Ce mode de prise en charge illustre, soulignent-elles aussitôt, les dysfonctionnements et les défaillances systémiques de l’organisation des soins psychiatriques en France ». Défaillances qui concernent aussi bien l’amont que l’aval de la prise en charge en urgence. En amont, on ne sait pas où aller pour consulter, et, en aval de l’hospitalisation, le « parcours de soin », trop fragmenté, n’assurera pas le suivi dont le patient a besoin.
Et, paradoxalement, les patients accèdent aux soins dans les moments où ils ne sont que rarement en état d’y consentir, donc le plus fréquemment à la demande d’un tiers ou à la demande d’un représentant de l’Etat c’est-à-dire pour les cas les plus sévères, dans les situations les plus difficiles de crise aigüe.
C’est qu’il est quasi impossible d’être soigné, accueilli, autrement que « sans consentement ». Pas de lit ou de prise en charge dans le service public si vous vous présentez, libre et conscient, en demande de soin. « Il y a eu des avancées avec le secteur mais la situation est devenue illisible », dit-on du côté de la H.A.S (Haute Autorité de Santé). Mais les mêmes qui portent le secteur aux nues, comme invention majeure de la psychiatrie dans les années 1960 en saluant l’un de ses concepteurs, Lucien Bonnafé, les mêmes regrettent qu’il soit « à bout de souffle »[1] en travaillant à le démanteler.
Se prévalant d’une médecine dite « de précision », la fondation Fondamental couvre le territoire de centres experts qui, sous couvert de recherche, captent les financements sans offrir de soin ou de perspective de soin. Ces centres experts, adossés aux C.H.U proposent une évaluation, une orientation et un « parcours de soin » sur le modèle des maladies organiques inspirées des centres d’oncologie ce qui a pour conséquence de fragmenter le parcours des patients sur le modèle des parcours de rémissions et des périodes d’intervention médicale. En outre, les patients sont orientés et sollicités pour participer à des programmes de recherches fléchés vers les « neurosciences ».
Ainsi volent en éclat l’unité et la diversité des missions du secteur, assurées jusqu’alors grâce à une équipe soignante unique connaissant le patient et grâce à l’assise du C.M.P. (Centre Médico Psychologique), structure pivot des soins entre l’intra et l’extra hospitalier.
Les appels à projets dits innovants du FIOP (Fonds pour l’innovation organisationnelle en psychiatrie) captent également les énergies et les ressources en poussant à la multiplication des dispositifs. Ce qui a pour effet de contribuer à complexifier et bureaucratiser les parcours de soins.
Partout, et le mouvement s’accélère, on ferme des unités d’hospitalisation, des CMP, des CMPP (Centre Médico Psycho Pédago), des structures capables et coupables d’offrir un accueil et une continuité de soins dans la durée. Ce qui s’installe, à la place du service public de proximité, c’est une politique de l’offre, une politique coûteuse mais dont les financiers s’emparent déjà. A noter que la psychiatrie est la deuxième spécialité la plus rentable pour le privé, relève le rapport Dubré -Rousseau, après le grand âge.
Oui la crise est systémique, et le système évolue selon la « loi du marché ». La politique de l’offre permet de découvrir « des pépites » nous dit-on. Dans le même temps, le service public de psychiatrie, et davantage encore, de pédopsychiatrie, font naufrage. Le secteur psychiatrique, comme établissement de santé publique, de proximité, en mesure d’assurer la continuité des soins entre hospitalisation et ambulatoire, ne survit ici où là que porté par la résistance des équipes et leur obstination à le faire vivre.
« Etre contre la psychiatrie de secteur[2], c’est les taxis contre les transports en commun, l’amicale des établissements d’enseignement privé contre l’école laïque, le syndicat des cliniques privées contre la carte hospitalière… » s’écriait Lucien Bonnafé, en 2000, dans un entretien publié dans Santé Mentale (n° 51).
Il y a urgence, clament les partisans de la politique de l’offre, à restructurer l’offre de soins en psychiatrie, en accusant, notamment, la diversité des pratiques. En désignant sans les nommer les pratiques qui ne seraient pas « scientifiques ». (en somme qui ne seraient pas issues des neuro -sciences), les psychothérapies d’inspiration psychanalytique ou phénoménologique, la psychothérapie institutionnelle, à moins qu’il ne faille en déduire qu’il s’agit de la psychiatrie dans son ensemble. Lucien Bonnafé disait aussi ce que le concept de dés -aliénisme devait à la culture psychanalytique : « un traitement est efficace dès l’instant qu’il s’établit une relation dont il n’y a pas d’autre définition scientifique que l’art de l’écoute et de l’écho. »
La psychiatrie comme clinique de la psychè, est renvoyée aux vieilles lunes.
