Épisode 20
Claudia Chatelus (49 ans) est médecin au service des urgences de l’hôpital Pasteur de Colmar, préfecture du Haut-Rhin. Ce département – et plus largement la Région du Grand Est – a été le premier à être massivement impacté par l’épidémie de coronavirus à la suite du rassemblement de quelques 2 000 évangélistes qui eut lieu à Mulhouse (autre ville alsacienne située à environ 40 km) entre le 17 et le 24 février, dans une structure fermée favorisant la propagation du virus. Durant la crise, cet hôpital de Colmar a accueilli 748 malades du Covid, avec un taux de mortalité de près de 10% (74 décès).

Écrit presque « à chaud », probablement durant la deuxième quinzaine du mois de mai, ce livre publié avec l’aide du journaliste Stéphane Loignon (grand reporter au Parisien) constitue ainsi un témoignage de premier intérêt. Il est par ailleurs très bien écrit, très accessible, organisé comme un récit chronologique, très descriptif, laissant parfois paraître la colère qui l’anime mais évitant de verser dans le pathos. On recommande donc sa lecture et on s’efforce ci-dessous d’en extraire quelques informations à portée générale.
Absence de préparation, en grève depuis des mois
Avec près de 20 ans d’expérience, le Dr Chatelus a vu les urgences évoluer vers un encombrement chronique dont la cause est double. La première est l’augmentation continue de la demande de soins : de 40 à 50 000 patients accueillis entre 2002 et 2019 (soit une augmentation de 25%). La seconde est, dans le même temps, une réduction de l’offre donc de la qualité des soins proposés. La crise est profonde : « rendue systématique, l’informatisation des dossiers médicaux prend désormais beaucoup de temps, au détriment de notre présence auprès des malades. Menée pour des raisons budgétaires, la politique de réduction du nombre de lits a rendu plus compliqué le parcours des patients accueillis aux urgences. Avant même l’épidémie de coronavirus, il nous était souvent difficile de leur trouver une place en réanimation (…). Les postes de brancardiers ont, pour la plupart, été supprimés, et le nombre d’aides-soignantes a nettement diminué » (p. 13-14). Le résultat est connu depuis des années : un allongement de la durée d’attente et une dégradation des conditions de prise en charge qui se traduisent par de nombreuses tensions et exaspérations dans le public, engendrant diverses formes d’irrespect et de violences verbales vécues comme des injustices par le personnel soignant.
Le Dr Chatelus le rappelle à juste titre : « Alors que le virus commençait à circuler sur le territoire, au début de l’année, plus de 260 services d’urgence, partout en France, faisaient grève pour réclamer des réouvertures de lits, un renforcement des équipes et une hausse des salaires des professions paramédicales » (p. 16). Et même si l’hôpital de Colmar n’était pas le moins bien doté dans cette crise générale, elle ne s’attendait cependant pas à ce qui allait s’abattre sur eux : « je croyais encore que nous avions un bon système de santé, qui nous éviterait de nous retrouver dans la même situation que l’Italie. J’étais loin de me douter que notre histoire ne serait pas si différente » (p. 17).
Manque de tout, nécessité de trier les malades
« Par la force des choses, nous sommes contraints d’abandonner certains de nos patients » (p. 54).
Le récit commence le jeudi 5 mars 2020, lorsque les 6 premiers patients Covid arrivent, comme prévu (le Samu venait d’alerter l’hôpital du problème du rassemblement évangéliste, et le cas des premiers gros clusters dans l’Oise était déjà connu). Au début, le service est en état de réagir : « à chaque cas suspect, nous faisons trois prélèvements : le test du Covid-19, mais aussi celui de deux pathologies plus courantes, le virus respiratoire syncytial (VRS) et la grippe qui, à cette époque de l’année, sévit toujours » (p. 21). Les échantillons partent à Strasbourg pour analyse, les résultats leur parviennent le lendemain (l’hôpital de Colmar n’aura les moyens de faire ses propres analyses que début avril). Problème : « nous n’en avons que quelques boites. Il faut, nous dit-on, les utiliser avec parcimonie. Je ne comprends pas pourquoi nous n’en avons pas davantage ». Très vite, « nous entrons dans une période d’inadéquation entre les besoins de soins et les moyens, insuffisants, dont nous disposons. (…) nous ne savons pas si nous pourrons tester tous ceux qui se présenteront, ni si nous, soignants, arriverons à nous protéger suffisamment pour travailler en sécurité » (p. 22). Le premier problème ici est celui des masques. Pour être bien protégés des particules de salive transportant le virus, les soignants devraient a minima porter des masques respiratoires filtrant FFP2, et ils le savent bien. Bizarrement, la Société française d’hygiène hospitalière a publié la veille une note indiquant que les masques chirurgicaux sont suffisants (p. 26). Premier mensonge d’Etat, visant à dissimuler la pénurie. Le Dr Chatelus peste : « Plutôt qu’un changement de règlementation nationale bricolé à la dernière minute, je préfèrerais entendre la vérité (…). Mais bon sang, nous sommes des adultes, des professionnels, pas des gamins ! Je suis déçue et en colère ». Elle fait pourtant son travail consciencieusement. Avant de terminer la journée, elle créé un fichier de suivi afin de ne pas perdre la trace des malades et pouvoir les recontacter au besoin. Le service d’urgence s’est par ailleurs rapidement réorganisé, il a créé un nouvel espace spécifiquement dédié aux malades du Covid, bien ventilé et isolé de ceux encore consacrés (plus pour longtemps) au reste des malades. Le magasin de l’hôpital met à disposition les autres accessoires indispensables : surblouse, charlottes, masques, lunettes de protection, gants et gel hydroalcoolique.
