http://www.palim-psao.fr/2020/04/breves-observations-sur-les-revenus-sociaux-de-quarantaine-par-bruno-lamas.html
Voici un article de Bruno Lamas, paru début avril 2020 dans le site de la Critique de la valeur-dissociation qui vise à Repenser une théorie critique du capitalisme. J'ai surligné ce qui me semblait important.
Brèves observations sur les revenus sociaux de quarantaine
par Bruno Lamas, 31 mars 2020
Un revenu de quarantaine sociale n’est pas un revenu de base inconditionnel ou universel (RBI). Cette distinction entre ces deux mesures doit être faite très clairement car dans ce contexte d’urgence, il est plus qu’évident qu’il existe des tentatives d’utiliser les revenus de la quarantaine sociale pour justifier la défense d’un RBI permanent comme panacée à la crise structurelle de la société capitaliste et comme fondement d’une nouvelle société. Je pense qu’il y a de bonnes raisons à la fois de critiquer les propositions de RBI et de défendre un revenu de quarantaine sociale dans les circonstances actuelles. Un revenu de quarantaine sociale est une mesure provisoire dans un contexte de pandémie ; dans ses versions les plus récentes, le RBI apparaît comme une proposition de ce qu’on appelle un nouveau modèle social et d’accumulation, qui se présente parfois comme déjà post-capitaliste. Je crois que nous devons assumer la nécessité d’un revenu social de la quarantaine et en même temps critiquer radicalement les propositions d’une société avec RBI et ses illusions.
Tout d’abord, nous devons garder à l’esprit que la crise économique dans laquelle nous nous trouvons déjà et qui risque de durer longtemps n’est pas la simple conséquence de la pandémie, et qu’elle ne permettra pas non plus de maîtriser la propagation du virus. La pandémie a été au mieux le déclencheur d’une crise économique profonde qui couvait depuis quelques années au lendemain de la crise de 2008, et cela se voit surtout dans les interventions les plus récentes de la FED dans l’économie américaine. D’autre part, cette crise qui se prépare s’inscrit elle-même dans un processus de crise structurelle de la reproduction mondiale du capital qui dure depuis peut-être quatre décennies. Cela signifie également que l’événement de la pandémie doit être considéré dans le contexte de toute la trajectoire historique du capitalisme, à savoir la dynamique négative plus récente de décomposition de cette forme sociale.
Tant la compréhension de ce processus que les discussions autour du revenu de base inconditionnel et les propositions actuelles de revenu de quarantaine sociale dépendent de la compréhension du rapport entre le travail et l’argent. Le lien entre le travail et l’argent est un rapport essentiel de la reproduction capitaliste, qui repose fondamentalement sur la transformation d’un euro en deux euros, de deux en quatre euros et ainsi de suite jusqu’à l’infini. Les seules choses que le système promette sont aussi celles qu’il exige : plus d’argent et plus de travail. Ce processus est ce que Marx appelait en fait le « capital », c’est-à-dire un processus de « valorisation de la valeur ». Du point de vue du capital, seule cette multiplication importe et rien d’autre. Le « travail abstrait », comme le disait Marx, c’est-à-dire la dépense indifférenciée de l’énergie humaine à un niveau social donné de productivité, en fonction du développement des forces productives, est représenté de façon déployée, pour ainsi dire, en marchandises, d’un côté, et en argent, de l’autre. Ce déploiement signifie que la même masse de valeur produite à un moment donné au niveau de l’ensemble de la société mondiale est représentée par les marchandises et l’argent (l’argent étant, comme l’a pensé Marx, la « marchandise reine » parce qu’il permet de s’échanger contre toutes les autres marchandises), et qu’à ce niveau de l’ensemble, les marchandises et l’argent doivent correspondre ou être équivalents.
Si le lien essentiel entre le travail et l’argent est occulté ou oublié (comme c’est la pratique courante dans les conceptions dominantes), et que l’argent est compris comme un simple signe ou une convention, alors toutes sortes de propositions délirantes deviennent possibles sur la base de la simple émission ou impression de monnaie, en omettant simplement entre autres l’inflation séculaire qui s’est développée au cours des cent dernières années. Cette compréhension idéologique a été renforcée, d’abord avec la fin de l’« étalon-or » pendant la Première Guerre mondiale, en partie en raison du besoin croissant de crédit de l’État pour supporter les coûts militaires de la guerre, et ensuite, en 1971, avec la fin de l’« étalon or-dollar » établis lors des accords de Bretton Woods. À partir de cette deuxième période, un système flottant règne dans l’économie internationale, basé uniquement sur les rapports entre l’offre et la demande sur le marché mondial et déconnecté d’une production substantielle de valeur. De cette façon, l’illusion qu’il n’y a pas de rapport entre le travail et l’argent et qu’il n’y a pas de crise du capitalisme et du travail a également été renforcée et la signification historique du développement des forces productives avec la troisième révolution industrielle et l’émergence de la prétendue Industrie 4.0 a été complètement oubliée.
