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Billet de blog 15 octobre 2010

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La morgue du directeur du Monde à l'encontre des manifestants

Pour ceux qui se demandent où va le journal Le Monde, ou du moins quelles sont les attaches de ceux qui le dirigent, je ne saurais trop conseiller une lecture, celle de l'éditorial que vient de signer le directeur de ce journal, Eric Fottorino, dans son édition datée du 15 octobre 2010, sur la réforme des retraites.

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Pour ceux qui se demandent où va le journal Le Monde, ou du moins quelles sont les attaches de ceux qui le dirigent, je ne saurais trop conseiller une lecture, celle de l'éditorial que vient de signer le directeur de ce journal, Eric Fottorino, dans son édition datée du 15 octobre 2010, sur la réforme des retraites. Car, en vérité, elle est édifiante. Elle permet de comprendre tout à la fois la détestation de la gauche qui anime les responsables du quotidien en même temps que leur mépris pour ceux qui manifestent contre la réforme des retraites, tout particulièrement les jeunes.

Tout est dit brutalement, presque maladroitement, sans finesse ni nuance. Se bornant à reprocher au gouvernement et à Nicolas Sarkozy, « un déficit d'explication » pour la réforme des retraites, il explique: « C'est justement ce déficit d'explication qui ouvre la porte aux idées fausses dont l'opposition socialiste est devenue le chantre, fourvoyant une partie de la jeunesse, à juste titre inquiète pour son avenir, dans une impasse empreinte de démagogie. Laisser croire par exemple que le marché du travail est un gâteau à partager, que plus les "seniors" resteront, moins les jeunes entreront, est une contre-vérité. ». Et le directeur du Monde ajoute : « Malgré ses efforts, Mme Aubry ne parvient pas à dissiper l'impression première, qui, faute d'être forcément la bonne, demeure la plus forte: une confusion sur les véritables orientations du PS en matière de retraites, aggravée par l'engagement "totémique" d'un retour aux 60 ans pour l'âge légal du départ à la retraite. En se polarisant sur ce que M. Strauss-Kahn ne reconnaît pas comme un dogme, le PS se trompe de combat et risque de s'enfermer dans une attitude résolument passéiste. »

« Idées fausses », « démagogie », « engagement "totémique" », « attitude résolument passéiste » : Eric Fottorino n'a pas de mots assez durs pour condamner la position des socialistes, ce qui le conduitt donc, implicitement, à défendre la réforme des retraites conçue par Nicolas Sarkozy. En quelque sorte, on sent derrière ces lignes une très vielle inspiration, celle du « cercle de la raison », si chère à Alain Minc, qui fut en d'autres temps le président de conseil de surveillance du Monde : qui conque ose sortir de ce « cercle », celui de la pensée unique, est aussitôt pestiféré.

L'outrance du propos conduit en fait son auteur à faire sur cette question des retraites le même tour de passe-passe que celui auquel procède depuis de longues semaines l'UMP. Un tour de passe-passe qui consiste à faire croire à l'opinion que la question des 60 ans est le chiffon rouge absolu, la ligne de clivage déterminante dans ce débat. Comme si le PS avait promis, s'il revenait au pouvoir, de revenir à la retraite à 60 ans, avec pour qui y accèdent un droit à la retraite à taux plein.

Or, ce n'est pas le cas. C'est même toute l'ambiguïté de la position du Parti socialiste. S'il a eu le courage de proposer de nouvelles recettes, notamment grâce à des prélèvements nouveaux sur le capital, il a aussi accepté le principe, déjà contenu dans la réforme de 2003, d'un allongement des durées de cotisations pour profiter d'une retraite à taux plein.

Il y a donc une ambiguïté dans la position du PS sur le retour aux 60 ans - ambiguïté que n'ont pas forcément relevée les millions de manifestants : si le PS un jour revenait au pouvoir et mettait en pratique ce qu'il dit aujourd'hui, les retraités partant à cet âge de 60 ans partiraient avec une pension sensiblement inférieure. Ce que les experts appellent le « taux de remplacement » (le niveau de la pension en proportion du salaire d'origine) serait plus bas que ce qu'il est aujourd'hui.

La position du Parti socialiste n'a donc rien de « passéiste », au sens où l'entend Fottorino -dans sa bouche on comprend qu'être "passéiste", c'est ne pas être de droite ou ne pas être libéral. Dans l'arc en ciel des positions au sein de la gauche, il se trouve même de nombreux courants - et pas seulement de la gauche radicale- à relever que les socialistes ont fait une énorme concession à la droite, en acceptant cet allongement des durées de cotisation. En quelque sorte, la position officielle du Parti socialiste et celle de Dominique Strauss-Kahn sont beaucoup moins différentes qu'il n'y paraît.

Et cette question est évidemment décisive. Car si, portées par les millions de Français qui manifestent, les grandes confédérations syndicales opposent aujourd'hui un front uni, elles ont entre elles sur cette question majeure de l'allongement de la durée de cotisation, des points de vue très divergents qui pourraient un jour être objet de frictions, sinon même de divergences majeures.