Deux jours plus tard, les malades continuent d’affluer et certains évoluent mal, il faut les oxygéner et, quand cela ne suffit plus, les transférer en réanimation où l’on va les intuber pour les relier à un respirateur artificiel, après anesthésie générale. Le Dr Chatelus comprend vite qu’ils vont être dépassés et exprime le terrible sentiment solitude de son équipe : « En deux jours, entre le 4 et le 6 mars, le nombre de cas avérés dans le Haut-Rhin a été multiplié par 8, passant de 10 à 81 cas. La vague arrive sur nous. Paris la regarde. J’ai l’impression qu’on nous abandonne, que notre département est laissé pour compte » (p. 34-35). Ils ne comptent plus leurs heures à courir en tout sens et sont déjà épuisés, malgré l’appel aux volontaires qui permettra vite de doubler le personnel de garde (p. 48).
Une des conséquences les plus dramatiques du sous-dimensionnement de l’hôpital face à cette « vague » ne tarde pas à se poser : il faut trier les malades. Déjà, en amont de l’hôpital, au Samu où l’on gère les appels du 15. Le Dr Chatelus y assure aussi des permanences, sur ses jours de repos… Au central, le téléphone ne cesse de sonner : « je n’ai jamais régulé autant d’appels de ma vie (…). On ne cesse de nous passer des malades de tout le département. (…) Beaucoup signalent leur présence au rassemblement évangélique, ou celle d’un proche. (…) On tente d’effectuer un premier tri par téléphone entre ceux qui peuvent, pour l’instant, se contenter de quelques conseils, ceux qui doivent prendre rendez-vous avec leur médecin traitant ou chez lesquels il faut faire intervenir SOS Médecins, et les autres à hospitaliser. C’est une lourde responsabilité » (p. 36-37). D’autant que ces « choix » sont en réalité extrêmement contraints car le nombre d’ambulance et d’ambulanciers est plus que limité : « Mulhouse ne dispose que d’un SMUR médicalisé (une ambulance équipée, avec un médecin) et d’un SMUR paramédicalisé (avec un infirmier). Cela ne fait pas lourd pour un territoire de 400 000 habitants. Je ne comprends pas que l’ARS laisse un territoire si peuplé avec si peu de moyens médicaux préhospitaliers. Surtout quand le Haut-Rhin tout entier se prend un tsunami » (ibid.).
Le tiers-monde médical ?
Nous sommes mi-mars. Le confinement débute. A l’hôpital de Colmar, un autre choix dramatique commence à se poser face à la pénurie de lits et de machines respiratoires : celui des malades qui auront la chance de passer en réanimation pour être intuber, ou pas. La réorganisation des services a ses limites. Le Dr Chatelus le sait déjà, des « cas de conscience » vont se poser (p. 48). Cette décision est prise de façon concertée entre médecins urgentistes et réanimateurs. Les critères sont simples : âge et autonomie de la personne, présence de comorbidités, toutes choses qui permettent d’estimer chez chaque malade « les chances de supporter l’intubation et de guérir » (p. 49). Une autre solution pour retarder l’échéance de ce choix drastique est rapidement imaginée : les transferts de patients, en ambulance ou en hélicoptère, vers d’autres hôpitaux de la région moins surchargés. Mais les « autorités sanitaires » sont toujours aux abonnés absents. Les urgentistes doivent se débrouiller seuls : « La disponibilité des lits dans les services de réanimation est gérée par chaque hôpital. Nous passons nous-mêmes des coups de fil à nos confrères d’Alsace pour leur demander s’ils ont des places. Nous n’avons pas toujours leurs numéros et aucun listing à notre disposition. C’est incroyable ! Aujourd’hui, en France, avec toutes ces nouvelles technologies, on n’est pas capables d’organiser une gestion nationale [ni même régionale donc] de ces places. Il n’existe pas de logiciel où trouver (…) la solution dont nous avons besoin dans l’urgence. On est encore avec notre papier, notre stylo et notre téléphone » (p. 50).
