Ce texte a été publié par Léon de Mattis en 2009.
Démocrature
Ce néologisme assez laid, contraction des mots « démocratie » et « dictature », connaît depuis quelques temps un certain succès. Utilisé dès la fin des années quatre-vingt comme titre d'un livre qui dénonçait, alors, les « excès » des médias, il a encore été, tout récemment, employé par un membre du groupe La rumeur dans une interview.
Tel qu’il a été jusqu’ici compris, ce mot renvoie à l’éternel développement sur la « fausse » démocratie. Une démocrature, ce serait une dictature qui se donne les apparences de la démocratie. Un parlement, des institutions légales, des élections mêmes, et pourtant un pouvoir objectivement confisqué par le recours à l’intimidation, le contrôle des médias ou toutes sortes de manipulations. Si on s’en tient à cette première définition, on admettra que nombre de régimes, dans le monde, y répondent assez bien, comme la Russie et certains autres pays issus de l’ancienne URSS. En poussant le raisonnement un peu plus loin, on trouvera aussi en Europe une tendance à se rapprocher de ce modèle.
Par exemple, que le chef du gouvernement italien et sa majorité parlementaire utilisent ouvertement les prérogatives qui sont les leurs pour se soustraire aux investigations des juges viole déjà largement les principes de la déclaration des droits de 1789. Il n’y a en Italie ni séparation des pouvoirs, ni constitution au sens que les inspirateurs sourcilleux des principes de l’Etat moderne donnaient à ces termes. Berlusconi est la preuve siliconée que les idées de Montesquieu sont mortes depuis longtemps (1).
En allant encore un peu plus loin, on peut assez facilement soutenir que, dans toutes les démocraties du monde, le pouvoir de l’argent et des élites sur la presse, sur l’administration ou sur la justice est suffisant pour qu’aucune d’entre elles ne puisse prétendre à être autre chose qu’une apparence. Toutes nos soi-disant démocraties ne seraient donc que des « démocratures ».
Pourtant, cette compréhension du mot « démocrature » est une fausse piste. Car en dénonçant l’apparence de la démocratie, on paraît croire qu’une « vraie » démocratie pourrait exister. Mais il n’y a pas de démocratie « véritable » : il n’y a que des démocraties réelles, c’est à dire telles qu’elles existent. La démocratie est, a toujours été et sera toujours une forme d’organisation du pouvoir étatique, et en ce sens elle entretient un lien de parenté évident avec la dictature, cet autre pôle de la forme possible de l’Etat. Cette conception, familière aux classiques, a depuis été largement obscurcie par l’idéologie contemporaine qui veut à tout prix opposer démocratie et dictature. En vérité, démocratie et dictature ne sont que les vêtements de l’Etat qu’il peut revêtir tour à tour au gré de ses nécessités.
Quand la contestation est forte ou la menace extérieure pesante, voici le temps de la dictature, c’est à dire la restriction la plus large des libertés publiques et l’extension à son maximum des prérogatives souveraines confiées à quelque aventurier investi du pouvoir d’exécuter la sale besogne. Quand il estime que le danger s’estompe, l’Etat relâche la pression et effectue sa mue démocratique. Les libertés s’étendent à nouveau, c’est à dire, concrètement, que le contrôle policier s’allège, tandis qu’un choix, relatif et encadré, est laissé aux citoyens dans la détermination du personnel chargé des tâches de la gestion ordinaire de l’Etat. C’étaient là le principe des périodes de tyrannie dans le monde antique, et c’est celui, plus près de notre époque, de l’alternance des dictatures et des démocraties en Amérique Latine.
Mais il faut bien que tout change pour que tout demeure semblable, et les Etats contemporains de ce tournant de millénaire (du moins, les plus modernes de ces Etats) ont perfectionné la méthode ancestrale. Il est certain que, pour des raisons d’idéologie, d’organisation et par souci d’économie, il serait difficile à certaines des démocraties qui dominent le monde comme les Etats-Unis ou les Etats de l’ouest européen de se doter de régimes trop sanguinaires. Passe encore qu’on soutienne Pinochet, mais qui voudrait d’un Pinochet chez soi ? Au cours des années soixante-dix, donc, tandis qu’on demeurait très old school au Chili ou en Argentine, on expérimentait en Italie ou en Allemagne de l‘Ouest des formes de coercition plus subtiles. Ce sont ces expériences depuis généralisées qui permettent d’aboutir à la « démocrature » actuelle.
La « démocrature » est tout simplement un régime démocratique où le curseur de la coercition a été quelque peu déplacé en direction de la dictature. En soi, ce n’est évidemment pas neuf. Il y a toujours eu des démocraties plus ou moins permissives, et des dictatures plus ou moins féroces. La nouveauté, c’est que se sont répandues les mesures répressives ultra-ciblées qui au lieu de s’abattre sur une grande part de la population comme dans n’importe quel fascisme vulgaire se contentent de traiter principalement les ennemis désignés de l’Etat. Les mesures plus globales existent, certes, mais l’atteinte à la liberté, quoique réelle, demeure contenue dans des limites soigneusement calculées, et ces disposition générales (fichage, moyens d’enquête de haute technologie, recours à la délation, etc.) ont pour objectif principal de trier ceux à qui on pourra ensuite réserver le traitement de faveur une fois qu’on les aura qualifiés correctement : sauvageons, délinquants, terroristes, ultra-gauchistes, etc.
On aura donc à peu près une démocratie pour la plus grande masse, enfin une démocratie comme d’habitude (2), et une quasi dictature pour les autres. Ce système, encore en gestation, n’a pas fini de produire ses effets.
(1) Bien que ceci soit hors sujet, on ne peut s’empêcher de citer une phrase issue d’un communiqué publié dimanche 29 novembre et qui montre tout l’étendue de l’humour (noir) dont fait preuve le président du conseil italien : « S’il y a une personne, écrit-il, qui par nature, par sensibilité, mentalité, origine, culture et action politique est très éloignée de la Mafia, c’est bien moi ». Berlusconi, est vraiment, à tout point de vue, l’archétype du politicien contemporain, et Sarkozy ou Obama ne sont rien d’autre, à leur manière, que des Berlusconi light.
(2) Sans pour autant oublier ce qu’est la « démocratie comme d’habitude ». Par exemple la démocratie française aura été, au cours de l’histoire, colonialiste, raciste et génocidaire : mais la plupart du temps assez loin des rivages de l’hexagone, à quelques exceptions près.
Léon de Mattis