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Billet de blog 30 juin 2025

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Les interprétations de l’« Holocauste » : Un danger pour le peuple juif

Le texte qui suit a 45 ans, et pourtant rarement un texte n’a paru plus clairvoyant quant au rapport actuel d'Israël au monde. Je ne fais pas partie de ceux qui s’ébaubissent devant la « modernité » ou l'actualité d’un texte ancien : le plus souvent, elle donne juste la mesure de la stagnation de notre Humanité. A (re)lire absolument et en intégralité.

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Les interprétations de l’« Holocauste » :
Un danger pour le peuple juif

Boaz Evron

Les interprétations de l’« Holocauste »
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Référence : Evron, Boas. « Les interprétations de l’‘‘Holocauste” : Un danger pour le peuple juif ». Revue d’études palestiniennes, 1982/1 N° 2, 1982. p. 36-52. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-d-etudes-palestiniennes-1982-1-page-36?lang=fr.

Note : L’article a paru pour la 1ère fois en hébreu dans le mensuel littéraire israélien ETON 77 en mai-juin 1980 sous le titre « The Holocaust – A Danger to the Nation », puis fut publié en 1981 dans le Journal of Palestine Studies avec un nouveau titre : « The Holocaust: Learning the Wrong Lessons ». Le texte qui suit est traduit de l’anglais par Dominique Pouteau, et en libre accès sur https://www.palestine-studies.org/en/node/1640503

***

Deux grands malheurs se sont abattus sur le peuple juif au cours de ce siècle : l’Holocauste, et les leçons qu’on en a tirées. On a donné de l’Holocauste des interprétations contraires à l’histoire et faciles à réfuter — que ce soit par ignorance ou délibérément ; on l’a exploité comme une arme de propagande, à l’usage des non-Juifs, des Juifs de la diaspora et de la nation israélienne : tout ceci constitue un danger pour les Juifs et pour l’État d’Israël.

Il y a tout d’abord des réserves à faire quant au terme même d’holocauste. C’est un terme qui sonne creux, artificiel, et qui est censé désigner quelque chose de bien réel, de terrible. Un « holocauste » peut être n’importe quoi. Ce peut être la conséquence d’un tremblement de terre, d’une épidémie. C’est quelque chose qui frappe à l’improviste, comme un coup de tonnerre dans un ciel d’été, hors de tout contexte historique. Rien à comprendre, rien à analyser. En fait, un accident qu’on peut oublier, si on en réchappe.

De ce point de vue, il n’y a pas grande différence entre l’expression fallacieuse employée par les nazis, la « solution finale », et le terme juif, non moins fallacieux, d’holocauste. L’un et l’autre termes permettent d’éviter d’appeler les choses par leur nom. Le premier vise à cacher aux bourreaux la signification de leurs propres crimes. Le second entend vider de son sens le souvenir du massacre dans l’esprit des rescapés. « Le massacre des Juifs européens » est un terme beaucoup plus compliqué, mais il décrit exactement le fait historique, en ce sens qu’il établit qu’il y eut des bourreaux et qu’il y eut des victimes, qu’il dit où le crime a eu lieu, qu’il décrit donc un événement historique, un événement qu’il faut appréhender et comprendre par une démarche d’historien, et non pas camoufler sous des termes mystiques, pseudo-religieux, qui ne servent qu’à éluder la question.

Le simple fait qu’on emploie ce terme mystificateur montre déjà que, lorsqu’on aborde ce sujet, les motivations et les sentiments sont complexes, et montre en outre que, de part et d’autre, il y a beaucoup d’hypocrisie et de faux-semblants. Le sujet est trop complexe pour que je puisse, ici, faire plus que de l’esquisser.

Il y a tout d’abord cette idée reçue que la politique nazie d’extermination était dirigée presque exclusivement contre les Juifs. Il est vrai que les Juifs furent les premières et les principales victimes. Mais il y eut aussi le massacre des Gitans, et d’autres encore. Les nazis avaient commencé à exterminer les Polonais (trois millions de Polonais non juifs furent massacrés). Dans son livre sur le procès d’Eichmann, Hannah Arendt montre que les nazis commençaient à utiliser à l’égard des Polonais les mêmes méthodes qu’ils avaient utilisées à l’égard des Juifs. Ils se mirent également à massacrer certaines catégories du peuple russe (des millions de prisonniers de guerre et d’ouvriers déportés furent sacrifiés, ainsi qu’une partie de la population civile en Russie même) afin de déblayer le terrain pour faire place à des colonies allemandes.

La politique allemande envers les « races inférieures », et surtout envers les Slaves, était assez complexe. Il semble qu’il n’y ait jamais eu de décision nette de les exterminer, à la différence des Juifs, objets de la conférence de Wannsee. Dans son article « The Historical Significance of the Holocaust » (publié dans Jerusalem Quarterly, n° 1, automne 1976), le professeur Saul Friedlander soutient la thèse d’une différence fondamentale entre l’attitude et la politique prévue par les nazis envers les Juifs d’une part, et, d’autre part, envers les Slaves. Mais on peut dire aussi que l’asservissement et l’extermination des peuples slaves étaient prévus par paliers, que ce n’était qu’une question de temps, que tout indiquait l’existence d’un tel projet, mis en échec uniquement par la victoire des Alliés sur les nazis. Et c’est en conformité avec la logique et la dynamique nazies que, pendant les derniers mois de la guerre, les nazis employèrent la terreur, les assassinats contre la population allemande elle-même « pour barrer la route au défaitisme ». L’antisémitisme servit de catalyseur, il se trouva au cœur du système d’extermination, mais ce système était plus vaste ; il s’agissait d’un système de « sélection » à l’infini, une institution fondamentale et permanente de l’empire nazi.