Tout est à l’avenant : tandis que le matériel commence à manquer, c’est l’ancienne nounou du dernier fils du Dr Chatelus qui la prévient que son patron actuel, un entrepreneur, tient 1 500 masques FFP2 à sa disposition et comme il ne parvenait pas à joindre l’hôpital, elle l’appelle elle-même pour les récupérer. C’est également par son réseau personnel qu’elle parvient à trouver des blouses supplémentaires. Chaque médecin, infirmier, aide-soignant fait de même. Ce sont les distilleries locales qui fournissent la pharmacie de l’hôpital en alcool pour fabriquer le gel hydroalcoolique. La pénurie totale, donc la catastrophe, est évitée de justesse. « Je suis quand même abasourdie que, en 2020, l’hôpital public français en soit réduit à compter sur des dons. C’est un peu comme si notre système de santé dépendait des Restos du cœur… » (p. 55). « C’est fou d’en arriver là. Dans un Etat du tiers-monde, je le comprendrais. Mais que, en France, les autorités n’aient pas prévu une liste d’entreprises détenant des stocks et qu’il suffirait d’appeler, c’est impardonnable » (p. 70). « On pensait encore que la France avait une des meilleures organisations sanitaires du monde. Cette crise en a exhibé toutes les failles » (p. 76).
Et pour finir, les urgentistes n’ont aucun médicament : « nous ne faisons que donner aux patients de l’oxygène, le temps que leur corps surmonte l’inflammation qui menace de les tuer. Nous prescrivons aussi des antibiotiques, en cas de surinfection. (…) Le professeur Didier Raoult, à Marseille, vante les mérites de la chloroquine. C’est une piste intéressante, un traitement pas cher. Cela donne de l’espoir. On aimerait tellement pouvoir administrer quelque chose aux patients dès leur test positif, pour éviter qu’ils se dégradent (…). Il va falloir patienter En attendant, l’oxygénation, voire si nécessaire l’intubation, sont nos seules armes. (…) Mais il n’y a plus aucune place en réanimation disponible dans toute l’Alsace » (p. 59).
L’arrivée en renfort du service de santé des armées soulage l’hôpital. Leur avion permet des évacuations plus lointaines, jusqu’à Marseille et Toulon. Et ils installent aussi un hôpital de campagne sur le parking de l’hôpital avec une trentaine de lits (p. 60-61). Mais cela ne suffira encore pas. Il faudra finalement le renfort de l’Allemagne, proche voisine, pour offrir une ultime soupape aux hôpitaux du Grand-Est (p. 87-88). On découvrira au passage la supériorité du système tant sanitaire que politique allemand (p. 136-137).
Enfin, les cas d’infection se multiplient chez le personnel soignant, surtout les infirmières, les plus en contact avec les patients. Tous sont du reste épuisés physiquement et moralement. Les psychiatres de l’hôpital devront venir ouvrir une cellule médico-psychologique pour leurs confrères des urgences et de la réanimation (p. 75).
Questions éthiques : vieux sacrifiés, malades mentaux confinés, résidents des Ehpad abandonnés, mourants solitaires
On a déjà évoqué la question du tri des malades entrant en réanimation. Dans le Grand-Est, elle se pose depuis la mi-mars au moins. Le 22 mars, le Dr Chatelus écrit : « le chef des urgences de Mulhouse a admis devant 600 urgentistes français réunis en visioconférence qu’au-delà de 75 ans, avec ou sans comorbidités, ils n’intubaient plus » (p. 64). Elle s’attend à devoir faire de même à Colmar, la rage au ventre : « Comment ferons-nous pour expliquer à la famille qui accompagne un malade qu’il ne sera pas réanimé faute de place dans les services de la région, alors même qu’il existe des lits vides ailleurs en France ? Si c’était mon père ou ma mère, j’aurais du mal à l’accepter » (p. 65). Le jeudi 26 mars, la Société française d’anesthésie et de réanimation (SFAR) publiera finalement des recommandations éthiques pour l’admission en réanimation : « Pour Paris, elles arrivent peut-être au bon moment, mais pour nous, le Haut-Rhin, c’est trop tard » (p. 79).
