais comme fondements d’un militantisme soutenable. C’est l’enraciner dans les luttes antivalidistes, antiracistes, féministes, écologistes : celles qui prennent au sérieux la diversité des expériences, des rythmes et des besoins. Chaque demande d’aménagement, chaque rappel à l’injustice structurelle, devient alors une occasion d’élargir le périmètre de notre solidarité.
Le care peut donc demeurer une grille de lecture féconde, à condition de ne pas l’utiliser comme un outil de régulation sociale ou de silenciation, mais au contraire pour transformer nos organisations à partir des besoins de celles et ceux qui vivent avec un handicap, une maladie ou sont marginalisé.es. Ce texte s’inscrit dans cette perspective : appeler à un care qui ne gomme pas les tensions, mais les regarde en face, et qui choisit d’y répondre par des actes.
Pourquoi témoigner aujourd’hui ?
Parce que ces pratiques ne peuvent plus être passées sous silence. Trop souvent, les milieux associatifs ou politiques refusent de se remettre en question sur le validisme. Il est difficile d’admettre que nos espaces militants peuvent eux aussi exclure et discriminer. Un espace qui prétend défendre la justice sociale ne peut pas, dans le même temps, rejeter les personnes handicapées sous prétexte que leur présence “prend trop d’énergie”.
Je témoigne aujourd’hui pour plusieurs raisons essentielles : d’abord, pour rendre visibles les mécanismes d’exclusion visant les personnes handicapées au sein des organisations ; ensuite, pour souligner comment ces pratiques sont enracinées dans la structure même des associations ; et enfin, pour appeler à un changement profond des mentalités et des pratiques associatives, afin que chacun·e puisse participer dans des conditions réellement justes et inclusives.
Pour un milieu associatif réellement inclusif : mesures concrètes et changement de culture
Lutter contre les formes d'exclusion basées sur le handicap implique une transformation profonde de notre culture militante. Cela nécessite de repenser nos espaces pour qu'ils accueillent et soutiennent pleinement les capacités de chacun·e, au lieu d'exiger des sacrifices constants. Mon objectif est d’ouvrir le débat et de proposer des pistes concrètes pour que nos espaces associatifs deviennent véritablement inclusifs. Tant que ces enjeux resteront marginalisés, les associations continueront d’exclure une partie de leurs membres et de reproduire, malgré elles, les oppressions qu’elles prétendent combattre.
Des mesures concrètes pour un militantisme inclusif
Pour que nos collectifs deviennent réellement ouverts à toutes et tous, il est nécessaire de revoir l’organisation et la gestion de nos réunions et événements. L’accessibilité et la prise en compte des besoins des personnes handicapées doivent être intégrées dès le début de chaque projet, et non pas ajoutées à la dernière minute.
Rendre les réunions et événements accessibles
Cela implique de choisir des lieux accessibles, de prévoir des retranscriptions ou des captations audio, et d'aménager les horaires en fonction des contraintes (fatigue chronique, soins, etc.). L’idée est d’inclure systématiquement les besoins spécifiques dans chaque organisation.
Respecter les rythmes et les limites de chacun·e
L’engagement militant ne doit pas se limiter à une présence physique constante. Il est essentiel de valoriser la diversité des formes d’implication, en présentiel, en ligne, ponctuelles ou continues, sans culpabiliser celles et ceux qui ne peuvent pas suivre une cadence intensive.
Former sur les enjeux liés au handicap et à l’inclusion
L'intégration de ces thématiques dans les formations militantes est essentielle pour déconstruire les mécanismes d’exclusion et favoriser un militantisme plus juste. Cette sensibilisation est nécessaire pour transformer les comportements et les pratiques au sein des organisations.
Mettre en place des mécanismes de recours efficaces
Il est indispensable de créer des dispositifs permettant de signaler et de traiter les situations de validisme. Ces mécanismes doivent garantir que chacun·e puisse faire entendre sa voix dans un cadre dédié, permettant ainsi de réagir de manière juste et équitable.
Écouter les personnes concernées et leur donner des espaces de parole légitimes
Il est crucial de créer des espaces où les personnes concernées par ces formes d'exclusion peuvent s’exprimer librement. Leur offrir une place légitime dans les discussions et les décisions est fondamental pour construire des espaces véritablement inclusifs.
