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Billet de blog 24 octobre 2008

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Caisses d'épargne: les alertes du « watchdog »

Quand la crise financière des Caisses d'épargne a redoublé, avec ces pertes de près de 700 millions d'euros réalisées début octobre sur les marchés financiers, le gouvernement a fait mine de découvrir la situation. Et Nicolas Sarkozy, invitant les dirigeants du groupe à se retirer, a donné le sentiment de réagir sans tarder à une situation grave qu'il venait de découvrir.

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Quand la crise financière des Caisses d'épargne a redoublé, avec ces pertes de près de 700 millions d'euros réalisées début octobre sur les marchés financiers, le gouvernement a fait mine de découvrir la situation. Et Nicolas Sarkozy, invitant les dirigeants du groupe à se retirer, a donné le sentiment de réagir sans tarder à une situation grave qu'il venait de découvrir.

La vérité, pourtant, c'est que cette crise est ancienne. Les abonnés de Mediapart le savent évidemment mieux que d'autres : avec la série de sept articles que nous avons publiée fin janvier début février sur cet établissement (qui me vaut ainsi ainsi qu'à Edwy Plenel une cascade de mises en examen, sur plainte de l'ancienne direction !), nous avions donné l'alerte bien avant que les turbulences ne commencent.

Mais des alertes, il y en a eu encore beaucoup d'autres, et bien avant cela. J'ai ainsi le souvenir d'enquêtes très rudes publiées par des confrères, dans d'autres médias - dans Challenges notamment. Et j'ai évidemment un souvenir encore plus précis des articles que j'ai moi-même écrits dans le passé sur ces mêmes Caisses d'épargne. C'est d'ailleurs cela qui m'a conduit à quitter le journal Le Monde, à cause d'un article consacré à cet établissement qui avait été censuré en certains passages. A l'heure d'un premier bilan de la crise financière, peut-être n'est-il donc pas inutile d'exhumer ces alertes. Au moins pour réfléchir à cette question qui est politiquement instructive : pourquoi n'ont-elles pas fonctionné?

A l'époque où j'ai commencé à écrire sur les Caisses d'épargne, la normalisation du Monde avait déjà commencé - au plan économique, tout comme au plan éditorial : en particulier, Edwy Plenel avait déjà été contraint, quelques mois plus tôt, de quitter le journal. Mais je ne pensais pas que cette remise au pas, orchestrée par Eric Fottorino, qui était alors directeur de la rédaction (avant de devenir quelques temps plus tard directeur du journal, sur proposition d'Alain Minc) irait jusqu'à freiner des enquêtes.

Reprenons donc le fil des évènements, qui est doublement illustratif : des dysfonctionnements des Caisses d'épargne ; comme des dérives du journal Le Monde.

1. Le projet secret de Charles Milhaud

Tout commence en mars 2006. Ce mois-là, j'ai, comme on dit en langage journalistique, un très gros « scoop » : j'apprends que la direction de la Caisse nationale des Caisses d'épargne (CNCE) travaille à un projet secret, à l'insu de leur principal actionnaire. En association avec la journaliste qui suit le secteur des banques, Anne Michel, je dévoile donc dans Le Monde daté du 11 mars 2006 ce projet. Voici quelques extraits de cet article :

« Alors que tout le groupe des Caisses d'épargne est engagé dans la préparation d'une entrée en Bourse envisagée fin 2006, Charles Milhaud, le président du directoire de la Caisse nationale des caisses d'épargne (CNCE), conduit, en parallèle, des négociations secrètes avec le président des Banques populaires, Philippe Dupont, pour fusionner leurs filiales de banque d'investissement. Il s'agit, côté Caisses d'épargne, d'Ixis et du Crédit foncier, filiales de la CNCE, et, côté Banques populaires, de Natexis Banques populaires. Les réseaux des deux groupes resteraient indépendants. M. Dupont prendrait la présidence de la nouvelle banque cotée en Bourse. Ce projet très avancé engage donc l'avenir du réseau de l'Ecureuil dans un sens diamétralement opposé à celui publiquement annoncé. (...) Apprenant, jeudi 9 mars, que plusieurs membres de son directoire avaient eu vent de son plan secret, M. Milhaud aurait décidé de se rendre précipitamment à Matignon, pour défendre son schéma. Et prendre de court son actionnaire de référence public, la Caisse des dépôts et consignations (CDC), propriétaire de 35 % du capital mais maintenue de bout en bout dans l'ignorance des discussions. (...) A la CDC, l'effet de surprise est total, et d'autant plus désagréable que le directeur général, Francis Mayer, se remet à l'hôpital, d'une délicate péritonite.(...)

