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Billet de blog 8 décembre 2015

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Les monstres n'existent pas (2)

Les questions soulevées par les attentats du 13 novembre peinent encore à s'extraire d'un maelstrom de sentiments et d'émotions que déjà la flamme du FN revient incendier nos pensées. Ces fascismes, unis dans la détestation de la pluralité, nous obligent à renouveler nos schémas simplistes et à se réconcilier avec la complexité.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les questions soulevées par les attentats du 13 novembre peinent encore à s'extraire d'un maelstrom de sentiments et d'émotions que déjà la flamme du FN revient incendier nos pensées. Ces fascismes, unis dans la détestation de la pluralité, nous obligent à renouveler nos schémas simplistes et à se réconcilier avec la complexité.

 Structures binaires

Nos imaginaires asséchés par la déflagration des attentats ne parviennent plus à réfléchir en dehors des structures binaires imposées par les extrémistes, lesquels décident désormais des termes de nos échanges. Ils veulent une guerre de civilisations ? Nous leur promettons une guerre pour la sauvegarde de notre civilisation. Ils veulent attenter à nos libertés ? Nous ordonnons la restriction de nos libertés. Ils veulent diviser la société ? Nous organisons un état d'exception où les musulmans seront contrôlés, fouillés, éminemment suspects.

Face à un peuple chloroformé par l'état d'urgence et désenchanté par la politique, le Chef de l'Etat et son premier ministre campent, l'air martial, sur des raisonnements simplistes, articulés sur des antagonismes. Nous et eux, la République et le chaos, la civilisation et la barbarie, autant de catégories censées façonner les grilles de lecture d'une société fracturée par l'accumulation d'évènements anxiogènes. François Hollande, élu sur une volonté de réenchanter le monde et d'apaiser les tensions sociales, soigne sa popularité en incarnant le père protecteur, au prix d'une démagogie d'inspiration très droitière. Ces postures coalisées à des discours d'exaltation de la nation ont magnifiquement préparé les succès du Front National. Dans ce cadre, les clichés et les slogans dominent naturellement les débats. Et les dirigeants politiques nous mitraillent de leurs artifices de communication, le poitrail gonflé d'un patriotisme frelaté. Même devant l'horreur absolue, on ne change rien. Rien à notre suffisance, rien à notre vanité. Nous tenons à ce schéma où des terroristes nihilistes chercheraient à détruire la fine fleur de l'humanité. C'est beau, c'est simple comme du Patrick Sébastien. Pourtant, si urgence il y a, c'est bien celle d'une profonde refondation des logiciels politiques, d'une grande introspection collective, d'une complète remise en cause de nos pratiques démocratiques.

Nous avons nettement moins besoin de sécurité que de fraternité, de solennité que de sincérité. Et, quitte à se repaitre de nos multiples trésors nationaux, (re)plongeons nous dans la lecture de nos grands philosophes pour aiguiser les outils intellectuels nécessaires à la compréhension des mutations en cours.

Pourquoi ne pas cheminer, par exemple, avec Edgar Morin pour retrouver le goût de la complexité, pour penser les « interactions, les rétroactions et les interférences ». Convenons d'emblée de la difficulté à démêler ce fatras de phénomènes religieux, culturels, politiques, économiques, et sociaux avec quelques neurones emballés dans un drapeau et stimulé par une chansonnette patriotique. Le drapeau régente les échanges sous une forme binaire : Nous et les Autres. La Marseillaise nous incline, elle aussi, à concevoir les rapports humains dans leurs dimensions d'affrontement. Prétendre répondre aux défis de la mondialisation par l'exaltation d'identités closes risque d'ajouter à notre malheur en durcissant les communautarismes. Le drapeau national, c'est la revendication des racines, c'est à dire d'une forme de radicalité. Peut-on sérieusement songer à lutter contre l'islamisme par la glorification béate de nos racines ? En résumé, la guerre symbolique se dispute sur le terrain des identitaires et les extrémistes de toutes obédiences s'en frottent les mains.

