Laurent Mauduit (avatar)

Laurent Mauduit

Journaliste, cofondateur de Mediapart

Journaliste à Mediapart

163 Billets

5 Éditions

Billet de blog 7 août 2011

Laurent Mauduit (avatar)

Laurent Mauduit

Journaliste, cofondateur de Mediapart

Journaliste à Mediapart

Affaire Tapie : les mensonges de Stéphane Richard

C'est décidément une bien curieuse publication que le Journal du Dimanche, qui s'est fait une spécialité de publier avec empressement des entretiens de complaisance. Un journaliste de la maison, Laurent Valdiguié, excelle dans ce registre et est visiblement commis d'office dès qu'il faut défendre une mauvaise cause, en confectionnant un entretien faisandé.

Laurent Mauduit (avatar)

Laurent Mauduit

Journaliste, cofondateur de Mediapart

Journaliste à Mediapart

C'est décidément une bien curieuse publication que le Journal du Dimanche, qui s'est fait une spécialité de publier avec empressement des entretiens de complaisance. Un journaliste de la maison, Laurent Valdiguié, excelle dans ce registre et est visiblement commis d'office dès qu'il faut défendre une mauvaise cause, en confectionnant un entretien faisandé.

Après avoir été à Tripoli pour réaliser un entretien - si le mot peut être utilisé pour ce genre d'exercice- avec Kadhafi en faisant l'aller et le retour dans l'avion de son ami et marchand d'armes Ziad Takieddine, lequel Takieddine a été interpellé au retour à l'aéroport du Bourget avec 1,5 million d'euros en liquide, à qui notre complaisant journaliste du groupe Lagardère a-t-il ainsi jugé utile de donner toute affaire cessante la parole ce dernier dimanche ? Ce pourrait presque être un jeu : devinez qui dans l'entourage de Nicolas Sarkozy traverse une mauvaise passe, et cherchez qui pourrait être sollicité pour voler à son secours. Et vous avez de bonnes chances de trouver l'heureux invité de l'entretien dominical du « JDD ».

Dans le cas présent, la devinette n'était donc pas trop difficile à élucider. Comme la patronne du Fonds monétaire international (FMI) a passé une bien mauvaise semaine, avec l'ouverture d'une enquête décidée par la Cour de justice de la République la visant, pour « complicité de faux et complicité de détournements de biens publics », il fallait trouver de toute urgence un invité qui dise que tout cela était malveillance et contrevérités notoires. Enfin !... Il est peut-être présomptueux de penser que le « JDD » s'est donné le mal de savoir qui il devait interroger. Peut-être le défenseur a-t-il de lui-même proposé ses services à la direction du journal, qui s'est empressée d'accepter.

Bref, l'invité d'honneur de ce dimanche, cela a donc été Stéphane Richard, l'ancien directeur de cabinet de Christine Lagarde au ministère des finances, devenu par l'entremise du chef de l'Etat le patron de France Telecom. On peut consulter ici l'entretien en question.

Un homme de confiance, assurément, que Stéphane Richard. Ancien patron du pôle immobilier de la Générale des eaux, il a fait connaissance de Nicolas Sarkozy à cette époque et a utilisé ses services à l'époque comme avocat, à la demande de Jean-Marie Messier le patron du groupe et balladurien notoire. Fortune faite, il est ensuite devenu l'un de ses proches amis. C'est même Nicolas Sarkozy, au début des années 2000, qui lui a remis la légion d'honneur, faisant un discours dont tous les témoins se souviennent : louant la fortune que son ami avait amassé, le ministre de l'intérieur de l'époque avait lâché devant l'assistance : « Un jour, je ferai comme toi... »

Fidèle parmi les fidèles, Stéphane Richard a donc ensuite été envoyé en 2007 comme directeur de cabinet de Christine Lagarde. En quelque sorte, il est devenu l'oeil de l'Elysée à Bercy. Décidant de tout, avec Claude Guéant, à l'époque secrétaire général de l'Elysée, et François Pérol, secrétaire général adjoint, il a fait parti du trio qui, laissant Christine Lagarde jouer les utilités, a conduit toutes les affaires économiques du pays au lendemain de 2007.

