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Billet de blog 5 décembre 2015

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Les monstres n'existent pas

Première partie d'une réflexion post-attentats, au moment où descend doucement la clameur médiatique... Des attentats aux élections régionales, en passant par la COP 21, s'étire un même constat : une civilisation déliquescente rejette dans l'atmosphère les déchets de son hégémonie.

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Des attentats aux élections régionales, en passant par la COP 21, s'étire un même constat : une civilisation déliquescente rejette dans l'atmosphère les déchets de son hégémonie. Face aux catastrophes annoncées, l'humanité se trouve fort dépourvue, enferrée dans les dogmes de la compétition et de la concurrence alors que l'urgence est à la coopération et la solidarité.

Sous une chape d'émotions, savamment entretenue par l'effervescence médiatique, les élites politiques et intellectuelles se sont relayées sans relâche pour nous empêcher de penser les évènements du 13 novembre. « Les fous, les monstres et les barbares » courraient nos rues pourchassés par des justiciers cuirassés et assermentés. C'était la guerre et il n'y avait pas à réfléchir. Dans le tumulte de mots cerclés de clichés, quelques journalistes et intellectuels, souvent hébergés par Mediapart, ont néanmoins essayé d'exprimer leurs dissonances.

Je tente, à mon tour, de sortir des figures imposées, des grilles de lecture surannées pour interroger quelques évidences. Sommes nous en guerre? Ciblés pour nos modes de vie et notre culture ? Menacés par des fous, par des monstres ?  Face à qui, à quelle barbarie ? Cet enchevêtrement de questions jalonnera notre réflexion dans cette première partie. Puis nous nous pencherons, dans un second volet, sur la défense de nos prétendues valeurs et sur quelques abandons de nos idéaux républicains.

La nation ou le degré zéro de la réflexion

Depuis les attentats roulent sur nos oreilles toujours les mêmes mots d'ordre : unité, république, résistance. Le peuple français, vivement invité à communier autour de ses symboles nationaux, n'en finit plus d'afficher son drapeau et d'entonner la Marseillaise dans les rues, les stades, les écoles, partout où se serrent des âmes apeurées.

Dans les bars, la résistance s'organise autour de foies français, farouchement déterminés à prouver leur courage aux criminels de Daech. La capitale du pays des lumières, phare planétaire de la civilisation occidentale, ne se laissera pas impressionner: tel est le message. Une réaction très ethnocentrique qui ne déroge pas à nos habitudes. Même si Barcelone, Madrid, Londres, Munich, Istanbul, Sao Polo, Buenos aires et tant d'autres villes dans le monde étalent semblables qualités, il nous plait à penser que nous représentons incomparablement la culture et la mixité.

Pour un citoyen du monde, dénué de fibre patriotique, ces élans cocardiers, mêlés au deuil et au recueillement, brillent par leur incongruité. D'abord parce que le drapeau français et la Marseillaise n'évoquent pas que de glorieux souvenirs de résistance ; ils empestent également l'idéologie impérialiste, l'oppression et leurs vagues de conquêtes sanguinaires. Ensuite, parce que ces élans, le plus souvent bien intentionnés, enferment le rapport au terrorisme dans un enclos nationaliste au moment où il frappe l'humanité dans toute sa diversité.

Difficile d'exposer, dans ce roulement de certitudes, une autre vision. J'ai dû attendre. Attendre que, lentement, l'émotion desserre son étreinte. Nécessairement, la pensée sortirait de sa torpeur, se remettrait en mouvement.

Ce vendredi 13, les rafales de balles déchiraient encore la nuit parisienne quand le Président de la République habilla la tragédie des premiers mots officiels. Au vocable de l'horreur succéda rapidement celui de la guerre. Puis dans la bouche des politiques, journalistes et citoyens, celui de la barbarie. On ne se méfie pourtant pas assez des mots quand, dans leur véhémence, ils viennent faire barrage à la réflexion. Incontestablement, la France ressent, en son cœur, le chagrin et l'absurdité provoqués par des actes de guerre, des actes de barbarie. Immanquablement, la colère emporte notre pensée. Le langage ne peut pourtant pas rester prisonnier de la communication, plus encore lorsqu'elle toute entière dédiée à des stratégies électorales. Sur ce champ de batailles, il faut rétablir le langage dans sa fonction d'interprétation et de (re)production du réel même si l'ouvrage s'annonce aussi long que compliqué.