″ Il nous paraît inimaginable, en plein processus de cotation, que soit mené en parallèle un projet secret. C'est abracadabrantesque..., indique-t-on à la direction de la CDC, nous ne renoncerons pas à nos prérogatives. ″ Un pacte d'actionnaires lie l'Ecureuil à la CDC jusqu'en 2010. La méthode est fustigée : ″Une telle précipitation se justifie dans un contexte d'OPA, d'acquisitions, mais il n'y a rien de tel, les Caisses d'épargne, protégé comme les Banques populaires par leur statut mutualiste, peuvent décider calmement de leur avenir″, poursuit-on. Le schéma est jugé risqué : ″ Créer une banque détenue à parité par deux mutualistes, c'est organiser de l'instabilité du jour au lendemain et créer la guerre permanente″, dit un banquier d'affaires.(...)

L'affaire, en fait, rappelle de mauvais souvenirs à la CDC : la rupture, par M. Milhaud, en 2002, du contrat qui le liait au prédécesseur de M. Mayer à la tête de la CDC, Daniel Lebègue. Le patron des Caisses d'épargne avait profité de l'arrivée à échéance du mandat de M. Lebègue, pour ravir à la CDC le contrôle de leur holding commune, détenue à parité. Cette nouvelle pourrait relancer le débat sur les méthodes de gouvernance du président du directoire de la CNCE. Ces derniers mois, plusieurs affaires ont mis M. Milhaud en position délicate, à un moment où il cherche à prolonger son mandat au-delà de février 2008, date de ses 65 ans. D'abord, le groupe est visé par une procédure disciplinaire de la Commission bancaire, qui pourrait déboucher sur des sanctions, mettant en cause son contrôle interne et le pilotage de ses risques. Une deuxième enquête vise la Banque Palatine (l'ex-San Paolo IMI France). Enfin, une troisième enquête de la Commission bancaire porte sur l'affaire Marne et champagne (le champagne Lanson), une société endettée à hauteur de 400 millions d'euros, dont la CNCE a acquis 44 % du capital en 2004, dans des conditions jugées douteuses. La transaction n'avait été soumise qu'après coup au conseil de surveillance. La CNCE s'était sortie de ce guêpier juridique en cédant sa participation, mais avec une perte de 38 millions d'euros.

La gouvernance très politique de M. Milhaud fait aussi débat. Au cours des derniers mois, il s'est entouré d'une garde rapprochée composée de nombreux hauts fonctionnaires proches de Nicolas Sarkozy ou d'ex-partisans d'Alain Juppé. L'ex-directeur du budget, Pierre-Mathieu Duhamel devrait ainsi dans les prochains jours prendre la présidence d'Océor, la filiale de la CNCE spécialisée dans l'outre-mer.

2. La mise en garde de Daniel Lebègue

L'article fait à l'époque beaucoup de vagues dans la communauté des affaires parisiennes. Mais le gouvernement ne dit rien. Pas un mot de critique en particulier du ministre des finances, Thierry Breton. Dans les jours qui suivent, une voix très forte, pourtant s'élève, celle de Daniel Lebègue, ancien directeur du Trésor et ancien directeur général de la CDC. Interrogée par ma consoeur Anne Michel, il fait dans Le Monde du 15 mars 2006 la déclaration suivante : « Va-t-on enfin se décider à mettre à l'écart de la présidence de l'un de nos plus grands groupes, un homme [Charles Milhaud] qui ne respecte ni sa parole ni l'éthique professionnelle ? C'est une décision qui relève de la responsabilité du conseil de surveillance de la Caisse nationale des Caisses d'épargne et le cas échéant, de la Commission bancaire, chargée de veiller à l'honorabilité des dirigeants, et du ministre des finances, qui donne son agrément à la nomination du président du directoire des Caisses d'épargne. »

Le ministre des finances ne réagit pas à cette invitation, qui vient pourtant de l'une des autorités de la place de Paris.

