Je le confesse : je ne goûte guère les cérémonies de remises de décorations ou de distinctions honorifiques. Question de tempérament personnel ! Et puis, question d'éthique professionnelle, aussi. C'est un vieux dicton, bien connu des journalistes, qui l'explique au sujet de la Légion d'honneur : « Il y a plus grave encore que de la demander ; c'est de la mériter...».
De ma vie, je n'ai donc jamais cherché à obtenir une distinction, décernée par mes pairs. Des prix pour les journalistes, il y en a pourtant de nombreux, plus ou moins célèbres. Mais l'idée ne m'est jamais venue de concourir. Je ne blâme pas mes confrères qui ne partagent pas mon avis - surtout les plus jeunes qui doivent faire leur preuve dans un univers professionnel très fermé, très difficile à pénétrer. Mais pour ce qui me concerne, c'est une envie qui ne m'a jamais traversé l'esprit.
Qui ne m'a... ou plutôt qui ne m'avait jamais traversé l'esprit. Car, en vérité, quand j'ai pris connaissance du « Prix international de l'enquête » organisé par le Centre de formation des journalistes (CFJ), je me suis pris à penser que je devais mettre entre parenthèse mes principes personnels et me mettre sur les rangs. Ou plus précisément, je me suis pris à penser que je devais sans tarder adresser une supplique à mes confrères et consoeurs journalistes qui sont membres du jury de ce prix pour leur demander de faire une entorse au règlement. Celui-ci fixe à 40 ans l'âge limite des candidats; un âge que j'ai malheureusement depuis longtemps dépassé.
Les arguments de ma supplique, les voici. Parmi quelques autres, j'en ai un au moins un - que je citerai en dernier - qui mérite assurément d'être pris en considération.
Le premier argument, les abonnés de Mediapart le devine. Ce « Prix international de l'enquête » a en effet pour but, selon son règlement de récompenser « une enquête dont le candidat est l'auteur ou le coauteur, en langue française, ayant fait l'objet d'une première publication sur un support de langue française, entre le 1er janvier 2007 et le 30 juin 2008 ».
Or, l'une des ambitions de Mediapart est très précisément de réhabiliter ce genre très décrié du travail journalistique : l'enquête. Sur notre pré-site, j'ai donc moi-même signé un très long travail en sept épisodes sur les Caisses d'épargne, publié fin janvier et début février, afin que nos futurs lecteurs puissent juger sur pièce ce que serait notre ambition en matière d'investigation en général, et d'investigation dans le monde des entreprises en particulier.
Les abonnés de Mediapart qui ont lu cette enquête s'en souviennent sans doute. Si j'ai révélé beaucoup de faits nouveaux sur les Caisses d'épargne, la direction de l'entreprise a refusé de répondre à mes questions, avant que les articles ne soient publiés. Mais par la suite, elle a vivement réagi, et déposé sept plaintes, correspondant aux sept articles que j'avais écrits. Dans sa bataille pour créer un journal indépendant, ce sera donc le premier procès auquel Mediapart devra faire face.
Ignorant jusqu'à présent que le CFJ parrainait un « Prix de l'enquête », je me suis donc dit que l'occasion était trop belle ; que je devais soumettre au jury mon enquête sur les Caisses d'épargne ; que ce serait un bon moyen de faire reconnaître par quelques uns de mes confrères, membres de ce jury, le sérieux et l'honnêteté de mes investigations ; que ce jury, réuni par l'une des plus célèbres écoles de journalisme en France, pourrait ainsi envoyer un signal d'encouragement à une forme de journalisme assez menacé en France, celui de l'investigation financière. Alors que le richissime Bernard Arnault vient de mettre la main sur le journal Les Echos - contre la volonté des journalistes qui craignaient une multiplication des conflits d'intérêt -, cette idée d'adresse une supplique m'a donc trotté dans la tête. Ne serait-ce pas pour le jury une occasion de défendre le journalisme indépendant?
Mais si je suis sincère, l'idée de cette supplique m'est venue aussi pour une autre raison. C'est que ce « Prix international de l'enquête » est organisé en réalité non pas seulement par le CFJ mais aussi, comme son site internet l'indique, par... les Caisses d'épargne, « avec le soutien » - cela ne s'invente pas - « de l'association pour le pluralisme d'expression », une association créée par ces mêmes Caisses d'épargne.
Cette supplique, mes confrères et consoeurs du jury l'entendront-ils ? Comme ma consoeur de Mediapart, Martine Orange, a été conviée à y participer, je sais au moins que le message sera transmis.