Remettre en question les modèles de leadership traditionnels
Il est nécessaire de refuser les comportements abusifs. Un leadership inclusif doit favoriser le respect mutuel et permettre à chacune et chacun de s’exprimer, sans que le pouvoir ne serve d’excuse à l’exclusion.
Reconnaître le validisme comme une oppression systémique
Aborder le validisme avec la même rigueur que les autres formes d’oppression est essentiel pour mettre en place des solutions globales et inclusives. Cela passe par une prise de conscience collective et une intégration de ces enjeux dans la transformation des structures associatives.
Remettre en question ses propres biais
Enfin, nous devons aussi entreprendre un travail personnel pour remettre en question nos propres biais validistes et apprendre à reconnaître les obstacles invisibles pour celles et ceux qui ne les vivent pas.
Réinvestir le care comme levier politique et organisationnel
Le care non réduit à une posture morale ou à une bienveillance superficielle est une stratégie d’organisation puissante qui renforce l’inclusivité et la durabilité de nos collectifs. Cela implique de sortir de la logique productiviste et de valoriser l’écoute, l’entraide et l’adaptation. Le care devient ainsi une nécessité politique, non un luxe.
Réinvestir politiquement le care, c’est l’ancrer dans les luttes antivalidistes, antiracistes, féministes et écologistes. Chaque ajustement, chaque rappel à une injustice devient une occasion de renforcer la solidarité et de construire des collectifs soutenables. Face aux crises qui se profilent, nous devons investir dans des espaces militants capables de tenir sur la durée, en faisant place aux vulnérabilités de chacun·e, et en transformant l’attention aux autres en force politique. Prendre soin les un·es des autres n’est pas une faiblesse mais une condition essentielle pour des luttes plus justes et durables.
L’affaire dont je témoigne ici est révélatrice d’un validisme profondément enraciné dans nos structures militantes, autant que dans notre société. Un espace qui prétend défendre la justice sociale ne peut pas, dans le même temps, rejeter les personnes handicapées sous prétexte que leur présence " prend trop d’énergie ". Si ouvrir une fenêtre pour aérer une réunion est perçu comme trop contraignant, peut-on vraiment croire que ces collectifs sont prêts à construire une société plus inclusive et solidaire ? Peut-on donc vraiment espérer qu’ils changeront la société si eux-mêmes refusent d’adopter des pratiques véritablement inclusives? Le problème n’est pas que la présence d’une personne malade " prenne trop d’énergie ", mais bien que cette présence dérange profondément, sans raison valable.
Une culture politique qui valorise l’accessibilité et le soin mutuel n'est pas simplement plus éthique : c’est le socle d’une transformation sociale véritablement profonde. Le validisme n’est pas qu’un dysfonctionnement marginal, mais un obstacle structurel à toute émancipation collective.
Mon objectif est d’ouvrir le débat et de proposer des pistes concrètes pour que nos espaces associatifs deviennent véritablement inclusifs, en repensant nos pratiques et nos modes d’engagement. Tant que ces enjeux resteront marginalisés, les associations continueront d’exclure une partie de leurs membres et de reproduire, malgré elles, les oppressions qu’elles prétendent combattre.
Une justice sociale qui exclut n’est qu’une illusion. Aucune lutte progressiste ne peut être complète si elle néglige la question du handicap. Défendre la justice sociale, c’est aussi garantir l’accessibilité, la participation et la reconnaissance de toutes les personnes, quelles que soient leur condition ou leur statut.
Il est temps de faire un choix : soit nous construisons un mouvement réellement inclusif, où personne n’est laissé de côté, soit nous acceptons l’hypocrisie d’un engagement qui se prétend universaliste tout en perpétuant l’exclusion. Reconnaître que la société est traversée par des inégalités, y compris le validisme, et travailler activement à les réduire fait partie du cœur même de tout projet de transformation. La justice sociale commence ici et maintenant.
Le validisme ne peut pas être toléré.
Note d’intention :
Ce texte s’appuie sur une expérience personnelle vécue dans le milieu associatif. Il ne vise pas à attaquer des individus, mais à mettre en lumière des mécanismes systémiques de validisme et d’exclusion, encore trop peu identifiés dans nos espaces collectifs. Les exemples évoqués peuvent faire écho à des situations réelles, mais ils sont traités ici dans une optique de compréhension et de transformation collective.