Si l’on accepte cette thèse, on considère que le massacre des Juifs d’Europe n’est pas un phénomène propre à l’histoire juive exclusivement, mais qu’il fait partie de l’effondrement total du système européen, et, par conséquent, que les Juifs ne sont pas une race à part et différant radicalement du reste des humains, comme le voulaient les nazis, et comme le veulent nos supernationalistes. Cette thèse montre que toute tentative en vue de refuser à un groupe humain, quel qu’il soit, la définition d’êtres humains conduit à une agression contre la race humaine tout entière. C’est là un crime pour lequel tous sont complices.

Les Juifs, et surtout les chefs sionistes, y trouvaient leur intérêt, puisqu’ils y trouvaient la possibilité de présenter les Juifs comme les seules victimes, dont le sang devait retomber sur toutes les nations.

Il y a là une sorte de délectation morbide, qui fait partie de la notion juive traditionnelle de « peuple élu », déjà mentionnée, et qui, sous sa forme moderne de nationalisme exacerbé, rejoint l’antisémitisme en ceci qu’elle fait des Juifs une race à part parmi les autres hommes. (Nombreux sont ceux qui ont souligné la ressemblance entre la description de la diaspora juive faite par les antisémites d’une part, et par les sionistes d’autre part.) Mais l’extermination a servi de preuve à la thèse sioniste selon laquelle les Juifs n’ont aucune chance de survie aussi longtemps qu’ils sont dispersés de par le monde, parmi les autres nations, sans territoire à eux, que leur seule perspective est dans une patrie souveraine, bien à eux, et pourvue d’une armée.

Si on analyse les faits sans les masquer par des mythes, si on les montre dans leur véritable contexte historique, on voit que le massacre des Juifs ne fut qu’une sorte d’exercice préliminaire à un plan qui prévoyait l’extermination de peuples entiers comme une institution permanente. On voit que ce destin unique des Juifs, dont parlent les sionistes, fut unique en ce sens seulement qu’il accoutuma le monde à l’idée de génocide en l’expérimentant d’abord sur des groupes, au départ « extérieurs » et peu aimés, voire même haïs, tels que les Juifs et les Gitans.

Une analyse historique objective montrerait que, si les Polonais et les Russes, peuples qui s’identifient à des territoires et qui vivent dans leur patrie, et même, en ce qui concerne les Russes, éminente puissance militaire à l’échelle mondiale, si de tels peuples pouvaient être exterminés, alors ni souveraineté ni puissance militaire n’étaient un recours contre l’extermination. Et alors, nous nous rappellerions que la plupart des nations établies sur un territoire furent, à ce que nous rapporte l’histoire, vaincues et souvent massacrées, ou perdirent leur identité, d’une manière ou d’une autre, et n’existent plus sous la forme d’entités historiques telles qu’elles existèrent autrefois.

La logique nous montrerait aussi combien est fausse cette idée reçue selon laquelle les Juifs d’Israël « furent sauvés grâce aux sionistes ». Ils doivent leur salut à quelque chose qui n’a rien à voir avec le sionisme, à savoir que les nazis furent battus à El Alamein et à Stalingrad, et ne purent pas par conséquent envahir la Palestine et y massacrer les Juifs.

Si l’on adopte cette thèse, l’argument principal des sionistes perd tout fondement, et l’arme efficace contre l’« extermination » idéologique n’est plus la puissance militaire et la souveraineté mais la réfutation des idéologies qui isolent un certain groupe humain de la totalité de la race humaine : par exemple, une lutte commune, une coopération internationale afin de dépasser les différences nationales, les frontières, au lieu de les exacerber comme le voudraient des groupes importants en Israël et parmi les sionistes.

Mais les dirigeants sionistes trouvèrent, presque partout, des gens empressés à les rejoindre dans cette interprétation non historique des faits. En tout premier lieu les Allemands. En effet, il était de leur intérêt d’apaiser les sentiments de haine, de vindicte, de méfiance, de peur, qu’ils avaient suscités partout dans le monde, et surtout chez les Slaves.

S’ils parvenaient à cacher le projet d’asservissement et d’extermination d’autres peuples, s’ils pouvaient présenter l’Holocauste comme concernant les Juifs et eux seuls, alors ils pouvaient le transformer en un acte de démence dont le peuple allemand n’était même pas responsable ; le seul responsable, c’était le dictateur autrichien qui les avait dominés et qui avait trouvé ses théories antisémites dans les quartiers misérables de Vienne.

Et, il est vrai que cette politique d’extermination présente des traits originaux ; mais on peut se demander si le massacre des Juifs était possible hors d’un projet global d’asservissement ou d’anéantissement des « races inférieures », les Slaves par exemple, en conformité avec un « pangermanisme » qui a existé bien avant Hitler. Et ce pangermanisme procédait, à l’évidence, du Drang nach Osten, le « désir d’aller vers l’est » que l’on trouve à de nombreuses reprises au cours de plusieurs siècles d’histoire allemande.

Il était aussi de l’intérêt des puissances occidentales de réduire le souvenir de cette politique nazie de génocide à la seule « solution finale ». Elles avaient hâte de réintégrer l’Allemagne dans le « concert des nations », d’assigner à l’Allemagne de l’Ouest son rôle, capital, dans une coalition militaire et économique qui rassemblerait l’Europe occidentale et l’Amérique face à la puissance soviétique. Puisque, du point de vue de l’Europe chrétienne, les Juifs constituaient un groupe allogène (même s’ils n’étaient pas objet de haine), leur massacre, comme le massacre d’autres marginaux, les Gitans, n’avait pas l’importance qu’aurait eue le massacre de « membres légitimes » de la famille européenne, comme par exemple les Hollandais ou les Anglais. Et pour l’Europe occidentale, ou pour les États-Unis, les Slaves ne sont pas des membres à part entière de cette famille.

En considérant la politique nazie d’extermination comme ne concernant que les Juifs, en s’engageant à dédommager les survivants, on liquidait plus ou moins le passé et on pouvait dès lors envisager le retour de l’Allemagne comme membre à part entière de la famille européenne.

La situation est plus complexe en ce qui concerne les Slaves qui, pour les nazis, étaient « les suivants sur la liste ». Du côté de l’Europe de l’Est, et surtout en U.R.S.S., on n’a pas fait du massacre des Juifs un phénomène à part, et même, bien souvent, il est question de « citoyens soviétiques » ou « polonais » massacrés par les Allemands, sans distinguer Juifs et non-Juifs.

