Tous les journalistes en ont fait un jour ou l'autre l'expérience : il arrive qu'une information prenne, initialement, la forme d'un puzzle. Constituée d'éléments disparates, dont on ne sait pas bien s'ils sont reliés les uns aux autres, elle semble alors inintelligible. En clair, on a beau s'intéresser à chacune des pièces, à les scruter minutieusement, on passe à côté de l'essentiel : le paysage qu'elles dessinent une fois qu'on a compris leur assemblage.
Disons-le tout net ! C'est le manque de discernement auquel j'ai failli succomber en prenant connaissance de trois informations, qui n'ont, en apparence, aucun lien entre elles. Trois petites « infos » décousues sur la vie parisienne des affaires et de la presse, qu'on pourrait être enclin à lire rapidement, sans trop s'y attarder. Comme s'il s'agissait de quelques uns de ces « indiscrets » dont raffolent les magazines, et qui seraient juste reliés les uns aux autres par des titres en cascade, presque similaires. Le premier « indiscret » pourrait être intitulé de la sorte : « John Elkann entre au Monde ». Le second : « Jean-Marie Colombani s'installe chez René Ricol ». Et le troisième : « les Agnelli s'invitent chez Stéphane Courbit ». Trois petits infos qui sont encore inachevées et qui, à ce titre, ne donnent pas encore matière à un véritable article dans la partie journal de Mediapart, mais qui ont assurément leur place dans ce blog, où je me sens autorisé à une description plus impressionniste de la vie des affaires.
« John Elkann entre au Monde »... Cette information - sinon le titre -, c'est à l'agence Presse News qu'on la doit. Selon cette publication spécialisée dans la vie de la presse et de la communication, le jeune homme (32 ans), qui est le petit fils de Gianni Agnelli, le fondateur de l'empire industriel italien, devrait prochainement faire son entrée au conseil de surveillance du Monde SA, la holding qui englobe le quotidien Le Monde. Vice-président de Fiat et, depuis le 13 mai, patron de l'Ifil, la holding qui gère toutes les participations de la famille Agnelli, John Elkann devrait siéger au conseil du Monde, en remplacement de Luca Cordero di Montezemolo. Président de Fiat et de la Cofindustria (le Medef italien), ce dernier disposait de ce siège au conseil de surveillance du Monde, en qualité de représentant du journal italien La Stampa, propriété de la famille Agnelli.
Il disposait de ce siège, mais... il ne l'occupait pas ! Or John Elkann lui devrait bel et bien siéger. Presse News cite à ce sujet « un proche du dossier » : « Cette arrivée est aujourd'hui souhaitée par Louis Schweitzer (le président du conseil de surveillance du Monde partenaires et associés (LMPA) et du Monde SA) qui ambitionne d'en faire un membre actif, contrairement à Luca di Montezemolo qui ne siégeait pratiquement jamais ».
Est-ce un signe des temps ? Longtemps, les investisseurs « amis » du Monde n'avaient qu'un contrôle infime sur le capital du groupe ; ils ont désormais une place prépondérante. Leurs représentants dans les instances dirigeantes du groupe étaient discrets ou volontairement effacés ; les voilà visiblement plus interventionnistes et plus présents.
Deuxième information - qui n'a en apparence qu'une lointaine relation avec la précédente : le patron déchu du directoire du Monde, Jean-Marie Colombani a retrouvé une activité. Chargé d'une mission de réflexion sur le problème de l'adoption par Nicolas Sarkozy, dont il était proche, il était inoccupé depuis qu'il avait bouclé ses travaux et remis ses conclusions.
Or, le voilà depuis peu installé dans un nouveau bureau, aidé d'une assistante, dans un magnifique « cabinet » parisien de l'Avenue Hoche. Et quel est ce « cabinet » ? C'est l'inattendu de l'histoire : c'est le cabinet d'expertise financière connu sous le nom de Ricol, Lasteyrie & Associés...
Et que fait donc Jean-Marie Colombani dans un tel lieu ? L'explication est en réalité assez simple, même si elle ne laisse pas de surprendre. Ancien président de la Fédération internationale des experts comptables, et figure très connue des milieux financiers parisiens, René Ricol, a pris la décision d'offrir un bureau à l'ex-patron du groupe Le Monde. Groupe Le Monde dont les comptes financiers (de plus en plus mauvais au fil des ans) ont pendant près de 25 ans été préparés ou étudiés - sinon officiellement certifiés - par le même cabinet de René Ricol. D'ailleurs, le cabinet a repris du service récemment et a de nouveau une mission pour le groupe Le Monde.