Or, ces problèmes, à savoir l’occultation du lien essentiel entre le travail et l’argent, sont évidemment présents dans les propositions de RBI qui sont apparues comme une sorte de remède à tous les maux de la reproduction capitaliste et qui ont été préconisées comme une utopie réaliste à portée de main. Il est significatif que l’une des premières propositions pour quelque chose ressemblant à un RBI se trouve dans le livre Utopia de Thomas More. Cela relie d’emblée le RBI à la pensée utopique bourgeoise et à toutes ses difficultés, à savoir celle de projeter la société existante, avec toutes ses catégories, dans un monde supposé exempt de contradictions. Des idées similaires au RBI ont émergé tout au long de l’histoire du capitalisme, mais c’est surtout à partir des interventions de certains libéraux radicaux déjà au XXe siècle, comme Hayek et Friedmann, qu’on a commencé à en parler davantage ; pour eux, la question ne posait pas de problème car, selon eux, il n’y a pas de relation intrinsèque entre le travail et l’argent. Nous devons toutefois garder à l’esprit que ces propositions visaient à démanteler et à remplacer l’État social et non à le compléter. C’est aussi pourquoi Friedmann a déclaré à un moment donné avec une grande satisfaction que la gauche adhérait à sa proposition sans se rendre compte qu’elle faisait entrer en ses murs un « cheval de Troie ». Si la gauche libérale a été séduite par cette idée c’est qu’elle était animée par l’égalité abstraite présupposée qui s’adresse à l’individu isolé et à sa liberté de choix au sein de la cage que constitue le marché.
Mais la gauche radicale elle-même s’est aussi quelque peu réjouie de ces propositions libérales radicales, mais pour des raisons plus complexes. André Gorz a commencé à parler de revenu de base lorsqu’au début des années 1980, il a dit « Adieu à la classe ouvrière », notamment comme stratégie de réduction du temps de travail. L’idée a également suscité un autre intérêt dans les discussions autour du travail domestique, en particulier au sein du féminisme italien, et s’est prolongée avec ces controverses. Ce qui était en jeu ici, était l’idée erronée que le travail domestique crée également de la survaleur, censée être appropriée par le système capitaliste. C’est une chose de dire que le système capitaliste dépend dans une large mesure des activités exercées structurellement par les femmes dans la sphère domestique, notamment pour la reproduction de la « force de travail » masculine ; c’en est une autre de dire que ces activités sont du « travail » et qu’elles « créent de la valeur ». L’idée fausse est que la dépense de l’énergie humaine, même dans l’abstrait, crée de la valeur toujours et en toutes circonstances. Puisque les post-autonomes voient la création de valeur se produire dans toute dépense d’énergie humaine et partout dans la société capitaliste, il est également cohérent qu’ils défendent le RBI.
Étant donné que les partisans du RBI croient qu’il donne plus de liberté individuelle et de temps libre, il semble être une mesure qui modifie le mode de production, mais en réalité ce n’est qu’un changement dans le mode de redistribution de la richesse, qui, dans la société capitaliste, est « richesse abstraite » représentée dans l’argent et a à voir seulement de façon collatérale avec la richesse matérielle. Plus récemment, ces propositions ont pris un nouvel élan avec l’avancée des forces productives et de l’automatisation, et le chômage structurel de longue durée correspondant, c’est-à-dire l’émergence de populations superflues du point de vue de la reproduction du capital qui ne cessent de croître partout dans le monde. Par conséquent, plus l’automatisation progresse, plus le RBI semble avoir un sens. Je dis « semble » parce que toute l’argumentation repose sur l’hypothèse que l’argent et le travail n’ont pas de relation intrinsèque et absolument nécessaire pour le fonctionnement de la société capitaliste. Au fond, on n’a ici aucun concept de ce que Marx a appelé le « capital fictif » et du rôle central qu’il joue actuellement dans le maintien artificiel de la reproduction sociale capitaliste en déclin.
Oubliant le lien entre travail et argent, le RBI s’avère séduisant pour des personnalités aussi éminentes qu’Antonio Negri, Yánis Varoufákis, Elon Musk, Mark Zuckerberg et David Graeber. Tout le monde semble accréditer le RBI comme élément fondamental de la constitution d’une nouvelle société, parfois même comprise comme prétendument post-capitaliste.
Dans ce contexte, il n’est pas rare de voir la gauche faire des exercices de comptabilité créative pour voir si le RBI est une solution plus viable financièrement que l’État-providence. Les partisans de l’un comme de l’autre continuent de traiter le travail comme une "vache sacrée" et l’argent comme une convention intermédiaire, au lieu de considérer le lien travail/argent comme le rapport irrationnel et fétichiste fondamental, spécifique de la société capitaliste dont nous devons nous débarrasser de toute urgence. La folie n’est pas de vouloir abolir l’argent et le travail ; la folie est de prolonger la société de l’argent et du travail.
