L’économiste Florencio Lopez de Silanes a décidé d’assigner en diffamation Mediapart, au travers de son directeur de la publication, Edwy Plenel, pour un article dont je suis l’auteur et qui a été mis en ligne le 16 novembre 2012, sous le titre « Le tapis rouge en France pour un économiste exclu de Yale ».
Assez curieusement, je ne suis moi-même pas visé par cette procédure civile, mais dans l’offre de preuves que Mediapart a présentée dans la perspective du procès, qui aura lieu devant le tribunal de grande instance de Grasse (Alpes-Maritimes) à une date qui n’est pas encore fixée, je suis naturellement cité comme témoin et pourrais sans difficulté établir, avec notre conseil Me Emmanuel Tordjman, qu’en tout état de cause cet article, loin d’être diffamatoire, relève du droit légitime à l’information auquel peuvent prétendre les citoyens et qui doit être le but de tout journaliste.
Pour comprendre l’importance de ce procès et les enjeux qu’il recouvre – qui ne concernent pas que Mediapart, mais toute la communauté des économistes français – il importe d’abord de savoir dans quel contexte j’ai écrit cet article. Il s’agissait d’un prolongement d’un très long travail d’enquête que j’ai entrepris depuis plus de deux ans, portant sur les économistes français, les conflits d’intérêt de certains d’entre eux et le pluralisme en économie de manière générale.
Comme on le sait, cette question de l’indépendance et de l’honnêteté du travail des économistes a pris de l’ampleur dans de nombreux pays du monde à la faveur de la crise économique historique qui a démarré en 2007 – comme a pris de l’ampleur, pour des raisons identiques, le débat sur la nécessaire indépendance des journalistes, sur lesquels reposent l’information des citoyens ou encore l’indépendance des experts chargés de formuler des recommandations pour l’agrément des médicaments.
Aux Etats-Unis, le célèbre documentaire de Charles Ferguson, Inside Job, qui a eu un retentissement mondial, a très fortement popularisé en 2010, cet indispensable débat sur l’indépendance des économistes, en pointant les conflits d’intérêts de certaines figures connues de cette discipline.
Jugeant ce travail remarquable et observant qu’il n’avait pas d’équivalent en France, j’ai donc estimé utile de m’atteler à un travail d’enquête minutieux pour établir le constat le plus précis possible sur la situation des économistes français, et les règles déontologiques ou légales qu’ils respectaient – ou qu’ils pouvaient parfois enfreindre. On sait donc ce qu’a été le résultat de mon travail : il a pris la forme d’un livre « Les imposteurs de l’économie », publié par les Editions Gawsewitch au début de 2012, dans lequel j’ai présenté le fruit de mes recherches.
Ce travail n’a fait, à l’époque, l’objet d’aucune contestation judiciaire. C’est peu dire, pourtant, que certains des faits que j’ai produits ont fait débat. Economistes connus à l’Université mais occupant des missions rémunérées dans le privé sans l’autorisation de leur hiérarchie ou alors siégeant dans des conseils d’administration d’entreprises privées, alors que la loi l’interdit : sans fausse modestie, je pense que les faits que j’ai révélés ont contribué à faire bouger les lignes du débat économique.
Avant moi, l’économiste Jean Gadrey avait déjà pointé les « liaisons dangereuses » de certains économistes français. Et quelques semaines avant la sortie de mon livre, un article du Monde Diplomatique avait aussi œuvré dans le même sens. Ces travaux multiples ont par ailleurs rejoint les efforts que menaient de nombreux économistes un peu partout en France pour que la profession des économistes se dote enfin – comme aux Etats-Unis-, de charte de déontologie, fixant les règles d’indépendance du travail des économistes et prohibant les situations de conflit d’intérêt.
On sait donc ce qu’il a résulté de toutes ces initiatives : pour finir, c’est une véritable révolte éthique qui a submergé la communauté des économistes français. Un peu partout des chartes de déontologie ont vu le jour. Ce fut le cas à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) ou encore à l’Ecole d’économie de Paris (PSE).
Et même au Conseil d’analyse économique (CAE), l’organisme qui regroupe des économistes de toutes tendances pour éclairer les arbitrages du premier ministre- cela a fini par susciter un séisme : une bonne partie des économistes dont j’avais pointé les conflits d’intérêt dans mon livre –et dont il est fait mention pour deux d’entre eux dans l’article incriminé- n’ont pas été renouvelés lors de l’alternance de 2012 ; et la nouvelle présidente du CAE a fixé des règles éthiques auxquelles doivent souscrire les nouveaux membres.
Après avoir écrit mon livre, c’est donc naturellement sur Mediapart que j’ai chroniqué tous ces faits nouveaux : loin de mener une « croisade », comme le dit l’assignation qui vise Mediapart, j’ai présenté mois après mois les nouvelles chartes déontologiques qui voyaient le jour ; j’ai raconté les débats innombrables qu’elles suscitaient…
C’est donc dans ce contexte que j’ai été amené à écrire un article – et un seul- où j’ai fait mention de l’économiste Florencio Lopez de Silanes. Contexte important car il permet de mieux comprendre en quoi il n’y a rien de diffamatoire dans l’article que j’ai écrit à son sujet mais seulement le souci de l’information légitime des citoyens.
Dans le cadre de l’enquête que j’effectuais, j’ai découvert l’histoire de Florencio Lopez de Silanes et les raisons – explicitées dans l’article – qui l’ont conduit à quitter la prestigieuse université de Yale. J’ai été surpris qu’aucun des articles, souvent très louangeurs, que la presse française lui avait consacré quand il est venu enseigner dans notre pays n’ait jugé utile ne serait-ce que mentionner ces faits qui me paraissaient révélateurs de ce que j’avais écrit dans mon livre. J’ai donc pensé qu’en en faisant état, et même si j’étais le premier à le faire de ce côté-ci de l’Atlantique, l’information était d’intérêt public et méritait d’être publiée. Je comprends donc que Florencio Lopez de Silanes préfèrerait que l’affaire ne s’ébruite pas en France mais, pour ma part, j’ai la conviction de ne pas avoir dérogé à mes obligations de journalistes.
Me reprochant d’évoquer le climat de « corruption douce » qui a abîmé certains cénacles économiques français, et sans le dire vraiment, Florencio Lopez de Silanes cherche donc, en fait, à faire dans la foulée le procès non plus seulement de cet article mais aussi du livre que j’ai écrit sur les « Imposteurs de l’économie », et au-delà de la révolte éthique qu’il a contribué, avec d’autres écrits, à alimenter. Car l’intéressé sait pertinemment d’où vient la formule que j’utilise de « corruption douce » et dont volontairement il dénature le sens. Je le précise d’ailleurs dans l’article : la formule est du Nobel d’économie Paul Krugman, par ailleurs chroniqueur du New York Times. Il l’a utilisé dans le quotidien américain (on peut consulter l’article ici) pour dire tout le bien qu’il pensait du documentaire « Inside Job » et du climat dans lequel baignait certains économistes américains – climat de « soft corruption ».
L’enjeu du procès dépasse donc le cas de Florencio Lopez de Silanes. En prétendant qu’il serait diffamatoire de parler de système de « corruption douce » -et d’user de quelques autres formules de ce type-, le plaignant voudrait aussi, au-delà de sa propre personne, faire taire ceux qui ont mené bataille en défense de l’indépendance et du pluralisme de l’économie.
Dans son offre de preuves, Mediapart a donc cité aussi comme témoins plusieurs économistes de renom qui ont tous pour point commun d’avoir, chacun dans leur domaine, mené cet indispensable débat.