Puisque la célébration de notre patrimoine concoure à notre protection, efforçons nous d'en faire le tour en allant par exemple flâner en outre-mer pour se frotter aux concepts imaginés par Edouard Glissant, et brillamment prolongés par Patrick Chamoiseau. On y trouvera de quoi apprivoiser ce monde en mutation et ses bouillonnements identitaires. L' « identité-relation » et la « mondialité » ne peuvent pas s'écrire sur un drapeau tricolore mais sur un nuancier où la diversité s'appréhende dans sa totalité.

La croisade de l' « axe du bien » contre « l'axe du mal » se prolonge donc sous les ors de la république française. Il est à craindre que les mêmes causes produisent les mêmes résultats, que l'escalade de violence se nourrisse de la mémoire des victimes de chaque camp. La propagande de Daech repose précisément sur ces océans de dévastations et de douleurs. Elle prospère sur la circulation d'images sanglantes et sur la dénonciation de l'impérialisme occidental.

Etrangement, le message envoyé par les terroristes nous interpelle assez peu. Un message à triple détente qui interroge à la fois notre rapport à l'histoire, notre vision de l'avenir et notre manière de faire société. Plutôt que de fouiller les tréfonds de notre organisation sociale, de panser-repenser les plaies de notre période coloniale, ou de se préoccuper des désastres engendrés par un libéralisme débridé, nous préférons pervertir notre conception de la laïcité en traquant les foulards dans les écoles et en imposant le porc à la cantine. Avec, pour paroxysme de notre arrogance, cette tranquille façon de leur imposer notre conception de la femme libérée alors que plus de 600 000 femmes françaises écopent la violence de leur conjoint.

Si nous formons le vœu d'une société apaisée, tolérante et ouverte, on ne pourra plus continuer à faire l'économie d'une réflexion sur nos sacro-saintes valeurs occidentales.

Des valeurs... en baisse

A entendre Manuel Vals et l'ensemble de la classe politique, inutile de se perdre en conjectures sociologiques pour verbaliser l'horreur. Elle procèderait de l'unique volonté de nous détruire, de nous diviser et de saper les valeurs triomphantes de notre société.

Si on s'y rallie, ce raisonnement introduit une énigme. Comment comprendre le peu de goût pour nos valeurs républicaines d'une proportion croissante de la population ? Comment s'expliquer le rejet massif de notre belle civilisation occidentale ? Ce désamour aurait il un quelconque rapport avec nos pratiques impérialistes ? Avec notre modèle de développement ? Et, à l'intérieur même de notre société, pourrait il être le fruit d'une immense déception chez une jeunesse totalement désespérée par les promesses non tenues de nos institutions démocratiques ?

Rejeter, a priori, toutes explications sociologiques (et psychologiques) pour ne pas encourager la fameuse « culture de l'excuse » constitue implicitement un déni des valeurs dont nous nous réclamons constamment. Parce que ce qui a fait l'honneur de la France n'a pas été secrété par ses expéditions coloniales, par sa collaboration avec le nazisme ou par les conditions d'accueil avilissantes réservées aux immigrés de ses « anciennes » colonies. Non, l'honneur de la France émane de sa capacité à s'indigner contre les injustices, à produire une pensée en lutte contre des politiques inhumaines, à s'auto-réguler par l'affirmation de contre-pouvoirs, à s'améliorer par la promotion de l'éducation et de la recherche. La grandeur de la France provient précisément de cette obstination des intellectuels, des universitaires et autres chercheurs à ausculter la société, à explorer les mécanismes sociaux, à contextualiser les phénomènes.

La gauche avait déjà renoncé à réformer le logiciel corrompu du libéralisme, voilà qu'elle s'apprête à enterrer sa plus féconde et pacifique tradition : le recours à la raison, au raisonnement, à la connaissance dans son combat contre la fatalité et l'obscurantisme.

Dis moi qui tu abandonnes, je te dirai qui tu es...

Cette déclaration du premier ministre sonne le glas des espoirs placés dans cette caste qui sacrifie constamment le langage à la communication et la politique à l'élection.

Ce spectacle médiatique où se pavanent les discours sécuritaires montre combien la politique s'est vidée de son substrat, de son intelligence, c'est à dire de sa faculté à concevoir des systèmes et des structures qui préservent le vivre-ensemble et charpentent la République. Dans des circonstances aussi dramatiques, on aurait espéré de la réserve, de la modestie face à l'immensité et la complexité des défis posés par la turbulence des transformations économiques, sociales et environnementales. Nous avons plutôt récolté une volée de certitudes et de patriotisme.