3. La mise en garde de René Barbier de La Serre

Quelques jours plus tard, le 28 avril 2006, avec ma consoeur Anne Michel, je recueille un entretien de René Barbier de La Serre. Chargé d'une mission par le patron de la CDC, c'est aussi l'ex-président du Conseil des marchés financiers (CMF). Avec Daniel Lebègue (devenu depuis président la Transparancy-France), il est donc une autre autorité morale réputée de la place. Sa mise en garde est tout aussi nette. Voici les principaux passages de cet entretien :

«- Vous êtes l'auteur du rapport remis à l'Etat en 2003 sur la gouvernance des entreprises publiques. Vous dites avoir été choqué par le choix des Caisses d'épargne de négocier un projet de mariage secret avec les Banques populaires, en violation du pacte d'actionnaires les liant à la Caisse des dépôts et consignations (CDC). Pourquoi?

-On aurait tort de voir dans cette affaire un événement anodin. Je me garderai de toute attaque ad hominem, mais je suis effectivement profondément étonné par la désinvolture avec laquelle la Caisse nationale des caisses d'épargne [la CNCE, l'organe central des Caisses d'épargne] traite sa propre signature. Je suis tout autant frappé par la mansuétude de certains commentaires, donnant à penser que, finalement, la forme a peu d'importance par rapport au fond. En réalité, fond et forme sont indissociables. Dans la vie économique courante, il n'y a pas d'échange sans respect des engagements pris. On aurait tort de penser que la vie financière fonctionne différemment : les marchés financiers requièrent régulation et éthique. C'est l'éthique collective et individuelle, notamment le respect de la parole donnée, la transparence et l'équité, qui fondent la réputation d'une place. Sinon, c'est la loi de la jungle, c'est-à-dire le contraire du marché(...)

- Vos remarques sur l'éthique n'auraient-elles pas dû être formulées par les autorités de tutelle, notamment par le ministre des finances ?

- Si les autorités de tutelle s'étaient exprimées, peut-être n'aurais-je pas senti le besoin de le faire. Mais le privilège de l'indépendance, c'est de pouvoir dire ce que l'on pense en toutes circonstances (...)

-Mais n'y a-t-il pas fréquemment des manquements à la parole donnée ?

- Qu'entre deux individus un contrat ne soit pas respecté, cela peut malheureusement arriver. Mais je n'ai pas connaissance de précédents de ce genre, en tout cas pas entre des intervenants d'une telle taille et d'une telle notoriété. Je ne veux pas dramatiser, je préfère insister sur le nécessaire respect des règles. D'une certaine façon, l'éthique est au monde économique ce qu'est la démocratie au monde politique. On n'en perçoit le caractère essentiel que lorsqu'elle disparaît. Or l'éthique constitue un élément fondamental de l'existence d'une place financière. L'issue de cette affaire aura incontestablement un impact sur la réputation de la place de Paris. »

Or, là encore, cette très forte mise en garde est sans effet : le ministère des finances ne donnera pas raison à la CDC. Pis que cela ! Il finira par appuyer le projet de Natixis.

4- Mon enquête sur la CNCE

A l'époque, moi qui n'avait jamais beaucoup écrit sur les Caisses d'épargne, sauf pour traiter du dossier du Livret A, je comprends donc que l'entreprise justifie qu'on s'y intéresse. Je décide donc de faire une grande enquête. Pour des raisons qu'à l'époque je ne comprends pas, la nouvelle direction de la rédaction du Monde, pourtant, renâcle, traîne des pieds. Et quand j'ai fini d'écrire mon enquête, et que je l'ai retouchée sur quelques points mineurs après le va-et-vient habituel avec l'avocat du journal pour les investigations sensibles, l'enquête n'est pas publiée le jour prévu. Sans explication, elle est différée.

