L’abominable vénalité de la presse française
- 17 sept. 2016
- Par Laurent Mauduit
- Blog : Le Réveil
Pour quiconque veut consulter cet opuscule, qui est tombé dans le domaine public, et qui est librement accessible, rien en effet de plus simple, il suffit d’aller sur le site Internet de la Bibliothèque nationale, et on peut télécharger le document à sa guise. Il est ici :
« L’abominable vénalité de la presse française »
Ou alors, on peut consulter cette brochure ci-dessous :
L’histoire est accablante pour la presse française, tous titres quasiment confondus, à de rares exceptions. La voici, telle que je la raconte dans mon livre.
Au lendemain de la révolution d’Octobre, les bolcheviques, qui ont accédé au pouvoir, ont du même coup mis la main sur une bonne partie des archives du régime tsariste. Dans ces archives, ils découvrent de nombreux documents attestant que la presse française a été massivement arrosée de pots-de-vin pour chanter les louanges du régime et de la solidité de son économie, de sorte que les épargnants français souscrivent sans barguigner aux fameux emprunts russes que vendent allégrement toutes les banques françaises, et tout particulièrement le Crédit lyonnais. Campagne de presse mensongère mais efficace, puisque pendant les trois décennies au cours desquelles les emprunts sont émis, près du tiers de l’épargne française va s’y investir, pour le montant colossal de quelque 15 milliards de francs or.
Ainsi, les documents publiés par L’Humanité mettent au jour l’un des plus grands scandales financiers de l’époque : si près de un million et demi de Français ont été grugés par ces emprunts, c’est que la presse a été stipendiée pour les allécher.
Arthur Raffalovitch en 1897
Dans le lot des journaux corrompus, on trouve également Le Figaro et Le Temps, l’ancêtre du journal Le Monde. Figurent aussi L’Écho de Paris et Le Petit Parisien. C’est même l’une des grandes surprises qui attend le corrupteur : alors qu’il pensait rencontrer des difficultés à graisser la patte des journalistes, il découvre que son entreprise s’avère bien plus aisée qu’il ne l’imaginait.
Jour après jour, L’Humanité livre en pâture à ses lecteurs le nom des journaux qui ont mordu à l’hameçon, en publiant les correspondances secrètes qu’Arthur Raffalovitch a adressées au ministre russe des Finances. Parfois, ces courriers sont juste de longues listes, avec le nom des journaux et, aligné en face, le montant des pots-de-vin versés à chacun d’eux. Parfois, la lettre donne des détails. Le 13 octobre 1901, Arthur Raffalovitch explique ainsi au ministre russe quels sont ses plans pour la prochaine campagne de corruption : « Comme il est impossible d’acheter tout le monde, il faudra faire une sélection, prendre Le Temps, L’Écho de Paris et le journal Le Petit Parisien, quatre ou cinq journaux de province (La Petite Gironde, Le Petit Marseillais, Le Lyon républicain, La Dépêche de Toulouse, La Départementale de l’Est) et traiter (hélas !) aussi avec […] Le Matin et Le Petit Journal. Je me demande, sans doute à tort, si ces deux derniers individus P. et Th. ne sont pas liés avec les financiers belges pour mener la campagne contre nous et s’ils ne veulent pas se faire acheter préventivement. »

Le 6 janvier 1902, il fait part à son interlocuteur de ses hésitations : « Il s’agit de savoir [...] s’il vous convient de faire paraître (hélas, à nos frais) des articles dans quelques journaux de Paris, articles dont j’aurai la charge d’écrire le texte complet ou en tout cas le canevas. Rils [un courtier en publicité] dit que l’article de L’Éclair coûtera autour d’un millier de francs. Pour Le Temps, Hébrard [il s’agit d’Adrien Hébrard (1833‑1914), l’un des principaux dirigeants du journal, déjà mis en cause dans le scandale de Panama] a des prétentions folles : il a parlé de 10 000 francs alors que suivant moi 1 200 à 1500, 2 000 au maximum, suffisent. Rils voudrait avoir en outre une rémunération de son travail qu’il estime à 3 000 (je lui en donnerai 2 500). J’ai donc besoin de savoir si vous désirez ces quelques articles en dehors de ceux que je ferai naturellement dans L’Économie française, Le Journal des débats, La Cote de la Bourse et de la banque et Le Petit Parisien. Il faut une imagination singulière pour varier les formules. »
Dans le lot des câbles diplomatiques...
« L’abominable vénalité de la presse française » : c’est donc cette formule, transcrite au détour d’un câble diplomatique, qui passe à la postérité, résumant ce qu’est la presse d’avant 1914, et tout autant la presse de l’entre-deux-guerres. Une presse pleinement corrompue, prisonnière des puissances d’argent, avide de passe-droits et de prébendes en tout genre, jusque dans ses titres les plus célèbres comme Le Temps ou Le Figaro…
Avec le recul, ce document prend donc une formidable importance. D’abord, il permet de prendre la mesure des systèmes de corruption gravissimes qui ont abîmé la presse française tout au long de la IIIe République. Dans mon livre, je m’y attarde, du scandale de Panama avant la guerre de 1914, jusqu’à ce scandale Raffalovitch qui éclate juste après, ou encore le scandale du capital du Temps, qui est secrètement entre les mains du Comité des forges, c’est-à-dire du patronat.
Le programme des Jours heureux
Et c’est ce qui explique qu’à la Libération, dans des formes juridiques multiples, une bonne partie de la presse française se refonde, pour assurer son indépendance vis-à-vis « des puissances d'argent ». Soit sous la forme de société de presse détenue par les journalistes – c'est le choix que fait Le Monde en 1952, puis Libération lors de sa création, plus de deux décennies plus tard. Soit sous la forme, par exemple de coopératives ouvrières –un choix que font à la fin de la guerre de très nombreux
Alors comme par contraste, le souvenir de ce scandale Raffalovitch force aujourd’hui à se souvenir que la République est devenue amnésique. Car les formidables enseignements tirés à la Libération pour tourner la page de la presse affairiste de la IIIe République ont été oubliés. Et l’indépendance vis-à-vis « des puissances d'argent » qui était le point cardinal de la refondation démocratique de la presse d’après-guerre a été balayée. Cela a progressivement pris plusieurs décennies, mais le séisme Bolloré-Niel-Drahi de ces dernières années a achevé ce travail de déconstruction. Nous voici en somme revenu à la presse au temps du Comité des forges.
C’est le formidable intérêt qu’il y a à exhumer ce scandale Raffalovitch. Dans les replis de cette histoire souvent trop méconnue – y compris de beaucoup de journalistes-, git une leçon de forte actualité,que mon livre Main basse sur l'information s'applique à souligner : il est urgent, il est impérieux de suspendre la grave régression démocratique qui est actuellement à l'oeuvre !
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