Pour ceux qui, comme moi, croupissent dans le camp de la « bien-pensance », reste plus qu'à s'appliquer à bien penser...

En commençant par notre idéal. Entre les menaces terroristes et fascistes, nous résistons, stoïquement barricadés derrière la devise républicaine. Pas un dirigeant, pas un candidat, pas un intellectuel « officiel » ne saurait aujourd'hui discourir sans de gros morceaux de républicanisme dans le plat principal. Sur le versant symbolique, la République n'a jamais été aussi vigoureuse. Pas une estrade, pas une cour, pas un plateau n'esquivent l'agitation de drapeaux tricolores et de « Marseillaise » enflammées aux débits saccadés.

C'est magnifique. Mais, passée l'overdose de symboles, que reste-t-il aux enfants de la patrie ?

La liberté ? Une liberté enserrée dans un catéchisme économique hermétique à une grande partie de la jeunesse, fortement déterminée par ses origines sociales et ethniques. Toute une partie de cette jeunesse est donc libre d'aller et venir entre les cages d'escaliers, de ressasser son échec scolaire sur le parvis de pole emploi, de s'abrutir aux jeux télévisés ou de visiter les centres commerciaux pour admirer l'insouciance consumériste de citoyens ostensiblement républicains.

L'égalité ? Cette chimère se défend encore du bout des lèvres pour les femmes et les homosexuels mais ne concerne plus les enfants d'origine immigrée que de nombreux mandarins, de droite comme de gauche, estiment trop bien choyés. Une ambition rognée, devenue « égalité des chances », concept fumeux dont on devine la faible exigence. Si la chance se reconnaît à la qualité du système scolaire, l'éducation nationale ne tardera pas à se déclarer en rupture de stocks tant les inégalités s'y entassent bruyamment. Quel que soit l'indicateur retenu, la reproduction sociale, théorisée par Bourdieu, souligne très clairement les contours d'une France où la loterie de la naissance influence encore largement le destin de nos enfants. Et l'écume des contre-exemples invités à parader sur nos écrans ne suffit pas à dissimuler les échecs du pacte républicain.

La fraternité ? Loin des effusions collectives de la coupe du monde 98 et des marches fleuves de « Charlie » percent des réalités inquiétantes pour l'ensemble du corps social. A commencer par cette escalade de clichés sur les musulmans et, plus largement, sur les « étrangers », les « pas d'ici ». La percée inexorable du FN dans les urnes, et de ses thématiques dans le débat politique, augmentée par le glissement continu des partis de gouvernement vers la droite ne présagent pas d'une société fraternelle. Toutes ces intolérances s'insinuent inexorablement dans tous les pores de nos appareils démocratiques mais elles ne surgissent pas d'un désordre brutal ou d'une révolution spontanée. Tel un gène récessif, elles patientent, tapies dans l'ombre de notre organisme, et s'expriment sporadiquement, lorsque plus aucun caractère dominant ne s'y oppose. C'est ainsi que, dans ces élections régionales, remonte douloureusement à la surface une partie occultée de notre ADN. Bien sûr, on voudrait vite la désavouer, la parer d'atours plus présentables en brandissant notre génome républicain. En PACA, il s'appelle Estrosi. Je ne suis qu'un chirurgien amateur mais je doute de la réussite de la greffe. N'importe quel organisme, même fatigué, devinerait rapidement l'escroquerie. Bref, entre extrême droite et droite extrême, la République peut s'acheter une boite de Lexomil.

Des histoires, un récit

Quelques judicieuses analyses relèvent l'absence de contre-discours et de récits aptes à concurrencer celui de l'état islamique (minuscules pour «petit état», «petit islam»). Elles ouvrent, à mon sens, une discussion intéressante.

Pour restituer du sens à la République et en reconstruire les fondements, il importe de redonner à chacun une place dans l'Histoire, les histoires, son histoire, sans en refouler les pages sombres. Ce phare des droits de l'homme doit raconter à ses enfants ses tâtonnements, ses errements et ses crimes. Chacun sait que la lumière doit sa réputation à l'ombre qui la précède. La jeunesse, dans toute sa diversité, a besoin d'un grand récit historique et politique où elle retrouve tous ses parents. Elle a besoin de re-connaissance, de se souvenir. La légitimité et l'efficacité des lois de la République passe par une appropriation collective des multiples ascendances qui ont participé à sa construction. Pour prévenir le retour du refoulé, sous une forme anxiogène et violente, il presse de sortir des non-dits, de replacer chacun dans l'histoire du monde pour restaurer, sinon la fierté, la dignité.