Je m'en agace de plus en plus, insiste. Et finalement j'obtiens gain de cause. Sous le litre « Les jongleries dispendieuses de l'Ecureuil », cette enquête est publiée sur deux pages du Monde, le 6 juin 2006, avec en certains passages les réponses de la direction de la CNCE. Voici les principaux extraits de cette enquête .

En introduction, je raconte d'abord que la CNCE a fait l'objet d'une sanction de la Commission bancaire : « Animal réputé sage et précautionneux, l'écureuil est depuis longtemps le symbole de la Caisse nationale des caisses d'épargne (CNCE). « Sages et précautionneux » ne sont cependant pas les qualificatifs qui s'appliquent aux choix du groupe piloté par Charles Milhaud. Prenant le risque d'un divorce fracassant avec son actionnaire principal, la Caisse des dépôts et consignations, à qui elle avait dissimulé son projet de mariage avec les Banques populaires, la CNCE a aussi défrayé la chronique financière début mai, en écopant d'une lourde sanction prononcée par la Commission bancaire : un blâme et une amende de 1 million d'euros . Officiellement, rien n'aurait dû filtrer. Les décisions du « gendarme » des banques ne sont pas publiques. Mais la nouvelle a fait le tour de la place de Paris, alimentant d'innombrables interrogations : qu'a donc fait « l'Ecureuil » qui justifie une sanction aussi lourde - rarissime pour un grand établissement français ? Sur ce point, le secret a été bien gardé. Les attendus de la Commission bancaire n'ont pas été dévoilés. Pourtant, ils sont d'une exceptionnelle sévérité. Dans la lettre de notification confidentielle dont Le Monde a pris connaissance, la Commission résume ses récriminations : ″La CNCE a enfreint plusieurs dispositions essentielles de la réglementation qui lui est applicable en manière de contrôle interne, notamment en ne mettant pas en place, avant l'expiration de la dérogation qui lui avait été accordée, un dispositif de pilotage et de surveillance des risques sur base consolidée. ″ Traduction : poursuivant une politique d'expansion à marche forcée depuis de longues années, l'Ecureuil a été sanctionné pour des manquements répétés aux règles de bonne gouvernance et pour une gestion inconsidérée de ses risques.

Concrètement, quelles sont ″les dispositions essentielles de la réglementation″ bancaire violées par Charles Milhaud ou son état-major ? Le détail des investigations de la Commission bancaire n'ayant pas été révélé, Le Monde a décidé d'enquêter dans l'univers de l'Ecureuil - pour chercher à comprendre les éventuelles entorses aux procédures réglementaires auxquelles veille la Commission bancaire, mais, au-delà, pour cerner les dysfonctionnements plus généraux qui pourraient affecter le groupe. Plongée instructive : d'une « affaire » à l'autre, des plus récentes aux plus anciennes, on comprend mieux pourquoi la gestion du groupe fait l'objet de virulentes critiques.

5 - Procédures non respectées pour Marne et Champagne.

Sous ce sous-titre, l'enquête se poursuit en faisant un zoom sur cinq histoires différentes. La première porte sur l'histoire de la société Marne et Champagne:

« Durant l'été 2004, le conseil de surveillance de la CNCE fait une embarrassante découverte : à son insu, une participation de 44 % a été prise dans le capital de la société Marne et Champagne, propriétaire, entre autres, des Champagne Lanson. C'est l'homme de confiance de Charles Milhaud, Guy Cotret, originaire de Reims, qui a géré l'affaire, bien qu'il soit directeur des ressources humaines (DRH) du groupe. Tenus dans l'ignorance du projet, plusieurs membres du conseil de surveillance sont furieux. La société acquise, lourdement endettée, se porte mal. La colère des dirigeants est d'autant plus forte que l'investissement (38 millions d'euros) se double d'un prêt considérable de 410 millions d'euros. Pour beaucoup, l'engagement de la CNCE obéit clairement à une logique plus politique qu'économique.