D’aucuns expliquent cela d’une autre manière : comme l’antisémitisme reste latent chez une partie de la population soviétique (en Ukraine surtout), il ne servirait à rien de montrer que les Juifs furent les victimes de prédilection des Allemands ; montrer que les exterminations systématiques faisaient partie du système nazi était un moyen d’éducation antifasciste beaucoup plus efficace.

Dans ces pays, d’ailleurs, on parle surtout du fascisme allemand, que l’on distingue soigneusement du peuple allemand. Il y a à cela des motifs idéologiques, mais il y a aussi la nécessité d’intégrer « leur » Allemagne au bloc des nations de l’Est, donc d’apaiser la peur, la haine, le désir de vengeance qui pourraient subsister chez certains. Et même, ce n’est pas seulement l’Allemagne démocratique qui est en jeu : les pays de l’Est souhaitent entretenir des relations correctes avec la République fédérale d’Allemagne, qui est redevenue en Europe un géant sur le plan politique et économique, et raviver des souvenirs ne faciliterait pas les choses.

La « monopolisation par les Juifs », si l’on ose dire, du phénomène nazi — faire des Juifs, pratiquement, les seules victimes des nazis — est une interprétation néfaste de plusieurs points de vue. Tout d’abord, comme je l’ai dit, cela revient à exclure les Juifs de l’ensemble de la race humaine, comme s’ils étaient différents par nature. Cela provoque une réaction paranoïaque chez certains Juifs qui en retirent l’idée que l’humanité et ses lois ne les concernent pas, ce qui pourrait amener ceux-ci, s’ils détenaient le pouvoir, à traiter les non-Juifs comme des sous-hommes, imitant en cela le racisme nazi.

D’autres pourraient en arriver à réagir de façon irrationnelle à des faits, des mots, comme je le préciserai plus avant. Mais l’identification du nazisme avec l’antisémitisme peut se retourner contre les Juifs d’une autre manière encore : ceux qui n’aiment pas beaucoup les Juifs, ou sont indifférents à leur égard, pourraient se dire qu’après tout, l’activité des nazis n’a rien de répréhensible, qu’elle ne constitue pas un danger pour eux-mêmes, que c’est « affaire des Juifs ». Voilà qui risquerait de favoriser le nazisme, si ce fléau reprenait vigueur.

Après avoir décrit la « conspiration du silence », à laquelle concourent Juifs, Allemands, Américains et Britanniques quant à l’étendue réelle des projets nazis de génocide, j’essaierai de montrer de quelle manière la notion d’Holocauste sert les intérêts des dirigeants israéliens alliés aux dirigeants sionistes de la diaspora, dans leur politique envers le monde non juif, envers les Juifs de la diaspora, envers le peuple israélien.

Notons que dans les années cinquante, le souvenir de l’Holocauste tendait à s’estomper, en Israël et dans le monde. L’immigration en Israël de Juifs venus de pays islamiques amena toute une population que l’Holocauste ne concernait pas, pour qui c’était « affaire des ashkénazes ». Pour les jeunes, nés israéliens, Israël n’a rien de commun avec la vie juive dans la diaspora. L’extermination avait concerné les Juifs d’Europe, et non pas les Israéliens.

Des survivants de l’Holocauste (malgré mes réserves, j’utiliserai ce terme pour être plus bref) s’étaient installés en Israël mais ne s’y étaient pas encore intégrés ; eux-mêmes et leurs terribles souvenirs ne faisaient pas encore partie intégrante de la conscience collective israélienne. On n’avait même pas encore institué les commémorations officielles de l’Holocauste. Certes, la « Journée de l’Holocauste et de l’héroïsme » fut instaurée peu après la fondation de l’État d’Israël, mais Yad Vashem et tout ce qui s’y rattache n’apparut qu’à la fin des années cinquante, et une large part de la littérature qui a trait à l’Holocauste n’a été écrite qu’après. On peut sans doute comparer ce retard à cette espèce de paralysie qui frappe un homme après un coup violent, avant que son système nerveux ne réagisse et qu’il ne sente la douleur.

Le procès Eichmann marqua un tournant décisif dans la conscience israélienne et mondiale à l’endroit du génocide nazi. On n’a rien publié, à ma connaissance, sur le contexte politique du procès. Mais je ne crois pas me tromper en disant que, par-delà la volonté de juger et de punir le « principal exécutant » de la « solution finale », afin que le monde entier sache que de tels crimes ne peuvent plus demeurer impunis (et là, Israël servait les principes supérieurs de la justice humaine et de la loi internationale, en dépit des arguties sur l’enlèvement d’Eichmann en Argentine), le procès poursuivait également des buts politiques complexes et eut des résultats politiques très importants.

On peut penser que l’un des buts était de réveiller et de renforcer le sentiment de la culpabilité allemande dans la conscience allemande et dans celle du monde entier, à un moment où l’on pensait généralement en Allemagne que les compensations versées aux victimes soldaient la dette morale envers le peuple juif. La plus importante conséquence politique du procès fut que l’Allemagne fédérale accepta d’abord les relations diplomatiques avec Israël ; puis d’augmenter considérablement le montant des compensations ; enfin de ne plus parler d’« éteindre la dette ».

Et c’est en cela même que le procès devint chose nuisible. Il ne joua pas seulement le rôle de châtiment symbolique des criminels nazis (la pendaison d’Eichmann ne peut représenter autre chose, quand il s’agit du massacre de millions de personnes), de commémoration de ces crimes, de terrifiant avertissement au monde pour l’histoire à venir, mais il servit des buts politiques immédiats. Il devint un instrument de manœuvre politique, pour des bénéfices pratiques.