Les partisans du RBI semblent les plus naïfs car, d’une part, ils ignorent les effets économiques des propositions ; d’autre part, ils ne réalisent pas que la contrepartie dans le contexte actuel, est la désactivation absolument certaine des prestations et des aides sociales déjà médiocres et le développement d’effets sociaux totalement pervers. D’un point de vue économique, l’injection d’argent sans aucune substance de travail, c’est-à-dire d’argent qui ne représente pas de la dépense d’énergie humaine, signifie à long terme sa dévalorisation et une inflation généralisée qui s’ajoute au processus historique de l’inflation au XXe siècle. En d’autres termes, pour faire simple : si par hasard nous avions un RBI de 500 euros, ce qui se passerait à long terme, c’est que 500 euros seraient bientôt devenus rien du tout ou quelque chose qui s’en rapproche. Dans ce contexte, tout serait plus ou moins comme aujourd’hui, mais avec un individualisme de concurrence encore plus massif. Si le RBI devait être directement associé à la fin des mesures de l’État-providence, si les réformes sociales devaient par exemple disparaître (comme le voudraient les libéraux radicaux), ce ne serait qu’une autre façon de forcer les personnes âgées à travailler jusqu’au jour de leur mort ; en d’autres termes, ce qui se passe déjà aujourd’hui officieusement avec une proportion importante de personnes âgées deviendrait une politique officielle pour tous.
D’autre part, du point de vue de la forme politique, nous ne devons pas oublier que les propositions de RBI trouvent presque toujours leur origine dans le cadre de l’État national, ce qui signifie que l’État doit encore s’imposer dans la concurrence mondiale, notamment par le biais des exportations, afin d’atteindre l’objectif économique qui permette la redistribution de la richesse monétaire sous forme de RBI. En d’autres termes, il s’agit nécessairement d’une mesure nationaliste. Rapidement, la discussion porterait sur les critères de citoyenneté : qui sont les « citoyens » ? Qui est ou n’est pas habilité à recevoir un RBI ? Qui est laissé de côté ? Qu’est-ce que cela signifie pour les immigrants ? Comme vous pouvez le voir, il existe d’énormes potentiels d’exclusion sociale dans le RBI et de vastes possibilités d’atroces exercices bureaucratiques de gestion des personnes. L’inconditionnel et l’universel se révéleront rapidement très conditionnels et très particuliers après tout.
Si l’on dit que le RBI est une mesure supranationale, européenne, par exemple, elle ne fait que changer l’échelle du problème. L’Europe devra s’imposer face à la concurrence mondiale pour pouvoir mettre en œuvre un RBI européen ; cela se fait bien sûr au détriment des perdants de la concurrence, comme les pays du « Sud global ». La forteresse-Europe devra tenir bon, avec une puissance militaire encore plus grande, face à des vagues d’immigrants. Il n’est pas étonnant que certains de ses apologistes préconisent une sorte de RBI mondial, mais c’est la quadrature du cercle dans une société qui ne peut tout simplement pas imaginer un monde sans argent et sans travail. Quiconque rêve d’une société de RBI permanente ne réalise tout simplement pas que le rapport contradictoire entre l’argent et le travail oblige le RBI à être toujours provisoire, que cela plaise ou non.
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Mais ne nous faisons pas d’illusions : le discours politique aura tendance à accentuer le caractère humanitaire de la mesure, mais pour les États, la fonction principale d’un revenu social en quarantaine est de permettre un minimum absolu de reproduction sociale, d’assurer la légitimité déjà précaire de nombreux gouvernements et de prévenir une contestation sociale violente et généralisée. C’est pourquoi nous avons vu au cours de la semaine dernière, un nombre croissant de gouvernements de différents horizons discuter ou approuver des aides financières et des mesures similaires aux revenus sociaux de quarantaine. L’administration Trump parle d’émettre des chèques d’une valeur de 1000 dollars pour chaque citoyen américain, à envoyer dès la première quinzaine d’avril ; au Royaume-Uni, il semble déjà y avoir des pressions dans le même sens ; en Inde, il y a également des pressions pour étendre un soutien se rapprochant d’un revenu de base que l’État a introduit l’année dernière parmi la population paysanne ; au Brésil, le Sénat a approuvé aujourd’hui (31 mars) un revenu minimum de 600 reals pour les personnes à faibles revenus, et la mesure devrait bénéficier à environ 100 millions de personnes. Je soupçonne que des mesures similaires vont probablement commencer à apparaître partout afin d’apaiser les tensions sociales et le risque de pillage. Dans ce contexte, l’exigence pour un revenu social de quarantaine, surtout si elle se développe avec le temps ou prend la forme d’un RBI, doit nécessairement s’accompagner de formes d’organisation et d’entraide qui se dissocient à la fois des formes étatiques et nationales et des formes monétaires des rapports sociaux, en luttant résolument contre toutes les tendances nationalistes et économiques et tous les potentiels d’exclusion sociale. Cela sera d’autant plus nécessaire pour faire face à la crise mondiale de la période à venir, dont l’issue est encore ouverte.
Bruno Lamas
Traduction du portugais par Hasdrubal Barca.