Les mêmes responsables apprennent dans la foulée que non seulement Guy Cotret - membre de l'UMP et proche du ministre des PME, Renaud Dutreil, originaire de la même ville - a conduit la négociation avec Marne et Champagne, mais qu'il est aussi administrateur de cette même société. L'affaire prend alors une autre tournure. Il était obligatoire, dans ce cas, qu'une convention réglementée soit soumise à l'approbation des organes dirigeants de la société. Or, ceux de la CNCE n'ont pas été saisis. Financièrement malencontreuse, l'acquisition a été réalisée hors les procédures légales. Mis devant le fait accompli, le conseil de surveillance ne peut que ratifier l'opération a posteriori, à l'automne 2004.

L'affaire se termine en catastrophe. Le conseil de surveillance exige que la CNCE rétrocède sa participation quelques mois après l'avoir réalisée. Pour éponger les pertes prévisibles, le groupe doit provisionner en 2005 une somme de 39 millions d'euros. Interrogé par Le Monde, l'entourage de M. Milhaud fait son mea culpa et admet que ″les obligations juridiques n'ont pas été respectées″, mais minimise l'affaire en soulignant que ″tout le monde avait oublié que M. Cotret détenait une action de garantie de la société, action liée à son mandat d'administrateur. »

6 - « Au Crédit Foncier, le tandem Cotret-Brunois »

Sous ce sous-titre, l'histoire est la suivante, concerne le Crédit Foncier, qui est une filiale de la CNCE:

« Dans le cadre de la politique d'acquisitions conduite depuis le début des années 1990, d'abord à la Caisse de Marseille, puis à la Caisse nationale, à partir de 1999, Charles Milhaud prend le contrôle cette même année du Crédit foncier. En 2002, il y fait entrer son homme de confiance, le même Guy Cotret, chargé de l'informatique et de la gestion des moyens. Ce dernier s'attelle aussitôt à la vente du siège historique du Crédit foncier. L'opération est suivie de près par la CNCE.

Plusieurs offres sont recensées, mais l'une d'elles intrigue : Guy Cotret, associé à un intermédiaire de Reims avec lequel il a fréquemment été en affaires dans le passé, fait savoir qu'il dispose d'une offre de l'émir du Qatar présentant la caractéristique surprenante d'être de 35 millions d'euros supérieure à la seconde offre la plus favorable. Craignant un manque de transparence, des membres du conseil de surveillance de la CNCE demandent que l'opération soit soigneusement étudiée par le comité d'audit du Crédit foncier et que la rémunération des intermédiaires leur soit communiquée. En vain.

La transaction avec l'émir aura lieu, mais la rémunération des intermédiaires ne sera jamais dévoilée. Interrogé, M. Cotret assure que ″pas 1 centime d'euro″ n'a été versé en commission, ni à l'intermédiaire de Reims ni à qui que ce soit d'autre. Il croit se souvenir que, si l'intermédiaire de Reims a joué un rôle dans la transaction, ce n'est pas pour le compte du Crédit foncier, mais pour celui de l'émir - version contestée par des dirigeants du groupe.

Au même moment, en 2002-2003, intervient une autre opération immobilière avec le même tandem : M. Cotret et l'intermédiaire de Reims. A l'époque, le Crédit foncier détient une participation dans la Simco, une société liée au groupe Axa, dont M. Cotret est devenu administrateur. Un immeuble parisien de Simco est vendu à l'intermédiaire de Reims. Et, peu après, Guy Cotret se porte acquéreur pour son compte personnel d'un des appartements de ce même immeuble. En réponse aux questions du Monde, il assure que cette vente d'immeuble à l'intermédiaire est intervenue alors qu'il n'était plus, depuis peu, administrateur de la Simco et qu'il a lui-même acheté son appartement ″sept mois plus tard″, non pas à cet intermédiaire, mais à un marchand de biens auquel son ami l'avait rétrocédé.

