Laurent Grisel (avatar)

Laurent Grisel

Poète, essayiste

Abonné·e de Mediapart

16 Billets

0 Édition

Billet de blog 13 novembre 2025

Laurent Grisel (avatar)

Laurent Grisel

Poète, essayiste

Abonné·e de Mediapart

Hugues Jallon | Le Temps des salauds. Comment le fascisme devient réel.

Laurent Grisel (avatar)

Laurent Grisel

Poète, essayiste

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Des salauds ? Hugues Jallon en donne des portraits. Celui-ci, par exemple, vous reconnaîtrez :

« Un ancien ministre socialiste du Redressement productif annonce la ‘suspension’ de sa carrière politique et obtient une bourse pour suivre une formation dans une prestigieuse école de commerce. (…) Dernier en date de ses engagements pour le Made in France, il s’associe avec un jeune milliardaire français d’extrême droite très actif dans le monde catholique traditionaliste dans le but de créer un fonds d’investissement qui entend ‘acheter, consolider et développer des PME sous-traitantes de la filière nucléaire’ ».

Une autre : « Une ministre des Solidarités et des Familles, issue du parti présidentiel Renaissance, est interrogée (…) sur une proposition du Sénat d’imposer cinq ans de résidence aux étrangers en situation régulière pour toucher les allocations familiales et l’aide au logement, elle répond : ‘je ne dis pas non. Parce que je suis quelqu’un de responsable’ » etc.

Une autre : « Une cheffe d’entreprise (…) ancienne membre du MEDEF, le principal syndicat patronal, et du Conseil économique, social et environnemental, est éditorialiste pour Challenges et Valeurs actuelles. (…) Petite architecte du grand rapprochement elle organise quelques dîners avec des patrons et la présidente du parti d’extrême droite (…) Elle déclare à ce propos : (…) ‘je considère que ce parti n’est plus extrême, qu’il est républicain, et qu’il faut travailler avec eux’ ».

C’est écrit roidement et juste. Le paragraphe qui introduit chaque nouveau personnage commence par son affiliation passée, s’achève par la présente. De l’une à l’autre un glissement qui ne va pas sans coup d’éclat ni fanfaronnade. De sorte que la lecture donne le tournis, un tournis amer et risible.

Le premier effet de cette chronique est de rendre sensible et évidente l’entrée du fascisme dans notre réalité, sa réalisation.

Les salauds dédiabolisent à tout va. Alain Finkiekraut : « Le RN n’est pas un parti fasciste, ni même factieux ! ». Michel Onfray : « Il me paraît évident que Marine Le Pen n’est pas d’extrême droite ». Marcel Gauchet : « Marine Le Pen (…) joue le jeu démocratique. Certains aspects sociaux de son programme sont franchement à gauche. Et puis, c’est une femme moderne ».

La clé de l’accession de l’extrême droite au pouvoir c’est l’alliance avec la droite ; l’extrême droite ne prend pas le pouvoir, c’est la droite qui le lui donne.

Autrement dit, en politique française, il faut que saute le dit « front républicain » ou « barrage » – un dispositif à haut rendement puisqu’il amène des électeurs de gauche à apporter leurs suffrages aux candidats de droite pour s’opposer à l’élection d’un candidat d’extrême droite. Dispositif qui a permis à Jacques Chirac d’être élu président de la république en avril 2002 face à Le Pen (Jean-Marie), encore récemment à E. Macron de l’emporter en avril 2022 face à Le Pen (Marine). Et bien d’autres victoires à toutes élections de toutes dimensions.

Défaire le « barrage » c’est évidemment ce que souhaite le RN.

Et si la droite pense qu’elle ne peut conserver le pouvoir sans les voix des électeurs du RN, et qu’elle doit par conséquent s’allier au RN, c’est pour elle une nécessité.

Or les élections législatives précipitées de juin et juillet 2024 ont apportées au moins plusieurs leçons. D’abord le triomphe relatif du vote Le Pen. Ensuite le succès du Nouveau front populaire. Enfin l’abaissement du vote en faveur de Macron et consorts.

L’alliance avec le RN devenait un urgente question de survie.

Pas facile, pour la droite, de faire oublier ses vingt années de professions de foi anti-racistes, anti-extrême droite. Pas évident de renoncer à la martingale du barrage. Mais surtout, comment faire ? Comment faire de ce revirement une opération digne et vertueuse ?

Il fallait faire deux choses en même temps : un, rendre la famille Le Pen & associés respectable, deux, casser le front populaire – et, pour cela, rendre infréquentable la composante du nouveau front populaire la plus forte et la plus dangereuse pour les intérêts défendus par la droite. Exclusion de LFI, intronisation du RN. Une victoire d’humeur et d’atmosphère qui doit produire une victoire politique : la création d’un nouvel arc républicain qui exclue une partie de la gauche et qui inclue le RN.

On le comprend, il ne peut y avoir de dédiabolisation sans diabolisation.

C’est ce que nous avons vécu, ces derniers mois de 2025.

H. Jallon ne mentionne jamais LFI ni ne s’attarde sur sa diabolisation. Il met l’accent sur l’autre branche de la manœuvre, la dédiabolisation du RN et ses conséquences politiques. Il rend compte du dernier épisode de la constitution du nouvel arc républicain – rien qu'une petite foule de « républicains » soudés par le racisme anti-arabe – et qui se déclarent anti-anti-sémite, et tous leurs ennemis, donc, antisémites.

C’est ça la grande affaire du jour, le dernier retournement politique, l’aboutissement de plusieurs années de propagande glauque. Qui rend le RN non seulement légitime mais même désirable.

C’est formulé par Raphaël Enthowen. Hugues Jallon : « …un beau gosse, intellectuel de plateau en vue [qui] se proclame grand adversaire de l’extrême droite dont il juge la candidate ‘absolument dangereuse’ » – puis : « à propos d’un duel très hypothétique, au second tour de l’élection présidentielle, entre la candidate de l’extrême droite et la candidat de La France insoumise » – Raphaël Enthowen répond :« s’il fallait choisir entre les deux (…) j’irai à 19h59 voter pour Marine Le Pen en me disant, sans y croire, ‘Plutôt Trump que Chavez' ».

Ce couple, diabolisation / dédiabolisation, doit être étudié en tant que tel, comme mécanisme unique à double détente.

Il faut dès lors se demander :

- pourquoi LFI ne s’est pas ou peu ou trop tard défendue ?

- pourquoi LFI n’a pas été défendue ?

J’ai essayé de répondre à la première question (lire "De la diablerie en politique"). 

Pour la seconde, j’essaierai aussi.

Un dernier mot. Ce titre, ce livre, « … devient réel » peuvent en ce moment (mi-novembre 2025) stupéfier. Rendre stupéfait. C’est-à-dire, arrêter. Ne plus penser ni bouger. Ou, si on veut : c’est fait, c’est trop tard. Une fatalité du fascisme.

Alors, le fascisme montant ? Il manque une analyse de ses faiblesses et des occasions de l’affaiblir. Qu’on saisira. Et comment. C’est ce qui manque, dans la littérature d’aujourd’hui. Qui s’y met ?

----

Le temps des salauds. Comment le fascisme devient réel. Éditions divergences https://www.editionsdivergences.com/livre/le-temps-des-salauds, 2025

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.