Foin de ces subtilités ! Le directeur du Monde écrit son éditorial comme Xavier Bertrand écrit ses tracts de l'UMP : on y sent du mépris, de la condescendance pour ceux qui manifestent. Et qui ne manifestent d'ailleurs pas que contre la réforme des retraites. C'est ce qu'il y a de fascinant, d'enthousiasmant, dans ce mouvement qui se cherche, qui avance, par vagues successives d'immenses manifestations périodiques : on y sent des colères multiformes, bien au-delà d'un simple mouvement social ordinaire. On y sent une colère contre la réforme des retraites, et toutes les injustices qu'elle charrie. Mais on y sent aussi, au-delà, une colère contre le sarkozisme et tout ce qu'il charrie, en particulier l'affairisme. Une colère des jeunes contre l'avenir qu'on leur offre, celui de la précarité et des petits boulots...

Des tracts de l'UMP à l'éditorial du Monde, la maladresse est d'ailleurs la même : d'un côté comme de l'autre, on fait reproche au PS de « fourvoyer une partie de la jeunesse ». Phrase pleine de morgue et d'arrogance :comme si les jeunes étaient manipulables, stupides moutons que l'on pouvait mener où l'on veut pour peu que le complot soit savamment ourdi! Comme si les socialistes -ils en rêveraient que ce soit vrai- avaient vraiment prise sur la jeunesse...

Reste une question : pourquoi le directeur du Monde professe-t-il de telles inepties réactionnaires, que l'on a dû savourer comme il se doit à l'Elysée ? Pour ceux qui n'ont pas bien suivi l'actualité récente, cela peut sembler quelque peu surprenant. Car on a beaucoup dit ces dernier temps, à l'occasion du rachat du Monde, que la direction du journal avait pris ses distances avec l'Elysée.

Pour démêler le vrai du faux, reprenons donc le film de cette actualité. Avant d'être évincé du journal, qu'ils ont conduit à la faillite et dont ils ont gravement entaché l'indépendance, l'ancien directeur, Jean-Marie Colombani, et le président du conseil de surveillance, Alain Minc, deux proches de Nicolas Sarkozy, prennent une ultime décision, qui engage l'avenir : ce sont eux qui choisissent leur candidat pour prendre la direction du journal, en la personne d'Eric Fottorino, choix qui sera ensuite ratifié par les actionnaires salariés.

Eric Fottorino ne s'est d'ailleurs jamais caché de cette filiation. Rédigeant son premier éditorial comme directeur, dans Le Monde daté du 13 juillet 2007, il rend un hommage appuyé à celui auquel il doit ses nouvelles fonctions mais dont la rédaction a bon droit ne veut plus: « On peut (...) comprendre le trouble des lecteurs - et des journalistes - du Monde devant la proximité affichée d'Alain Minc, président aujourd'hui contesté du conseil de surveillance du Groupe Le Monde, avec Nicolas Sarkozy. Il faut l'écrire : M. Minc ne s'est jamais permis la moindre intervention, même habilement camouflée, sur nos contenus éditoriaux. Et les services rendus par lui, depuis de nombreuses années, pour défendre la pérennité économique du Monde méritent notre gratitude. ».

Quand on sait à quel point Alain Minc s'est servi du Monde, ces lignes font sourire. Alain Minc « ne s'est jamais permis la moindre intervention, même habilement camouflée » ? J'y ai consacré presque un livre entier, et je n'y ai pas mis toutes les histoires que j'avais dans ma besace.

Mais ensuite, c'est vrai, il y a eu une embardée. Dans la compétition pour le rachat du Monde, Eric Fottorino a habilement fait connaître une conversation qu'il avait eue avec Nicolas Sarkozy sur le sujet. Ce qui a eu le don, à juste titre, d'indisposer la rédaction contre le clan qui avait les faveurs du chef de l'Etat, celui emmené par le propriétaire du Nouvel Observateur, et de faire pencher la balance en faveur du camp d'en face, le trio Xavier Niel, Matthieu Pigasse, Pierre Bergé. Mais cela ne disait sans doute rien du tropisme personnel d'Eric Fottorino. Dans ces semaines d'intrigues dans les coulisses du capitalisme parisien, sans doute tout le monde n'avait-il pas la même boussole. La rédaction a cherché à promouvoir la moins mauvaise des solutions, celle qui entame le moins son indépendance. De son côté, Eric Fottorino avait sa propre logique : un camp avait promis de le maintenir à son poste ; tandis que l'autre avait annoncé son remplacement.

Maintenant que la recapitalisation du Monde est bouclée, voilà donc que le cours des choses reprend. En même temps - n'en déplaise à la rédaction qui a de bonnes raisons de se sentir dupée!- que les éditoriaux réactionnaires de son direteur...

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