La Guerre, un indépassable horizon

Le travail de deuil soulève de légitimes interrogations. Des tonnes de « pourquoi » attristés. Les hautes autorités ne se sont, elles, guère embarrassées de prudence et d'humilité, dans la brusque formulation de leurs conclusions : « Nous sommes en guerre ». Les victimes civiles figureraient donc parmi les premières pertes de cette guerre. Mais savaient elles seulement qu'elles en couraient le risque ?

En se déclarant officiellement en guerre, la France s'autorise un « coming out » plutôt tardif vu d'Afrique et du Moyen Orient pour des populations bercées régulièrement par les gazouillis de notre artillerie. Certes, loin de chez nous, la guerre paraît incolore, indolore, presque exotique. Elle consiste à frapper des contrées étrangères, au gré de nos alliances et de nos intérêts stratégiques. Quelques bombes de ci, de là, quelques soutiens logistiques par ci, par là, quelques livraisons d'armes à qui paiera... Bref, la routine.

Malheureusement, derrière le mythe des frappes chirurgicales et des prétextes philanthropiques s'égrène le décompte glaçant de millions de morts civils pas plus responsables ou coupables que ceux que nous pleurons dans la capitale. En fait, les non-dit des politiques impérialistes menées depuis des siècles par pure spéculation viennent d'être expulsés des décombres où ils pourrissaient. Tandis que les portraits et les personnalités de « nos » victimes suscitent de naturels mouvements de compassion, concentrés de chagrins et d'indignations, le sort d'individus très proches de notre espèce, mais bien loin de nos frontières, ne nous affecte que modérément. Lorsque la brume égotiste se sera levée, nos yeux désembués poseront peut être un regard clairvoyant sur les souffrances du monde et sur toutes les implications des politiques néocoloniales menées en notre nom.

En attendant, François Hollande a chaussé les bottes de George W. Bush et cédé à ses penchants monarchiques pour transformer le citoyen français en belligérant sans son approbation démocratique. Plus grave, cette caractérisation belliqueuse de l'affrontement dessine une symétrie entre « l'état islamique » et l'Etat français. Autrement dit, il conforte la stratégie des djihadistes en ratifiant une dualité où s'épaississent les discours d'aliénation et la vision manichéenne fanatisée par Daech.

Cette déclaration souligne le paradoxe hypocrite qui consiste à diaboliser à la tribune ce qu'on courtise dans le confinement des salons diplomatiques. La France universaliste joue, avec une remarquable constance, et une non moins remarquable inconséquence, sa traditionnelle partition économico-politique où chaque contrat signé endeuille une part de son humanité.

Sur la route tortueuse qui serpente entre le soutien aux dictateurs et l'éradication des terroristes, de la guerre d'Afghanistan aux bombardements en Syrie, l'équilibre semble aussi précaire qu'un statut de salarié chez Air France. Avec un subtil dosage de bombes et de prétentions humanistes pour préserver la nuance entre civilisation et barbarie. Avant son irruption dans les rues de Paris...

Voyage en barbarie

Cribler de balles le corps d'hommes et de femmes réunis par un esprit de convivialité, se transformer en bombe humaine au milieu d'une manifestation musicale, frapper indistinctement des innocents pour semer la terreur, signe assurément le registre de la barbarie. Le constat se partage sans discuter. Seulement, un constat ne livre, en soi, aucune analyse. Les faits restent à interpréter.