Et ce n’est pas le seul drame éthique. Début avril, aux urgences de Colmar, on voit arriver les premières décompensations graves des malades mentaux confinés dont le suivi a été interrompu (p. 91). Et le plus dur est à venir, quand on découvre l’ampleur de l’hécatombe dans les Ehpad. Le 5 avril, le Dr Chatelus écrit : « Sur 8 078 décès déjà causés par le Covid-19 en France, un quart sont survenus en Ehpad. Cela ne fait que 3 jours que [ces victimes] sont comptabilisées dans les chiffres officiels. Elles sont parquées dans des structures qui ne les protègent pas, et personne ne s’y intéresse. Juste à côté, on meurt dans la plus grande solitude et une indifférence totale. Ces personnes âgées, et ceux qui les soignent, ont été littéralement ignorés. Pire encore, on a fermé la porte pour ne pas les voir, ni les entendre agoniser. Les visites sont interdites depuis le 12 mars, même dans les derniers instants. Ça me révolte. Comment refuser à un conjoint, à un fils ou une fille, le droit légitime de tenir la main d’une personne aimée qui termine ses jours ? Avec des mesures de protection adéquates, c’est tout à fait possible » (p. 100-101). Là aussi, un avis du Comité consultatif national d’éthique finira par tomber, trop tard lui aussi. « Nous aurions dû protéger les séniors dès le début, nous connaissions la dangerosité de ce virus pour ce public. Tandis que la priorité était donnée à l’augmentation express des capacités d’accueil des hôpitaux, les généralistes, les aides-soignants, les infirmiers à domicile, les auxiliaires de vie, tous ceux qui se déplacement dans les Ehpad, ont contribué, faute de directives et de masques, à disséminer le virus, malgré eux, aux plus fragiles » (p. 101).
Éthique enfin avec la question de la mort des patients hospitalisés. Le Dr Chatelus défend le « droit au dernier au revoir » et l’on ne saurait trop l’en remercier. Le 13 avril, elle écrit : « Lundi matin, seules deux des huit chambres sont occupées. Pas pour longtemps. Le premier malade décède à mon arrivée, à 8h30. La seconde patiente quelques heures plus tard. C’est une femme qui n’a même pas atteint la soixantaine et achève un combat de près de vingt-cinq ans contre le cancer. Le coronavirus lui donne le coup de grâce. Quand elle la transfère dans mon unité, [l’infirmière] me demande si le mari peut entrer aussi. Il veut accompagner son épouse dans ses derniers instants. C’est oui, sans hésiter. (…) Depuis le début de l’épidémie, je m’oppose à cette règle inique qui laisse tant de malades s’éteindre dans la solitude. S’il s’agit d’une seule personne, qu’elle est habillée, qu’on lui a donné des consignes de protection, pourquoi ne pourrait-elle pas rester quelques minutes dans la chambre ? Les soignants le font bien. (…) Je ne me verrais pas enlever à quiconque ce moment, si important dans le processus de deuil. J’estime que nous n’en avons pas le droit. Ce serait injuste, contraire au code de déontologie et au serment d’Hippocrate (…) Cela n’a même aucun sens en termes de sécurité. Une heure avant son entrée aux urgences, cette femme était chez elle, à côté de son mari. Pourquoi les séparer maintenant ? » (p. 122).
Recommandations finales
Le livre se termine par un bilan des leçons à tirer de cette crise pour améliorer le fonctionnement non seulement de l’hôpital mais de la santé publique de façon plus générale. Sept ensembles de recommandations sont formulées pour :
1) rapprocher les autorités sanitaires (les ARS !) du terrain, qu’elles semblent parfois ne pas connaître ou ne pas comprendre.
2) décloisonner le secours aux personnes (harmoniser le travail du Samu et des pompiers).
3) changer la culture de travail à l’hôpital : moins de contrôle hiérarchique formel, pour plus d’horizontalité et de transversalité entre services, plus de cohésion d’équipe et une meilleure formation aux situations de crise.
4) améliorer la gestion des lits et des stocks de matériel, avec des conventions avec le secteur privé et du mécénat, pour sortir du dogme de la tarification à l’acte.
5) revaloriser les métiers de l’hôpital public.
6) « rendre les urgences aux urgences » pour éviter l’engorgement, en repensant notamment les liens entre l’hôpital et les généralistes.
7) construire l’Europe de la santé.
Référence :
Claudia Chatelus, Stéphane Loignon, Ma guerre du Covid. Journal d’une urgentiste alsacienne, Paris, Editions des Equateurs, juin 2020, 172 pages, 17€.