Je vais le démontrer concrètement. Le gouvernement d’Adenauer refusait d’établir des relations diplomatiques avec l’État d’Israël pour des raisons politiques pratiques : il ne voulait pas compromettre ses relations avec le monde arabe. Il envisageait les compensations pécuniaires dans un cadre juridique, c’est-à-dire sans relation avec des problèmes politiques présents, mais comme une indemnité relative à un dommage causé dans le passé. Les compensations ne devaient pas gêner l’Allemagne dans ses relations actuelles avec le monde.

Le procès d’Eichmann obligea l’Allemagne à sortir de ce cadre légaliste, à agir contrairement à ses intérêts, à privilégier Israël sans qu’Israël ait à s’engager en retour en vertu d’intérêts communs, comme c’est la règle quand il s’agit de relations d’État à État. Naturellement, il n’y a pas lieu ici de voler au secours des intérêts allemands. Il est bien évident qu’un pays comme l’Allemagne ne peut tirer un trait sur le passé et devenir dorénavant un État comme un autre. Mais je tiens à mettre en lumière ces faits et leurs conséquences pour Israël, car les intérêts qui ont été lésés ici sont, tout d’abord, ceux d’Israël.

Le type de relations avec l’Allemagne devint le modèle des relations d’Israël avec la plupart des États de l’Occident chrétien, à commencer par les États-Unis : des relations qui ne se fondent pas sur une objective communauté d’intérêts, mais sur le sentiment général de culpabilité (justifié) qu’éprouvent les dirigeants et l’intelligentsia du monde chrétien envers le peuple juif.

Et les conséquences sont les suivantes :

  1. Le régime de faveur accordé à Israël, c’est-à-dire l’appui inconditionnel dans les domaines politique et économique, a placé le pays dans une sorte de serre politico-économique, si bien qu’il se trouve en quelque sorte coupé de la réalité internationale dans ces deux domaines. Depuis sa fondation, Israël n’a jamais eu à affronter véritablement les forces en présence dans le monde, il n’a pas eu à en tenir compte.
  2. En conséquence, Israël a créé des systèmes politique et économique étrangers à la réalité internationale, et qui s’en éloignent de plus en plus, puisque cette réalité elle-même est mouvante. D’où une distorsion des systèmes israéliens, qui prennent un caractère pathologique et rendent Israël de plus en plus dépendant de l’aide extérieure. Or, les amis d’Israël trouvent de plus en plus de difficulté à soutenir ce pays, à mesure qu’il s’éloigne de la réalité.
  3. Le résultat le plus paradoxal est celui qui concerne le sionisme. Le sionisme visait à faire du peuple juif un peuple comme les autres, une nation parmi les nations indépendantes, avec les mêmes droits politiques, dans le cadre du système politico-économique international. Or, Israël n’a pas pu devenir une nation comme les autres, précisément à cause de cette barrière de protection créée par l’aide extérieure, à cause de l’utilisation du sentiment de culpabilité des autres nations. En fait, les traits dus à la diaspora s’en sont trouvés accentués. Les Juifs américains ou britanniques, par exemple, ne dépendent de personne. Ce sont des citoyens qui jouissent de droits égaux dans leur propre pays, qui peuvent parvenir à des situations élevées dans la société et surtout avoir un niveau de vie convenable sans le devoir à quiconque, mais seulement à leur propre énergie, à leur initiative, à leurs talents.

Par contre, Israël s’est donné le statut d’éternel mendiant, à la charge du monde entier ; il ne se suffit pas à lui-même, ni de par son poids politique, ni de par sa puissance économique et militaire (cette puissance militaire provient de l’aide extérieure) ; sur l’échiquier mondial, l’État d’Israël vit sur son capital de « six millions de victimes », il vit de nos haillons, de nos blessures, de nos souffrances, il vit du passé, non pas du présent et de l’avenir.

  1. Autre aspect de ce chantage : cette perpétuelle référence à l’Holocauste, à l’antisémitisme, à l’ancestrale haine des Juifs, a créé chez les Israéliens et leurs dirigeants une sorte de confusion morale, une double série de valeurs. Puisqu’on nous a appris que « le monde » nous a toujours haïs et persécutés, nous ne sommes pas tenus d’avoir envers lui des scrupules, cependant que nous exigeons d’être traités, non pas sur la base de la « politique concrète », mais en fonction de la mauvaise conscience du monde à notre égard. Nous qui fondons nos exigences sur la justice et sur le devoir du monde entier envers « les survivants », considérons que nous avons le droit de nouer des relations avec les pires des régimes d’oppression, de leur fournir des armes, que rien ne nous empêche d’opprimer les non-Juifs qui subissent notre domination.

L’exploitation du massacre des Juifs européens à ces fins est devenue un art pour Israël. Presque à chaque fois qu’Israël se manifeste à l’étranger, il y a l’évocation de l’Holocauste, même si cela n’a rien à voir avec la question. Le but est d’éveiller la mauvaise conscience des auditeurs, même aux États-Unis, où les Juifs n’ont jamais été persécutés, où les Juifs ont toujours joui de leur liberté personnelle et religieuse, même au temps des colonies britanniques.

Tout visiteur non juif, de quelque importance, qui arrive en Israël est amené au Yad Vashem : cela fait partie des « choses à connaître » en Israël, et parfois on ajoute au programme une visite au « Kibboutz des combattants des ghettos », afin que le visiteur éprouve le juste sentiment de culpabilité que l’on attend de lui.

Or, le monde chrétien a réellement mauvaise conscience à l’endroit des Juifs, en raison des siècles passés, et parce qu’il n’a pas aidé les Juifs durant la période nazie ; et cela est vrai. Encore faudrait-il rappeler que les Alliés se sont abstenus de bombarder les camps de concentration, alors même que des foules de non-Juifs y étaient massacrées, et que les dirigeants soviétiques ne semblent pas s’être souciés, outre mesure, du sort des prisonniers de guerre soviétiques. À cause de cette mauvaise conscience, les pays occidentaux ont pris en charge Israël, et jusqu’à présent l’ont aidé très au-delà — parfois contre — leurs propres intérêts nationaux les plus légitimes. Le seul pays, peut-être, qui ait traité Israël comme ses intérêts l’exigeaient, et sans aucun complexe de culpabilité, c’est la France. Et la propagande israélienne s’en est prise violemment à la France. Puis, lorsque notre gouvernement a compris que cela n’effrayait pas les Français, il a commencé à se faire une raison.