Pourquoi l'un a-t-il décidé de rendre service à l'autre ? En fait, Selon René Ricol, Jean-Marie Colombani va changer de métier. A la manière un peu d'Alain Minc, il va faire lui aussi faire du conseil. Et se spécialiser dans un domaine que, paraît-il, il connait bien - mais cela lui a-t-il réussi? - : le rapprochement des entreprises dans le secteur de la communication.
La troisième information a une relation tout aussi distante avec les deux précédentes. Tout juste y retrouve-t-on un même acteur : l'Ifil. La holding de la famille Agnelli, celle-là même que préside John Elkann, vient en effet d'investir 42,5 millions d'euros (soit 17% du capital) dans une société française dénommée Manga Capital Entertainment, aux côtés de Bernard Arnault (LVMH) et l'éditeur italien De Agostini, qui ont apporté une somme identique. Au total, les trois entrants vont prendre donc 51% de la société, qui était jusqu'alors contrôlée par la Financière Lov, la holding patrimoniale de Stéphane Courbit.
Et qui est cette société Manga Capital Entertainment ? C'est la nouvelle entreprise créée par Stéphane Courbit, l'industriel atypique proche de Nicolas Sarkozy qui a longtemps été le patron d'Endemol France, tête de proue de la téléréalité en France (Loft story, Star Academy...), et qui, avec sa nouvelle maison de production audiovisuelle espère un développement rapide, avec des produits diffusables aussi bien sur la télévision, le web ou Internet.
Trois informations, donc, un peu disparates. Trois informations qui donnent seulement une photographie impressionniste de la vie parisienne des affaires. L'entrée au conseil de surveillance d'un grand journal d'un jeune héritier ; la reconversion inattendue du patron déchu de ce même journal; et une association en affaires autour d'une société nouvelle... quel trait d'union pourrait-il effectivement exister entre ces trois histoires!..
Et pourtant, si ! Un trait d'union, il y en a un. Et c'est Alain Minc, l'ancien président du conseil de surveillance du Monde, qui a cédé sa place à Louis Schweitzer.
Reprenons une à une les pièces de notre puzzle. Ami proche de Louis Schweitzer, c'est lui qui l'a intronisé à sa place au Monde. Mais Alain Minc connaît aussi de très longue date la famille Agnelli, pour laquelle il a longtemps travaillé. En décembre 2002, Alain Minc a joué ainsi un rôle majeur, en association avec la famille Agnelli, actionnaire de référence du Club Med pour évincer le PDG de cette dernière entreprise, Philippe Bourguignon et faire adouber à sa place son directeur général, Henri Giscard d'Estaing.
La deuxième pièce du puzzle incite à la même réflexion : dans les coulisses, on devine encore la présence d'Alain Minc. Car si dans la vie des affaires, l'ancien président du conseil de surveillance du Monde a fréquemment eu un homme de confiance à ses côtés, c'est René Ricol. L'un et l'autre ont pour principal client le très influent Vincent Bolloré. Lors de la tentative de raid lancé en décembre 1996 par l'homme d'affaires sur le groupe Bouygues, pour en prendre le contrôle et donc mettre la main sur TF1, Alain Minc et René Ricol ont ainsi longtemps été à la manœuvre, pour essayer de faire trébucher Martin Bouygues. Lesquels Alain Minc et René Ricol ont donc très longtemps supervisé, chacun de leurs côtés, les comptes financiers du Monde.
Du même coup, la troisième pièce du puzzle trouve elle aussi un peu mieux sa place. Car Stéphane Courbit s'est beaucoup rapproché de Vincent Bolloré ces derniers mois, sous la houlette d'Alain Minc. Tous les deux ont de grandes ambitions dans la communication et les médias ; et le premier s'est visiblement mis au service du second. Le fait de retrouver la holding italienne des Agnelli dans une affaire de Stéphane Courbit n'est donc qu'une demi surprise.
Les rapprochements d'affaires ou les coïncidences ne s'arrêtent pas là. Vincent Bolloré, dont le conseil est Alain Minc, étudie de près l'ouverture du marché des paris en ligne, et pourrait se mettre sur les rangs si un jour le capital de la Française des jeux était ouvert. Or, Stéphane Courbit ne cache pas lui-même que ce marché du pari en ligne l'intéresse.
En bref, ce sont trois histoires distinctes mais un puzzle unique. Le puzzle d'une galaxie d'affaires, au sein du Monde ; et à l'extérieur du Monde. Un puzzle peut-être incomplet mais qui donne à voir certains des rouages de fonctionnement des milieux d'argent et des milieux de la presse. Et des entrelacs d'intérêts qui parfois les unissent. Un puzzle dont on commence à deviner les contours. Le puzzle « AM Conseil ».