A l'époque, peu de gens connaissent l'intermédiaire, ami de M. Cotret, qui intervient dans les deux opérations, celle du siège et celle de cet immeuble. Il est sorti de l'anonymat : il s'agit de Jean-Pierre Brunois, le récent acquéreur de France Soir.

7 - Le prix du désir pour le siège de la CNCE

Sous ce sous-titre, une autre histoire concerne le nouveau siège de la CNCE :

« Une autre opération préoccupe vivement des membres du conseil de surveillance au premier semestre 2004. Il s'agit de l'achat de deux immeubles pour accueillir le nouveau siège parisien du groupe sur le quai d'Austerlitz. Le prix d'acquisition de l'un des deux immeubles, baptisé ″Avant-Seine″, apparaît notoirement survalorisé. Membre du conseil, Jean-Charles Naouri, le patron du groupe Casino, propose donc, le 4 mars, au comité d'audit, que plusieurs expertises soient menées.

A sa demande, plusieurs cabinets sont requis, dont Expertim, Foncier Expertise, DTZ. Les évaluations parviennent presque toutes à la même conclusion : le prix envisagé pour la transaction (334 millions d'euros) est fortement surévalué. D'environ 10 % du montant total. Expertim estime la surévaluation à 40 millions d'euros. Charles Milhaud ne veut pourtant pas en tenir compte. Un autre comité d'audit convoque son bras droit, Guy Cotret, qui justifie la surfacturation : ″C'est le prix du désir. ″

Depuis, l'entourage de M. Milhaud admet que l'opération s'est faite à un prix ″plus cher que le marché″, mais fait valoir que le groupe avait besoin d'une rationalisation de ses sites d'implantation et que l'immeuble en question vaut désormais 400 millions d'euros. A la veille de l'inauguration en grande pompe de ce nouveau siège, qui doit intervenir le 15 juin, des présidents de caisses régionales continuent cependant de poser la question : pourquoi un banquier, dont le métier est de connaître la vraie valeur de l'argent, accepterait-il de payer un bien plus cher que ce qu'il vaut ?

8 - A Marseille, des achats en cascade

Sous ce sous-titre, voici l'histoire suivante :

« Dirigeant tout au long des années 1970, 1980, puis 1990 - jusqu'en 1999 - la Caisse d'épargne de Sète, puis celle de Marseille, Charles Milhaud prend durant cette période des décisions d'investissements vivement critiquées en interne. Investissements informatiques jugés onéreux ; rachat d'une myriade de petites banques d'outre-mer, dont beaucoup dans des situations financières délicates (hormis la Banque de la Réunion), sans parler d'une banque offshore, la Banque internationale des Mascareignes, dans l'île Maurice.

La Caisse marseillaise réalisera aussi des investissements qui se révéleront peu judicieux, dans des groupes comme Enron, Swiss Air ou encore Sabena. »

9 - Les avantages du président

Enfin, sous ce sous-titre, la dernière histoire porte sur Charles Milhaud lui-même :

« La situation personnelle du président du directoire de la CNCE, Charles Milhaud, fait aussi l'objet de fréquentes critiques. Plusieurs responsables de caisses régionales estiment, même s'ils n'osent le dire à visage découvert, que le groupe aurait intérêt à ce qu'elle soit clarifiée. Une première controverse, ancienne, porte sur le logement marseillais de M. Milhaud. Dans un rapport confidentiel de l'inspection des finances établi en mai 1988, ce logement (280 m2 assortis d'un jardin), acquis par la Caisse de Marseille, était déjà longuement évoqué.

Le rapport notait que ″le prix de location accordé à M. Milhaud″ était ″nettement inférieur″ à celui ″correspondant aux conditions du marché″. Le même rapport relevait aussi que ″l'avantage en nature correspondant, compris entre 80.000 et 90.000 francs, n'est pas déclaré aux services fiscaux″.