L'affaire Tapie, c'est donc lui qui l'a pilotée, de bout en bout, bien plus que Christine Lagarde, pour le compte de Nicolas Sarkozy, en concertation avec les deux mêmes : Claude Guéant et François Pérol. C'est lui qui l'a piloté, pour le compte du chef de l'Etat, et Christine Lagarde n'a eu le plus souvent qu'à signer les actes administratifs découlant des réunions auxquelles elle n'était pas même associée. Ce qui d'ailleurs lui vaut aujourd'hui d'être visée par cette enquête de la CJR.

Cet entretien de Stéphane Richard dans le « JDD » est donc un modèle du genre. Car l'ancien homme fort de Bercy exonère Christine Lagarde de toute responsabilité - d'une certaine manière, c'est le moins qu'il lui devait. Mais pour y parvenir, il est contraint de tordre les faits et de multiplier les mensonges. Et dans cet exercice, il bénéfice de l'aide du journaliste maison, qui ne pose aucune des bonnes questions et qui s'applique à ne rectifier aucune des contrevérités qui sont pronconcés.

Oui, dans le genre entretien de complaisance, c'est un modèle du genre. A donner en exemple dans les formations pour journalistes en herbe. Illustration...

« -Comment s'est prise la décision de lancer un arbitrage? », interroge le journaliste

- « Nous sommes en 2007. Je viens de prendre mes fonctions de directeur de cabinet à Bercy. Jean-François Rocchi, président du CDR [le Consortium de réalisation, organisme chargé de gérer l'ardoise du Crédit lyonnais] vient me voir et me fait état d'un courrier des liquidateurs du groupe Tapie datant de janvier 2007 par lequel ils proposaient de solder l'ensemble des contentieux par le biais d'une procédure d'arbitrage. Il m'explique qu'il y a encore des procédures en cours dans une vingtaine d'instances depuis une quinzaine d'années ; cette durée étant en contradiction avec les engagements de la France, au risque de nous voir condamner par la Cour européenne. », répond Stéphane Richard.

Sur le coup, on s'attend à ce que le journaliste fasse son office, interpelle son invité : mais non, cela ne s'est pas du tout passé comme cela ; après un arrêt de la Cour de cassation en 2006, Bernard Tapie était dans une position judiciaire qui était moins favorable, et l'Etat n'avait aucune raison d'aller à l'arbitrage ; et au demeurant, ce n'est pas Jean-François Rocchi qui défendait cette solution ; c'est Nicolas Sarkozy depuis 2004 qui essayait de faire prospérer cette solution...

Mais non, rien de tel. Le journaliste se contente d'une question beaucoup plus neutre, et on assiste alors à cet invraisemblable dialogue :

-« Comment gérez-vous le dossier? »

- « Je demande une analyse aux services de Bercy. Cette affaire est exceptionnellement complexe, et très peu de personnes en maîtrisent vraiment le détail. Elle a fait l'objet de plusieurs décisions de justice contradictoires. La laisser suivre son cours signifiait au moins sept ans de contentieux à venir, des frais d'avocats énormes, et une issue incertaine... »

Que proposent les services de Bercy? »

-« Les services de l'administration, par réflexe, sont toujours plutôt pour la poursuite des procédures. Mais à aucun moment ils ne déconseillent formellement l'arbitrage, en particulier parce que cette procédure permet de cantonner le risque financier de l'État. Les demandes d'indemnisation de M. Tapie dépassaient 2 milliards d'euros, elles sont ramenées à moins de 300 millions dans le compromis d'arbitrage. Nous demandons aussi leur avis à plusieurs professeurs du droit, et aucun ne pointe de risque particulier. D'ailleurs, le conseil d'État a récemment validé le choix de l'arbitrage. »