Supposons que la barbarie constitue l'avènement du néant, le triomphe du chaos. Si Daech plante son drapeau partout où foisonnent les libertés, si des vagues de violences grossissent dans les rangs des sociétés occidentalisées, nous ne pouvons nous contenter d'y coller des étiquettes. Nous devons remonter le lit dévalé par cette boue haineuse pour explorer ses fondations et ce qui s'y agrège.

D'où vient il ? Qui est il ? On peut toujours disserter sur ses façades islamiques ou sur sa lecture dévoyée du coran mais l'autopsie des conflits au Moyen Orient nous apportent de plus précieuses réponses. Pour cerner les caractéristiques et le fonctionnement des groupes terroristes, il nous appartient d'examiner méticuleusement les conditions de son éclosion et ses canaux d'irrigation.

Les configurations du terrorisme varient nécessairement en fonction des foyers qui le nourrissent. En revanche, ses différentes entités prolifèrent sur un dénominateur commun : la désespérance. Elle même indissociable de son corollaire : l'espérance dans un monde meilleur. En creux, s'esquisse l'affaissement ou la contestation de sociétés moribondes.

Dans le combat contre le terrorisme, militairement, c'est l'asymétrie qui domine. Idéologiquement, c'est la symétrie. Plus une civilisation s'enfonce dans l'impasse, plus enfle la terreur. N'y voyons rien de nouveau. Dans un passé récent, la France estampillait « terroristes » des peuples révoltés, engagés dans une lutte irrémissible contre le pouvoir colonial.

Le terrorisme version Daech a, bien entendu, émergé dans des contextes moins aisément lisibles, plus complexes, multifactoriels mais demeure la conséquence de cupides politiques étrangères, aveugles aux destins des peuples. Les historiens et les spécialistes de ces régions expliquent clairement comment ces groupes terroristes se sont progressivement implantés au milieu d'Etats déstructurés, de pays dévastés et de peuples traumatisés. Ils mettent également en exergue notre responsabilité dans la consolidation de sanglantes dictatures au détriment des velléités démocratiques, amplifiant ainsi, toujours davantage, un ravageur sentiment d'injustice.

Après s'être nourries de la rancune de populations arabes, maghrébines ou musulmanes déchirées par les armes de l'occident, ces organisations recrutent désormais directement sur le territoire de l'ennemi. Ce phénomène préfigure, au même titre que les migrations massives, un revirement prévisible de l'histoire. Si des murs et des barbelés prétendent encore freiner le cours des mutations, la lucidité nous oblige à admettre que l'unité ne s'arrime plus à des symboles nationaux mais, qu'au contraire, le monde s'atomise en petites unités transnationales forgées par des rapports au monde très discordants. Autrement dit, la République ne tisse pas les mêmes liens avec tous ses citoyens et certaines marges se laissent tentées par d'autres « grands projets ».

La proclamation de l'horreur ne suffira donc pas à évacuer le débat. Pas plus que le flot sémantique qui s'évertue à mettre à distance les auteurs de ces atrocités, tour à tour musulmans radicaux, intégristes, djihadistes, terroristes, monstres ou fous. Nous occultons volontiers leurs identités européennes, belges et surtout françaises. Et quand la nationalité française est mentionnée, la confession musulmane s'emploie immédiatement à la neutraliser.

Le petit Robert n'y changera rien : ces terroristes sortent des rangs bleu-blanc-rouge. Il nous faudra bien traiter cette réalité. Et accepter qu'avant d'être des « barbares », ils furent nos enfants, nos adolescents, qu'ils se sont assis sur les bancs de nos écoles, ont grandi aux pieds de nos immeubles, ont, eux aussi, été abreuvé de nos modèles, domestiqués par nos totems, avant de faire, au bout du couloir, la douloureuse expérience de l'Echec et de la perte de sens. Du sens commun, du moins. Heureusement, nous ne sommes jamais définitivement clos, complètement réductibles à nos actes.