La réhabilitation du passé dans la pluralité de ses récits freinerait les divisions et poserait les bases d'un destin commun. Ce récit, accouché par tous ses acteurs, par toutes ses communautés, formerait le soubassement d'une vision partagée susceptible de fabriquer les solidarités du présent. Seule l'assurance d'être assis à la table du grand partage peut ramener dans l'humanité ceux qui la menace.

Si nous n'acceptons pas de sonder profondément ce qui nous divise, nous ne percevrons jamais ce qui nous rassemble. Si nous persistons à essentialiser l'Autre dans ses origines, sa religion, ses modes de vie pour, finalement, le déclarer incompatible, il s'escrimera à justifier cette présomption d'incompatibilité.

Renouer

La pacification du monde et de la société ne passera jamais par les armes. N'y voyons aucune lubie « bien-pensante » ou utopiste mais un simple constat. Une guerre asymétrique ne se dénoue pas sur le terrain militaire. Outre l'indispensable travail de négociation et de diplomatie, nous avons surtout besoin de révélations. Nous devons nous révéler à nous mêmes tels que nous sommes devenus dans un monde multipolaire, métissé, foncièrement bousculé par les innovations technologiques.

Cette révélation passe par une re-co-naissance. Globalement, les discours poussiéreux sur l'identité partent d'un malentendu. Nous ne correspondons plus à ce que nous nous représentons. Même enroulée dans un drapeau, l'identité française se recompose constamment telle une fresque en perpétuelle évolution. Ces oscillations entretiennent un rapport indéfectible avec le branlement du monde, avec ses interpénétrations qui accentuent la porosité de toutes les cultures, de toutes les économies, de tous les modèles sociétaux. On ne peut plus ambitionner de faire société en ignorant cette mosaïque d'histoires personnelles et collectives, ou en refusant de décentrer nos points de vue.

Au delà des attentats et des succès électoraux du FN, de nombreux d'indicateurs sociaux-économique nous alertent sur la dislocation de la société corrélée à l'érosion des principes républicains. Scolarité, formation, emploi, logement : les inégalités se cumulent pour ouvrir des failles béantes où s'engouffrent tous les discours de fermeture. Une société fragile se crispe sur ses identités dont la composante religieuse peut être centrale. Pour faire reculer les croyances, il faut redonner foi en nos institutions. Comprenons, qu'à ce stade, le trait d'union entre toutes ces nécessités porte un nom : la politique. C'est donc avec elle qu'il faut renouer en premier. Renouer avec la politique consiste à restaurer le temps long, à procéder à des évaluations désintéressées des dispositifs institués, à ouvrir des espaces de réflexions et de délibérations collectives, à intégrer tous les constituants du corps social dans la représentation nationale, en somme à mettre fin à la domination des castes et des lobbies.

Pour reconstruire des solidarités, il faudra également déconstruire le mythe de la méritocratie. Ce nouvel hochet des élites arcboutées sur leurs privilèges sonne creux. Tous les ouvriers et employés abimés par un travail quotidien harassant mesure la vacuité d'un tel concept. En réalité, La France demeure un pays hiérarchisé par l'héritage. La transmission du capital social, culturel et financier conditionne très largement la position de chacun dans l'organigramme. Et les exceptions ne changent rien à la règle.

Innombrables furent les plumes à appeler de leurs vœux cette prise de conscience. Une conscience qui doit transcender l'état d'urgence et les frontières tant les interdépendances rendent les stratégies souverainistes illusoires.

Enfin, puisqu'au commencement fut le verbe, il me parait également urgent de renouer avec le langage. Les mots s'épuisent à servir de supports aux visions tactiques des dirigeants. Vidés de leur sens, laminés par les idéologues du déclin, ils errent sur les réseaux sociaux escortés par la trivialité des communicants. Les monstres n'existent pas mais la monstruosité, elle, se combat partout, tout le temps.

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