J’ai découvert Jean-François Billeter avec Chine Trois fois muette. J’avais lu auparavant François Jullien, que j’ai découvert par son entretien avec Thierry Marchaisse, paru sous le titre Penser d’un dehors (la Chine). Entretiens d'Extrême-Occident.
Au contraire de Jullien, qui me paraissait expliquer des choses simples de façon compliquée, j’appréciais la simplicité non jargonnante et accessible de Billeter. Ce qu’il écrivait dans Chine Trois fois muette correspondait à la réalité que j’avais observée en Chine, et les critiques de Contre François Jullien me paraissaient, et me paraissent toujours, fondées.
Cependant, Billeter cède parfois à cette tentation qu’ont les spécialistes d’un sujet de « complexifier » leur objet d’études.
Dans « Le faisan de Zhuangzi », leçon publiée pour la 1ère fois en 1999 dans Études chinoises (ici), puis réécrite et publiée dans Quatre Essais sur la traduction aux très belles éditions Allia, Billeter propose une traduction qui me semble encore bien alambiquée, alors même que ses critiques à l’encontre des autres traductions paraissent fondées et sources de réflexion.
Voici la phrase originale tirée du chapitre 3 du Zhuangzi, en chinois simplifié :
泽雉十步一喙,百步一饮,不蕲畜乎樊中,神虽王,不善也。
Sans revenir sur les détails de la traduction, que vous pouvez retrouver dans le texte en ligne, voici quelques indications pour les non-sinophones.
Ici 雉 zhì signifie faisan, et 泽 zé signifie marais, marécage, mais peut aussi renvoyer à l’aspect sauvage d’un animal. « La suite, explique Billeter, [十步一喙] shí bù yī zhuó [百步一饮] bǎi bù yīyǐn, signifie mot à mot « dix pas/un/picorer/cent pas/un/boire ». Nous voyons apparaître un parallélisme. Ce genre de parallélisme à la fois rythmique et syntaxique est un procédé essentiel dans la prose chinoise classique ».
蕲 qí signifie réclamer, demander, implorer. Avec 不 bù devant, Billeter choisit le sens de « ne pas implorer », « ne pas demander ». 畜 xù signifie élever, on le retrouve dans 畜牧 xùmù, élever un animal.
乎 hū est une particule de liaison.
樊 fán signifie cage, palissade, clôture.
神 shén signifie la plupart du temps « esprit », mais ici il faut le traduire autrement, car c’est un terme qui va mal au faisan.
王 wáng/wàng, signifie roi, régner ; on cherchera également une autre signification/traduction.
善 shàn exprime ce qui est bien, ce qui convient.
Voici la traduction couramment retrouvée pour ce passage très court. Il s’agit de la traduction de Liou Kia-hway, que Billeter et d’autres avant lui considèrent comme « très insuffisante » :
Le faisan de la lande becquette tous les dix pas ; il boit tous les cent pas ; il ne veut pas sa nourriture au prix de sa mise en cage. Ainsi, il n'envie pas le bonheur d'un roi. (Liou Kia-hway, Œuvre complète de Tchouang-tseu, in Philosophes taoïstes, Paris, Gallimard, 1980, p. 106 («Bibliothèque de la Pléiade »).
Voici la traduction que Billeter propose à la fin de sa démonstration :
Le faisan des marais doit faire dix pas pour trouver à picorer et cent pas pour trouver à boire, mais il ne voudrait pour rien au monde qu'on prît soin de lui dans une cage. Son activité est à son comble, mais il ne tient nullement cela pour un bien.
Avec ma femme, nous avons choisi de traduire plus simplement et de retrouver le parallélisme de la 1ère sentence. Le terme de « roi » ne se retrouve pas, mais l’idée d’opulence captive est gardée, avec un trait d’humour qui plairait sans doute à Zhuangzi. Le qualificatif « des marais » ou « de la lande » disparait, car il ne parait pas nécessaire en français. Je vous laisse juger :
Notre traduction:
Tous les dix pas, le faisan picore, tous les cent pas, il sirote ; il ne réclame pas de cage.
Vivre comme un coq-en-pâte ? Il n’apprécierait pas.
N’hésitez pas à donner votre avis sur cette traduction dans les commentaires.