Je n’aborderai pas ici la question des relations avec les pays de l’Est, c’est une question beaucoup plus complexe.

Donc, cette situation s’est instaurée : lorsqu’Israël établit une relation avec le monde extérieur, ce n’est pas d’abord pour le bien qui peut sortir de cette relation, ou en fonction du danger qu’il y aurait à avoir tel ou tel pays pour ennemi, comme c’est généralement le cas dans les relations internationales. La base première de ces relations, c’est la mémoire de la faute, c’est la pression morale dont, grâce à l’Holocauste, le gouvernement israélien se trouve le bénéficiaire.

De ce point de vue, la « rhétorique de l’Holocauste » dont use Begin n’est que la continuation d’une tradition léguée par le Mapaï. Et l’on remarquera, non sans sourire, avec quelle difficulté nos dirigeants cherchent à communiquer avec des pays qui n’ont aucun sentiment de culpabilité à l’égard des Juifs — par exemple, la plus grande partie des pays du Tiers-Monde. S’ils ont à rompre avec nous, ces pays n’ont aucun problème de conscience : comment pourrait-on accuser les Chinois d’antisémitisme, alors qu’ils ne savent pratiquement pas ce que c’est que les Juifs ?

La conséquence de tout cela, c’est que l’État d’Israël, créé afin de permettre aux Juifs une existence normale, d’être une entité politique, une « nation parmi les nations », adopte délibérément l’attitude contraire, refuse les relations normales entre nations, fondées sur l’intérêt réciproque. Il exige d’être traité comme un peuple hors norme. Il se garde de toute confrontation politique et économique directe avec le monde des rapports de force et des rapports d’intérêts. Dans un monde situé dans l’histoire, Israël tente de vivre une vie hors de l’histoire, la vie d’une secte fermée, retranchée, étrangère au mouvement de l’histoire.

Inutile de dire que cette politique, même si elle est avantageuse à court terme, est vouée à l’échec, car elle se fonde sur des sentiments de culpabilité hérités du passé. La mauvaise conscience a ses limites. C’est comme un compte en banque sur lequel on tire des chèques sans provision. Les sentiments de culpabilité s’effritent. Il y a de moins en moins de gens qui se souviennent de l’Holocauste, même si on déploie de grands efforts pour en perpétuer le souvenir. Pour quelqu’un qui ne se souvient pas de l’Holocauste, ces souvenirs ressassés sans fin deviennent lassants. Nous nous en fatiguons. Les Juifs de la diaspora s’en lassent, eux aussi. Et le ton convenu qu’emploient nos dirigeants quand ils le rappellent prouve bien qu’eux aussi ont cessé d’y croire.

Nous avons dit que « la conscience de l’Holocauste » en Israël déclinait déjà dans les années cinquante, qu’il fallut le procès Eichmann pour la revigorer, même si ce retour de conscience devait alors se produire de toute manière. Mais il y a loin d’une reprise de conscience spontanée, née du besoin et de la volonté de comprendre le passé pour mieux comprendre le présent, à une campagne de propagande officielle qui ne sait produire que des slogans vides de sens et une image faussée du monde, dont le but n’est pas de comprendre le passé, mais de manipuler le présent. C’est ce dernier courant qui s’est emparé du peuple juif et d’Israël.

L’Holocauste est devenu une arme puissante entre les mains du gouvernement israélien et celles des dirigeants juifs à l’étranger ; ceux-ci sont fortement influencés par le gouvernement israélien et se laissent guider par lui pour organiser les Juifs de la diaspora, et avant tout, bien sûr, aux États-Unis.

Deux moyens pour cela :

  1. Exploiter la mauvaise conscience des Juifs américains qui n’ont pas fait assez pour empêcher l’Holocauste ;
  2. Exploiter le sentiment d’insécurité de certains d’entre eux, qui ont des craintes quant au statut des Juifs dans la société américaine.

La mauvaise conscience : tout d’abord, on persuade les Juifs américains qu’Israël est menacé de destruction par les États arabes qui l’entourent, en dépit du fait — soigneusement dissimulé — que le déséquilibre des forces est largement en faveur d’Israël, et qu’on ne peut raisonnablement prévoir aucun danger, sur le plan militaire, pour l’État juif.

Mais pour les Juifs américains, c’est l’occasion d’apaiser leur conscience, d’« empêcher un second Holocauste » grâce à une aide politique et économique. On leur présente chaque conflit comme menaçant l’existence même d’Israël, et chaque victoire comme un miracle dû, entre autres, à la solidarité des Juifs de la diaspora. Ce drame passionnant, émouvant, connaît mille rebondissements, et les Juifs dispersés peuvent apprécier les résultats concrets de leur contribution.

C’est un tableau analogue qui est brossé à l’usage du monde non juif. Pour répondre aux critiques suscitées par notre politique, il y a l’inusable argument : « Vous qui n’avez rien fait pour nous au temps de l’Holocauste, vous n’allez pas nous dicter les moyens de nous protéger d’un nouvel Holocauste. »

C’est pourquoi on utilisera le nom de « survivants » pour désigner les Israéliens, alors que la plupart d’entre eux se sont installés ici avant le génocide, ou bien sont les enfants de cette première génération, ou bien encore viennent des pays arabes. Il est vrai que, par le passé, les États arabes ont contribué à entretenir cette image, et que ce n’est qu’après la Guerre des Six Jours qu’ils ont cessé de parler d’« abattre le bastion sioniste ». De ce point de vue, le refus de l’O.L.P. de reconnaître l’État d’Israël et la « Charte palestinienne » sont les deux derniers prétextes sur lesquels la politique israélienne puisse s’appuyer.