Or, quand, en 1999, Charles Milhaud devient président du directoire de la CNCE et s'établit à Paris, des dirigeants nationaux des caisses d'épargne s'étonnent que le problème rebondisse. Contrairement à l'usage, M. Milhaud ne libère pas son appartement marseillais, bien que le comité de rémunération du groupe vote, quelque temps plus tard, la prise en charge pour moitié de son loyer dans le 16e arrondissement de la capitale. Le loyer versé par M. Milhaud à la Caisse de Marseille pour son logement marseillais est, de plus, toujours en dessous des conditions du marché : selon l'annexe 5, en date du 12 avril 2000, du rapport financier du groupe, ce loyer s'élève à 61. 230 francs pour 1999. Il sera toutefois réévalué plus tard, l'entourage de M. Milhaud faisant valoir qu'il est actuellement de 26. 220 euros l'an.

Une autre acquisition est, elle aussi, controversée. La Caisse d'épargne de Marseille a acquis, en avril 1984, la forêt de Py-Rotja (6. 200 hectares), à cheval sur les communes de Py et de Mantet (Pyrénées-Orientales), pour un prix (32 millions de francs) que le même rapport de l'inspection des finances jugeait ″ discutable″, excédant ″de plus de 10 millions la valeur du massif″. L'investissement est peu rentable.

La comptabilité, que détiennent des dirigeants de la Caisse d'épargne du Languedoc-Roussillon, fait apparaître, année après année, de forts déficits. Mais l'opération permet à des dirigeants locaux des Caisses d'épargne d'assouvir leur passion de la chasse. Et le président du directoire, qui n'est pas chasseur, peut aussi y inviter à l'occasion des personnalités, dont quelques grands patrons du CAC 40.

Enfin, un rapport confidentiel de l'Inspection générale des affaires sociales, établi à la fin des années 1990, s'étonnait du loyer consenti en 1995 par la Caisse de retraite de l'Ecureuil au fils de Charles Milhaud : ″ Le locataire est le fils du président du directoire de la Caisse d'épargne de Provence-Alpes-Corse. C'est à ce titre qu'une réduction de 10 % a été obtenue. ″ (...) »

Et cette enquête se concluait par ces remarques : « Le paradoxe, c'est que malgré toutes ces mises en cause et tous ces dysfonctionnements, le mandat de Charles Milhaud, qui est suspendu à l'agrément du ministre des finances, n'a ensuite jamais été remis en question ».

10 - La censure de cette enquête

Quand cette enquête paraît, je me rends toutefois compte qu'un passage a été enlevé, qui porte, comme je l'ai raconté par le menu dans mon livre sur Alain Minc (Petits conseils, Stock, 2007), sur d'autres faits qui concernent également Charles Milhaud. Et contrairement à notre tradition, l'ordre a été donné par un membre de la direction de la rédaction du Monde, que je ne sois pas prévenu de ces coupes. Histoire d'atténuer autant que faire se peut l'enquête...

C'est donc ce jour-là que je décide de quitter le journal. Et cherchant à comprendre les raisons de cette censure, radicalement contraire à la tradition du Monde, je découvrirai quelques temps plus tard le fin mot de l'histoire : président du conseil de surveillance du Monde, Alain Minc a été dans le passé secrètement le conseil rémunéré de Charles Milhaud. Voulant poursuivre, en toute indépendance, mon métier de journaliste, et pouvoir enquêter sans interférence d'aucune sorte, c'est à partir de ce jour-là que j'ai cheminé, avec d'autres confrères, dont Edwy Plenel, vers d'autres aventures, qui nous conduiront à la fondation de Mediapart

11 - La presse comme « watchdog »

Mon confrère Edwy Plenel, que j'ai entraîné dans cette aventure et qui a donc été mis en examen en même temps que moi, en sa qualité de directeur de notre publication, aime souvent à rappeler que selon la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg, la presse joue et doit jouer dans une démocratie le rôle de « chien de garde » - de « watchdog » avait-elle dit dans un arrêt célèbre concernant le Sunday Times.

C'est à l'évidence la morale de notre histoire : si les alertes du « chien de garde » avait été entendue, les tutelles, autorités et instances de contrôle auraient évité aux contribuables d'accompagner cette fuite en avant dont l'impasse était annoncée.