Dans ces conditions, quelle hospitalité pour la folie ?
Les hommes issus des lumières du XVIII° siècle inventent l’asile pour ceux qu’ils appellent aliénés, qu’ils considèrent accessibles à « un traitement moral » et organisent sa répartition dans tout le territoire. Au XX° siècle, les hommes, qui ont sauvé les aliénés de la famine pendant la seconde guerre mondiale en les intégrant à la vie du village, ont inventé la vie des malades psychiques au plus près de leur environnement, en évitant un enfermement délétère, et - par suite, le secteur- et les soins ambulatoires de proximité. En maintenant l’hôpital comme refuge, sous condition qu’il échappe aux dérives de l’institution. En soignant les maladies de l’âme.
Maintenant domine un discours universitaire amputé des disciplines fondatrices de la psychiatrie au profit de la recherche en génétique, en neurologie, en imagerie du cerveau. Le soin hospitalier et la clinique de la psychiatrie ne sont pas l’objet de recherche - sauf exception.
La pédopsychiatrie, notamment, est exsangue. On biologise les difficultés scolaires : de très nombreux enfants sont diagnostiqués atteints de TDAH, (Trouble Déficit de l’Attention avec Hyperactivité), la nouvelle marotte. On les bourre de Ritaline et plus récemment de dérivés d’amphétamines. On explique ces troubles par la génétique, et donc par un destin biologique.
On oublie que, si trop d’élèves sont diagnostiqués, c’est sans doute l’instrument de mesure qu’il faut changer, ou la vision de l’enfant à l’école. On oublie l’environnement, les conditions de vie, la misère sociale, le régime de pénurie à l’ASE (Aide Sociale à l’Enfance).
Les neuro -sciences, les technologies numériques, l’industrie pharmaceutique et la finance font bon ménage. Ce sont les services publics qui basculent, et la notion même de service public, aussi bien à l’université, dans la recherche et pour la psychiatrie, la santé mentale et la santé tout court, au détriment des missions essentielles du soin et de l’observation clinique.
Il y a bien une crise systémique de la psychiatrie, plus que cela, une annonce de sa disparition dans la neurologie dont s’accommode très bien le système marchand. Une crise systémique qui est le symptôme d’une crise de la culture. Ce qui se produit, c’est la réduction de nos états de conscience aux dysfonctionnements de notre cerveau. Mais que dire de la vie intérieure, du monde de nos représentations, de l’imagination, de la pensée, de nos désirs et de nos inventions, de l’invention du langage, de l’incroyable invention des langues sans laquelle nous serions des enfants sauvages[3].
Et de nos interrogations sur l’existence ? Et de l’humanité de la folie ?
Et du sujet ? Et de la parole qui soigne, ce par quoi s’institue un être- là, un être avec, une conversation, de soi, se déprenant de soi, avec l’autre étrange étranger à lui-même. L’art de l’écoute et de l’écho.
Sujet, où es-tu ? titre un célèbre neurologue.
Se livre une bataille idéologique, une « bataille de la langue », une bataille de pouvoir. « Dire qu’il s’agit de folie, de trouble ou de handicap est apparu au grand jour comme fait de discours et comme enjeu de territoires et de pouvoir ».
(Franck Chaumon, cité par Paul Machto, en son hommage dans la revueVIF, 27/02/2025).
[1] Marion Leboyer, Pierre-Michel Llorca, « Psychiatrie l’état d’urgence », Editions Fayard
[2] Le secteur psychiatrique est un établissement de santé publique correspondant à une aire géographique d’environ 70 000 habitants, assurant accueil permanent, consultations, soins ambulatoires, services d’hospitalisation à temps plein
et un suivi des prises en charge entre les différentes structures, ainsi que des interventions en relation avec l’environnement social et éducatif. Il a été créé par une circulaire du 19 Mars 1960, confirmé par la loi en 1985
[3]Jean Itard, Mémoire et rapport sur Victor de l’Aveyron in Les enfants sauvages, Ed.Les classiques des sciences sociales