Invraisemblable dialogue, oui, parce que phrase après phrase, le patron de France Telecom déforme les faits ou les arrange. Il prétend ainsi que les services de Bercy n'ont jamais déconseillé « formellement l'arbitrage », alors que c'est en réalité tout le contraire qui s'est passé: révélé par Mediapart, le rapport de la Cour des comptes est truffé de notes du directeur de l'Agence des participations de l'Etat décommandant formellement à Christine Lagarde d'accepter un arbitrage (lire en particulier Affaire Tapie : le rapport secret qui accable Christine Lagarde). Le directeur général de l'Agence des participations de l'Etat (APE), Bruno Bezard, a ainsi adressé de nombreuses notes aux ministres des finances successifs, les mettant en garde contre un éventuel recours à un arbitrage dans l'affaire Tapie. «J'ai formellement déconseillé à l'anté-prédécesseur du ministre (...) d'autoriser le CDR, s'il saisissait de cette proposition l'EPFR, à s'engager dans cette voie qui serait contraire aux intérêts du CDR et de l'Etat», écrit-il ainsi à Christine Lagarde, le 1er août 2007. «L'APE a fait part au Ministre et à ses prédécesseurs (...) des risques substantiels pour le CDR et à travers lui pour les finances publiques d'une telle procédure, en particulier dans le contexte de la décision favorable de la Cour de cassation», insiste-t-il le 17 septembre suivant. La ministre n'a tenu aucun compte de ces avertissements.

Stéphane Richard peut d'autant moins l'ignorer qu'il a lu lui-même ce rapport de la Cour des comptes. Je peux ici en faire la confidence : quand j'ai révélé ce rapport de la Cour des comptes, il était ce jour-là en Californie et m'a téléphoné pour que je lui transmette l'article. Ce que j'ai fait.

Dans la foulée, Stéphane Richard ose prétendre, toujours sans être contredit, que « le conseil d'État a récemment validé le choix de l'arbitrage », alors qu'en réalité, il n'en est rien. Comme les lecteurs de Mediapart le savent, le Conseil d'Etat n'a pas jugé l'affaire sur le fond (lire Affaire Lagarde - Tapie : le déni de justice), mais a seulement considéré que les requérants étaient irrecevables. Ce qui n'a donc strictement rien à voir.

Imagine-t-on donc le journaliste du « JDD » interrompre Stéphane Richard pour lui dire ceci : Mais non ! Vous ne pouvez pas dire cela. Le Conseil d'Etat n'a jamais validé le choix de l'arbitrage. Ce que vous dites est une contrevérité notoire. En revanche, il est exact que la Cour des comptes a fait le grief à la ministre de ne pas saisir en 2007 le Conseil d'Etat pour s'assurer de la légalité de l'arbitrage ; tout comme il est exact que dans sa requête à la CJR, le procureur général près la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal, a émis des doutes sur cette légalité...

Eh bien non ! Dans un entretien de complaisance, on ne contredit évidemment pas celui qui parle. On l'aide seulement à poursuivre son monologue...

Benoîtement, le journaliste demande donc à Stéphane Richard si Nicolas Sarkoy a pesé d'une quelconque façon sur le dossier. Réponse : « J'avais des contacts réguliers avec la présidence de la République, et la question a été évoquée avec l'équipe du Président ; mais il n'y a eu ni insistance particulière ni feu vert de l'Élysée. Je rappelle qu'abréger cet interminable feuilleton judiciaire avait été déjà tenté plusieurs fois avant 2007. »

Une version qui est évidemment radicalement fausse. Comme d'autres journaux, Mediapart a raconté à plusieurs reprises les réunions qui ont eu lieu en 2007 et 2008 à l'Elysée, parfois même en présence de Bernard Tapie (lire notamment Bernard Tapie aperçu par deux témoins à l'Elysée).