Voici un nouvel élément important à ajouter au tableau : Israël constamment menacé de destruction — voilà une idée qui est chère aux Juifs américains. Essayez de leur dire que nous ne courons aucun danger d’extermination, que pour de nombreuses années à venir nous serons plus forts que n’importe quelle coalition arabe, qu’Israël n’a jamais eu à craindre d’être détruit depuis le premier cessez-le-feu de la guerre d’indépendance, en 1948, que le niveau de vie et le niveau culturel en Israël, même maintenant, sont encore bien supérieurs à ceux des sociétés arabes alentour, que c’est cela qui constitue notre force supérieure, bien plus que la supériorité de notre armement ; essayez de leur dire cela, et vous vous heurterez à la contradiction et à la colère.

Alors vous comprendrez ceci : beaucoup de Juifs américains ont besoin de cette image qui les aide à se débarrasser de leur sentiment de culpabilité à l’endroit de l’Holocauste. En outre, ils ont besoin de se faire les champions d’Israël, parce que leur judéité n’a plus d’autre point d’ancrage. Ils se montrent, par conséquent, très réticents lorsqu’on leur dit que le devoir d’Israël est de se rendre indépendant de toute assistance extérieure, même de celle qui vient des Juifs. Ils veulent que cette dépendance se perpétue parce qu’ils veulent se sentir indispensables.

Ils ont aussi besoin du soldat israélien, du héros israélien, parce qu’ils ont besoin de s’identifier à lui ; parce qu’ils vivent dans une société qui a pour idéal justement le héros dur, viril, et que le Juif incarne rarement cette image. Grâce à Israël, le Juif israélien dispose d’une double image, contradictoire dans ses composantes : d’une part le superman, le héros viril, d’autre part, la malheureuse victime potentielle d’un éventuel Holocauste. Les deux faces de cette image sont naturellement, l’une comme l’autre, loin de la réalité. Et comme les Juifs dispersés, surtout les Américains, se servent de nous pour se sentir « des héros par procuration », comme ils n’ont nullement l’intention de venir prendre part à nos « combats héroïques », ils ne se sentent que plus coupables, et ne sont que plus accessibles au chantage de l’establishment israélien. Il est bien possible que ce dernier ne tienne d’ailleurs pas du tout à les voir émigrer vers Israël, et préfère leur appui à distance.

Ajoutons que ces Américains, juifs ou non, qui envoient tant d’argent à Israël, n’exercent aucun contrôle sur l’emploi qui en est fait. Car seuls les Israéliens, qui connaissent la situation mieux que les Juifs « étrangers », qui vivent sur le champ de bataille, eux seuls vivent « sous la menace d’un nouvel Holocauste », donc eux seuls ont le droit de décider en la matière. Si on ne leur répétait pas à satiété qu’un nouvel Holocauste se prépare, peut-être les Juifs qui vivent hors d’Israël exigeraient-ils d’avoir voix au chapitre, peut-être voudraient-ils être associés aux décisions quand il s’agit de l’utilisation des fonds qu’ils ont versés, en vertu de l’adage : « c’est celui qui a l’argent qui décide ». Et la situation est maintenant la suivante : les Juifs de la diaspora, et surtout les Juifs américains, sont devenus, pour l’establishment israélien, des « colonisés » ;ils sont taillables à merci, sans aucun droit de regard sur l’utilisation du produit de l’impôt. En somme, ils sont dans la situation des Treize Colonies d’Amérique qui allaient se révolter contre la Couronne britannique et proclamer : « Pas d’impôts sans représentation au Parlement. »

Pour perpétuer cette relation, l’establishment israélien joue sur le sentiment d’insécurité d’une partie de la communauté juive américaine — surtout les immigrants de première et de seconde génération, qui ne sont pas certains de leur place dans la société américaine. On leur présente Israël comme un havre pour des temps difficiles, une assurance pour l’avenir, ce même Israël qui est en même temps présenté comme la victime potentielle d’un Holocauste toujours possible.

Peu importe la contradiction : nous avons affaire ici à des réactions irrationnelles.

L’un de ces Juifs, survivant de l’Holocauste, bien intégré à la société américaine, m’a dit un jour : « Nous autres Juifs, nous avons la chance qu’ici, aux États-Unis, il y ait tant d’autres minorités — les Noirs, les Portoricains, les Irlandais, les Italiens, etc. Sinon, on nous aurait massacrés depuis longtemps. » Toutes les fois que j’ai cité cette phrase, on m’a dit qu’elle était aberrante : qu’il y eut un temps où la société américaine était presque entièrement « WASP » (White Anglo-Saxon Protestant), et que, cependant, les Juifs n’y ont jamais été persécutés, et qu’ils ont toujours joui de l’égalité des droits, même pendant la période coloniale (même si aujourd’hui, ils subissent parfois une certaine discrimination sociale, mais ils ne sont pas les seuls).

[...]

Les Juifs dont je viens de parler ont, en général, une confiance aveugle dans l’État d’Israël, à la différence du Juif américain moyen, qui, lui, est plus ou moins ouvert à une discussion objective. Mais avec eux, pas de discussion possible : ils acceptent tout ce que fait Israël, même si c’est absurde, même si c’est une agression ; ils acceptent tout ce que dit Israël, dès qu’il est fait mention de l’Holocauste. D’instinct, ils s’identifient à Israël.

À la différence de beaucoup de Juifs américains, embarrassés, mal à l’aise, parfois honteux devant la conduite de Begin et sa rhétorique, ces immigrants récents s’identifient totalement à lui — plus encore qu’ils ne s’étaient identifiés à Rabin. Begin est un Juif de la diaspora, un survivant, l’un des leurs. Et qu’importe ce que les goyim pensent de son style, de sa personnalité. Et d’ailleurs, qui sont-ils, ces goyim, sinon des bourreaux, tous, en fait ou en puissance ? Est-ce qu’au fond d’eux-mêmes, ils n’ont pas applaudi aux chambres à gaz et aux fours crématoires ? Et ce qu’ils peuvent penser, quelle importance ?