Si nous choisissons de nous ranger derrière la définition de « barbare », nous devons retrouver leurs traces en barbarie. Et pas qu'au Maghreb. Or on nous explique, en vrac, que les mosquées, les caves, les prisons, les jeux videos et internet travaillent conjointement à fanatiser cette jeunesse. Là je ne comprends plus... Ne sommes nous pas le plus beau pays du monde ? Celui des lumières, de la raison, de la tolérance, du métissage, des droits de l'homme ? La nation référence, admirée pour sa culture, ses terroirs, et son hédonisme ? Alors comment cette terre si hospitalière, cette société si raffinée, pourrait elle en même temps servir de fabrique délocalisée de la barbarie ?

Peut être parce que notre centrisme jette un voile opaque sur les pages sombres de notre histoire et sur les heures honteuses de notre république…

Au moment où certains convoquent le souvenir du nazisme, comme SOS Boutih, je me remémore quelques mots d'Aimé Césaire. Dans «Discours sur le colonialisme», il nous a légué une analyse qu'on aurait tort de ne pas méditer à chaque fois que la fureur macule de rouge les murs pâles de la république. En 1950, il nous conviait déjà à la réflexion sur les mécanismes de la barbarie. Il y décrivait une habituation à l'horreur, parfois perpétrée par nos soins. Pour actualiser, n'hésitez pas à remplacer « nazisme » par « terrorisme » :

« Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c'est une barbarie mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c'est du nazisme, oui, mais qu'avant d'en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l'a supporté avant de le subir, on l'a absous, on a fermé l'oeil là-dessus, on l'a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s'était appliqué qu'à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l'a cultivé, on en est responsable, et qu'il sourd, qu'il perce, qu'il goutte, avant de l'engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de de la civilisation occidentale et chrétienne. »

Je sens venir l'inévitable levée de boucliers des adversaires de la « bien-pensance », outrés qu'on puisse évoquer, du bout de la plume, la moindre responsabilité de notre civilisation supérieure dans la construction de la barbarie. Désolé, on ne peut pas murer l'Histoire dans le silence.

Les fous et les monstres

Nous avons vu que dans cette vaste entreprise de mise à distance, la désignation des terroristes occupe une place centrale. En effet, complètement désemparés face à la cynique cruauté des assassins, nous nous sommes rués sur les catégories lexicales les plus excommuniantes.

Des « fous », pour commencer. Evitons de jouer aux psychanalystes de comptoir mais reconnaissons néanmoins quelques acceptions populaires. S'il s'agit de nommer cette violence qui enjambe les codes et les conventions comme les corps qu'elle vient de terrasser, disons oui. S'il convient de qualifier l'aliénation à un discours totalitaire, acquiesçons encore. S'il importe de consigner l'absence totale d'empathie, opinons toujours. Cependant cette « folie » se manifeste avec méthode, avec conviction. Elle se planifie à dessein. Pas de poussées délirantes, pas de schizophrénie, mais des revendications et des objectifs clairement assumés.

Une autre catégorie largement usitée barrait la une de l'édition du 20 novembre de « La Provence ». Ce journal local du sud est de la France titrait au dessus de la photo et du nom d'Abdelhamid Abaaoud : «Le monstre». L'association de la photo et de sa dénomination sentait fort l'oxymore tant le visage souriant attestait de son appartenance à la race humaine. A y regarder de près, tout porterait même à croire qu'avant d'être un impitoyable terroriste, il fut un enfant, et un adolescent.

Oui, ces monstruosités ont bien été perpétrées par des humains même s'ils se sont mis, selon la formule de Christiane Taubira, «hors humanité». En s'obstinant à les déchoir de ce statut, on se prive de la capacité à produire une analyse pertinente et on s'enferme dans une logique d'anéantissement terriblement contre-productive, bien que payante électoralement.

Tant que nous resterons enclavés par le refus de les regarder comme des êtres humains, tant que nous nous nous bornerons à les ficher et à les standardiser, tant que nos raisonnements se cloitreront dans la bipolarité, nous échouerons à comprendre les raisons de leur embrigadement et, conséquemment, à combattre le terrorisme.

A suivre...

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