Plus loin dans l'entretien, Stéphane Richard va même jusqu'à faire semblant d'ignorer que l'un des trois arbitres, Pierre Estoup, a manqué à ses obligations de « révélations étendues », en ne faisant pas état des arbitrages qu'il avait effectués dans le passé en 1999, 2001 et 2002, aux côtés de Me Maurice Lantourne, avocat de Bernard Tapie. Christine Lagarde avait donc un motif de récusation de l'arbitre, qu'elle n'a pas fait jouer et qu'elle a gardé secret. Spéculant sur l'ignorance de ses lecteurs et sur la connivence du journaliste, Stéphane Richard, qui a géré cette affaire au jour le jour et qui était donc dans le secret, gomme tout cela et ose déclarer - toujours sans être contredit : « À ma connaissance, M. Estoup a signé, comme les deux autres arbitres, une déclaration sur l'honneur d'indépendance vis-à-vis des parties. Et puis, que signifie "proche"? Si quelqu'un a des éléments sérieux et tangibles, qu'il les apporte! » Ces éléments, la Cour des comptes les a apportés, mais Stéphane Richard sait que son interviewer ne va pas le lui faire remarquer.

Et tout est à l'avenant. A propos du procès-verbal du CDR qui a été modifié irrégulièrement, après le vote du conseil de la société, - et qui explique que l'enquête porte aussi sur un chef de « complicité de faux », Stéphane Richard fait mine de découvrir la question : « Ce point est apparu pour la première fois cette semaine, et je suis tombé des nues. Que Christine Lagarde ait demandé que l'on change un mot dans le compromis d'arbitrage, c'est du délire complet! Qu'elle ait demandé que l'on ajoute la notion de "préjudice moral" me parait totalement absurde. Je ne comprends pas... et tous les juristes à qui j'ai posé la question depuis jeudi sont eux aussi interloqués. »

Or, en fait, Stéphane Richard est au courant de cela depuis longtemps. D'abord, cette modification irrégulière, qui a ouvert la voie aux 45 millions d'euros d'indemnité pour Bernard Tapie au titre du préjudice moral, a été pointée depuis plusieurs mois par la Cour des comptes. Le patron de France Telecom ne l'a donc pas découvert « pour la première fois cette semaine ». De plus, des représentants de l'Etat siégeaient à ce fameux conseil, et ont bien évidemment informé le ministère des finances des délibérations qui y ont été prises - délibérations mouvementés puisqu'une personnalité qualifiée, Patrick Peugeot a jugé que l'intérêt général n'était plus défendu, et a démissionné du conseil. Et si Stéphane Richard avait été confronté à un journaliste honnête, il sait que la question lui aurait été posée: cette modification du procès-verbal, dont les conséquences ont été gravissimes, en avez-vous été vous-même informés par les représentants de l'Etat siégeant au conseil du CDR? Ou alors, prétendez-vous que, pour d'obscures raisons, Jean-François Rocchi en a pris seul l'initiative, et ne vous en a jamais ensuite parlé, du temps où vous étiez directeur de cabinet?

Bref, Stéphane Richard essaie autant qu'il peut de défendre Christine Lagarde. Mais la tache est si ardue qu'il est contraint de parler une étrange novlangue, sans relation avec l'histoire, telle qu'elle s'est effectivement déroulée. Une étrange langue de bois, pour présenter la défense de l'indéfendable Christine Lagarde.

Rude tâche ! Ami proche de Nicolas Sarkozy, mis dans la plupart des secrets du chef de l'Etat, il sait beaucoup mieux que Christine Lagarde pourquoi l'Elysée a exigé d'elle de donner des ordres au seul profit d'un autre ami du président, Bernard Tapie. Il est sans doute l'un des très rares à savoir pourquoi Nicolas Sarkozy tenait à tout prix à offrir 403 millions d'euros à Bernard Tapie. Ce scandale d'Etat, il est l'un des très rares à en connaître la véritable explication. D'où cet entretien de commande avec ce mercenaire du journalisme, toujours disponible pour les basses œuvres qu'on lui demande.