J’ai voulu montrer comment l’establishment israélien utilise le souvenir de l’Holocauste comme un instrument pour asseoir son autorité sur les Juifs vivant à l’étranger, et les mobiliser au service de sa politique extérieure. Comment, aussi, il s’en sert comme moyen de pression sur le monde non juif. Il recueille des fonds, sans aucun contrôle de la part des donateurs, les répartit entre ses différents départements, comme il est d’usage, puis s’en sert pour tenir en main les Israéliens, qui, n’étant pas à l’origine de ces dons, ne peuvent exercer aucun contrôle sur leur utilisation.

Cette pratique existait déjà dans les années 1920, lorsque le mouvement travailliste refusait de laisser l’Organisation sioniste décider de l’emploi des fonds qu’elle avait versés. Mais elle s’est extraordinairement développée après la Seconde Guerre mondiale et la fondation de l’État d’Israël.

On peut en déduire ceci : l’intérêt fondamental du régime est de perpétuer la dépendance d’Israël à l’égard de l’aide extérieure, puisqu’il peut ainsi, d’une part, exploiter les Juifs dispersés dans le monde, d’autre part, dominer le peuple israélien, grâce à l'argent des titres en bourse et autres, sans avoir à passer par le contrôle de qui que ce soit. Voilà qui peut nous faire considérer avec scepticisme l’aspiration d’Israël à l’« indépendance économique », slogan qu’on a, du reste, fort peu entendu depuis 1967. La situation de dépendance économique a toujours été bénéfique à l’establishment israélien ; il y trouve certaines conditions de son pouvoir. Peu importe qui est au pouvoir : la Coalition, le Mapam, le Likoud, le NRP, etc. — tous y ont trouvé leur compte.

Ce n’est là, cependant, qu’une conséquence accessoire du phénomène que nous analysons ici — mais qui mériterait une étude systématique.

Le souvenir de l’Holocauste est un instrument de pouvoir. Il permet de manipuler l’opinion publique, de conditionner la psychologie des Israéliens, ce qui est en contradiction avec les principes fondamentaux du sionisme, nous l’avons déjà dit.

De même, le sionisme se donnait pour but de délivrer le peuple juif de la malédiction de la diaspora, de lui donner une patrie, de faire de lui une nation comme les autres, politiquement souveraine. Le sionisme classique prévoyait que, retrouvant sa patrie, le peuple juif deviendrait un peuple nouveau, doté d’une conscience nationale nouvelle, indépendante, différente de celle de la diaspora, mais liée à elle.

Les dirigeants s’en rendirent compte dès les années quarante et cinquante. Et, on peut en observer les conséquences : Ben Gourion mit en avant Eretz-Israël ; tout à coup, on inversa l’ordre des choses : ce n’était plus la colonisation juive au service du peuple juif, mais le peuple juif au service de la colonisation juive en Israël. Si les choses s’étaient développées naturellement, la nouvelle nation se serait construite sans cette relation avec les Juifs vivant ailleurs. Les liens se seraient progressivement relâchés, puis rompus, et les dirigeants auraient perdu leur pouvoir et leur base idéologique. Aussi y mirent-ils bon ordre.

Le moyen idéologique le plus efficace était d’exploiter la haine des Arabes, l’identification des Arabes aux nazis, et la conclusion était évidente : le destin des Juifs est le même partout, une sorte de malédiction de Caïn, infligée par des forces mystérieuses. Nous sommes, encore et toujours, objets de haine et de persécution, en Israël comme dans la diaspora. La seule différence est qu’en Israël, nous pouvons « rendre coup pour coup », tandis que dans la diaspora, nous n’avons aucun choix, nous sommes « des agneaux qu’on mène à l’abattoir ».

D’où des conclusions historico-philosophiques quant à la signification particulière, le destin mystique du peuple d’Israël, sur le Messie, etc. Et ces conclusions, la droite nationaliste les tira immédiatement, tandis que le mouvement travailliste, qui sentait bien où elles menaient, et qui avait encore conservé quelque chose de son passé rationaliste, émettait des réserves. Naturellement, les premiers sionistes ne souscrivaient nullement à ce mysticisme, car le sionisme, à ses débuts, cherchait une solution rationnelle aux terribles problèmes des Juifs qui vivaient en Europe centrale et orientale au moment de la crise des États européens.

Et si les fondateurs du sionisme avaient posé le problème juif de cette façon, ils ne seraient pas arrivés à la solution sioniste. Leur projet principal était de mettre un terme au « destin juif », à la singularité du peuple juif. Ils auraient répugné à l’idée de doter simplement les Juifs de meilleurs moyens de défense.

Si on veut comprendre le massacre des Juifs européens, il faut le replacer dans l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe ; il faut surtout prendre en compte la place que les Juifs occupaient dans les structures socio-économiques de l’Europe. Or, quelle explication nous offre-t-on ? Une interprétation mystique et métahistorique. Par exemple, on s’efforce de dissimuler la différence fondamentale entre l’hostilité des Arabes et l’antisémitisme nazi. Les nazis avaient inventé l’existence d’une « conspiration juive » afin de susciter chez les Allemands une haine irrationnelle contre les Juifs, tous les Juifs, où qu’ils se trouvent. Pour les Arabes, il s’agit d’une lutte rationnellement explicable contre un ennemi réel, puissant, qui est une menace pour nombre d’entre eux, qui a poussé plus d’un million de leurs frères à l’exode. Leur hostilité est tournée surtout contre les Israéliens, et non pas contre tous les Juifs, où qu’ils se trouvent (et pourtant, l’adhésion de la plupart des Juifs israéliens à l’establishment explique que, souvent, on entende s’exprimer une haine des Arabes contre tous les Juifs). Nous ne nous étendrons pas sur les immenses différences dans la situation sociale, le contexte religieux et culturel, le développement économique et politique, le sens national, qui distinguent les Arabes des Allemands, et qui font qu’on ne peut, en aucun cas, employer le même langage pour les deux phénomènes.

Mais, la plupart des Israéliens ignorent tout du monde arabe. Pour beaucoup d’entre eux, « les “goyim’’ sont tous pareils ». Donc, ils ne voient pas de différence entre un réfugié palestinien ignorant et un S.S., héritier de la technologie la plus avancée, formé en vue de la destruction de populations et de nations entières. Et, comme tant d’Israéliens sont encore marqués par la discrimination et les persécutions dans les pays dont ils sont originaires, ils adoptent avec empressement ce parallèle superficiel et de pure propagande. Et cela est vrai non seulement des masses israéliennes, des immigrants, mais aussi des gens qui se veulent cultivés et capables d’analyse historique. C’est ainsi, qu’à la veille de la Guerre des Six Jours et après la guerre de 1973, on entendit des gens très sérieux, interpréter ces guerres comme « une manifestation du destin juif qui nous unit tous », comme si les autres nations n’avaient jamais connu de guerres, n’avaient jamais été attaquées, comme si l’éventualité de la guerre ne faisait pas partie intégrante de la vie d’un pays souverain et indépendant, comme si c’était uniquement une « tragédie juive ».

En même temps que cette doctrine du « destin commun », on trouve une autre idée, répétée elle aussi à satiété : « Le peuple juif est, pour Israël, le seul allié légitime et digne de confiance ». Si l’on considère que le peuple juif n’est pas une puissance politique constituée, qu’il n’a pas d’existence juridique distincte, on doit bien constater qu’il ne peut pas y avoir d’« alliance » entre un État et quelque chose qui n’a pas d’existence politique. Un État fait alliance avec d’autres États. Il n’y a que deux explications possibles : ou bien Israël n’est pas un véritable État, ou bien les Juifs sont en mesure de faire pression sur d’autres États, afin qu’ils deviennent les alliés d’Israël — nous pensons bien sûr aux États-Unis.

En fait, si on examine la question de plus près, on s’aperçoit que le slogan « compter sur le peuple juif » ne veut rien dire, ce n’est qu’un slogan. Ce qu’il signifie en réalité — mais qu’il ne dit pas — c’est qu’Israël espère que les Juifs réussiront à obliger le gouvernement américain à le soutenir inconditionnellement. En fait, c’est « compter sur l’Amérique ». Mais cela a un autre sens encore : compter sur les Juifs, compter sur l’Amérique, c’est se dispenser de construire une politique réaliste dans un monde concret, un monde où il n’existe pas d’« alliances loyales », mais seulement des intérêts communs, c’est se doter d’un statut historique de dépendance.

Cette assimilation des nazis aux Arabes en général et aux Palestiniens en particulier, et ce perpétuel rappel de l’Holocauste créent chez l’Israélien moyen une réaction hystérique. Si l’on y ajoute la doctrine selon laquelle « le peuple juif est le seul allié d’Israël », on obtient les résultats suivants : tout d’abord, la conscience politique israélienne reste figée au stade qui, pour un pays, précède la fondation d’un État ; elle n’est pas capable de comprendre les forces concrètes qui opèrent dans l’arène politique, et elle n’est pas capable d’établir avec ces forces ses propres relations. Les relations extérieures d’Israël reposent non pas sur les intérêts communs à différents corps politiques, mais sur la pression exercée sur les Juifs américains ; tout se passe comme si Israël n’était pas un État indépendant, mais une partie du système politique interne américain. Cela veut dire que les Israéliens ne se conçoivent pas comme une nation souveraine, mais comme une secte. Ils vivent dans un monde de monstres et de mythes, et non pas dans un monde réel. C’est pourquoi, ils sont incapables de considérer leur gouvernement objectivement, de le critiquer en fonction de critères réalistes. L’alternative qui est présentée à l’Israélien est l’« Holocauste » ou « la victoire ». Il se trouve ainsi libéré de toutes considérations morales, car une personne en danger de mort n’a pas à s’en embarrasser, elle est en état de légitime défense. Le seul frein pour l’Israélien, est l’argument utilitaire : ne pas porter préjudice à son image de marque dans le monde. Et, telle est la logique qui guide des gens comme Moshé Shamir et Geula Cohen et les autres fondateurs du parti Hathiya : ils disent que nous avons toute liberté d’action puisque le monde entier souhaite notre disparition ; par conséquent, ils recommandent les mesures les plus radicales contre la population non juive d’Israël. Il est grave de faire un rapprochement en la matière, mais on peut rappeler cependant que les nazis justifiaient le massacre des Juifs par cet argument : les Juifs préparent la destruction de l’Allemagne et l’extermination de son peuple. Car lorsqu’on prétend être menacé d’extermination par l’adversaire, on nourrit généralement le même dessein à son égard. Il faut donc être extrêmement prudent avant d’adopter une telle thèse, car on pourrait, par mégarde, adopter le projet de massacrer des innocents. Disons, toutefois, qu’il y a des cas où la volonté d’extermination existe bel et bien, et cela mérite réflexion.

La troisième conséquence est, peut-être, la plus sérieuse de toutes. Un gouvernement ne peut se démarquer de sa propre propagande ; il en est aveuglé au point que cette propagande devient, pour lui, la réalité. Cela est vrai du gouvernement israélien actuel, qui est beaucoup plus naïf que le précédent, donc beaucoup plus étroitement prisonnier de ses slogans et de ses leurres. Le gouvernement israélien prend des décisions en fonction de mythes et de monstres qu’il a créés de ses propres mains. Il avait créé ce monde afin d’asseoir et de perpétuer sa domination. Mais, il est pris à son propre piège. Il est incapable de comprendre ce qui se passe dans le monde et quels sont les processus historiques dans lesquels Israël est impliqué. Un tel gouvernement, dans la situation politique et économique en déclin qui est celle d’Israël aujourd’hui, fait courir un grand danger à l’existence même d’Israël.

C’est ainsi, de façon paradoxale, que la « mémoire de l’Holocauste » inculquée aux Israéliens par la propagande israélienne, est devenue pour eux une menace de destruction. Pour que la société israélienne se sauve, il faut tout d’abord qu’elle parvienne à une juste compréhension de son propre statut historique et politique.

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