Phénomène médiatique global divertissant des milliards d'individus à travers le monde, le sport est avant tout un spectacle avec ses célébrités, ses histoires, ses émotions. De puissantes institutions et multinationales dirigent ce marché dont les événements se succèdent selon un calendrier médiatique précis. Il constitue selon le philosophe Robert Redeker « l'impensé autant que l'incritiqué des temps contemporains »1. N'étant jamais traités que comme le déroulement bénin d'événements atemporels et innocents, le sport moderne et l'institution sportive méritent cependant d'être analysés dans les enjeux économiques, politiques et environnementaux qu'ils soulèvent. Si le sport et les jeux sont un reflet des sociétés qui les ont créés, adoptés ou en ont fait évoluer les règles, questionner le sport revient à questionner les sociétés qui les pratiquent.
Le sport sous sa forme moderne naît dans l'aristocratie de l'Europe occidentale de la fin du XIXe siècle. Pendant la révolution industrielle, l'Angleterre victorienne va créer et établir les règles des différents sports tandis que la France va définir son expansion internationale, sous l'égide du baron Pierre de Coubertin.
Ce petit milieu élitiste et machiste va définir la pratique sportive au cours du siècle dernier et jusqu'à aujourd'hui. Le sport marque une rupture avec le jeu dans la prise en compte du record. Si la mesure était jusque là relative entre les athlètes, le chronométrage va permettre une comparaison sur des terrains et des époques différents et ainsi introduire le culte de la performance dans la pratique sportive. D'après Jean-Marie Brohm, pionnier de la sociologie critique du sport en France, c'est « l'institution que l'humanité a découverte pour enregistrer sa progression physique continue2 ».
La sélection des meilleurs qu'implique la recherche de performance entraîne l'exclusion des déclarés « moins bons ». Quand l'Histoire retient le célèbre baron Coubertin en pacifiste assurant que participer aux Jeux primait sur les résultats, elle omet que cette participation est soumise à une sélection. Les travaux des économistes du sport Wladimir et Madeleine Andreff confirment la prépondérance de l'économie d'un pays sur ses résultats olympiques3. Les jeux modernes représentent ainsi une mise en compétition particulièrement discriminatoire entre nations.
Coubertin s'est aussi farouchement opposé à la participation des femmes, il déclarait en 1912 qu'une « olympiade femelle serait impratique, inintéressante, inesthétique », le rôle premier des femmes étant de couronner les vainqueurs masculins4. Ces dernières ont dû batailler pour conquérir l'espace sportif au cours du siècle et aujourd'hui encore, les temps d'antenne, les conditions de jeu et les salaires témoignent et entretiennent une inégalité des sexes dans le sport. Les athlètes sont fréquemment réduites au rang d'objet sexuel à vocation commerciale, comme l'illustrent la Lingerie Football Ligue aux États-Unis – qui voit les joueuses évoluer en sous-vêtements – ou les déclarations de l'ancien patron de la WTA5. Dans un entretien à Libération, Larry Scott affirme sans gêne que les bénéfices de la fédération féminine de tennis sont dûs au charme des joueuses, et se félicite de voir dans l'émergence d'athlètes asiatiques la conquête d'un nouveau marché6.
Aujourd'hui gangrené par les intérêts capitalistes, le sport est, dans les années 30, pris en otage par les régimes fascistes. Il est un outil politique particulièrement puissant dans sa capacité à former une identité collective patriotique autour d'un spectacle à priori anodin. L'Italie de Benito Mussolini organise et remporte la deuxième coupe du monde de la FIFA en 1934. Utilisant les stades pour affirmer l'identité nationale, le Duce met par ailleurs en lumière le rugby comme sport fasciste, apologie de l'homme fort prêt à la guerre.
A l'été 1936, Hitler organise les jeux de Berlin. Excluant les Juifs de toute association sportive, il prévoit de mettre en scène la propagande idéologique de la grande Allemagne à travers une couverture médiatique inédite7 et sa victoire au tableau des médailles. Avec les premiers jeux filmés de l'Histoire, les nazis inventent le divertissement des masses patriotiques, où les spectateurs s'identifient au sort de leurs compatriotes8.
Un boycott anti-fasciste est annoncé dans toute l'Europe et l'idée d'un contre-événement prend forme. Les olympiades populaires de Barcelone – ville candidate à laquelle le CIO préféra Berlin9 – sont dès lors planifiées dans la Catalogne anarco-syndicaliste et collectiviste des années 30, sous le nom d' « Olimpiada popular — Semana popular del Deporte y del Folklore10 ».
Alors qu'à Berlin seule l'élite sportive – et donc l'élite sociale – est attendue, le sport est en Catalogne lié à l'émancipation de la classe ouvrière11. Les olympiades populaires proposent trois niveaux d'excellence12, et ouvrent la pratique à toutes et tous, sans la nécessité de faire partie d'une fédération ou d'un club, ni de représenter son pays. Ainsi des délégations régionales comme la Catalogne, la Galice, le pays basque se présentèrent en plus de l'Espagne, mais aussi des entités non reconnues à l'époque : athlètes alsaciens, algériens, palestiniens et émigrés juifs étaient ainsi attendus13. Le haut niveau est représenté, mais il n'est pas le faisceau conducteur de ces jeux qui restent destinés à la masse non professionnelle et s'agrémentent de spectacles de folklore, danses, théâtre, etc14. Les performances individuelles passent après le désir de rencontres et d'échanges internationaux, dans une époque sombre où les identités patriotiques envahissent les terrains politiques en Europe.
Ces olympiades n’eurent jamais lieu, car la veille de l'ouverture annoncée, alors que des milliers d'athlètes affluaient vers la capitale catalane, le général Franco déclarait son coup d’État et menait l'Espagne à la guerre civile... Tandis qu'à Paris, Léon Blum organisait le rapatriement des athlètes, plusieurs d'entre eux choisirent de rester, et s'engagèrent dans les milices républicaines. Venu.e.s pour se battre contre le fascisme en tenue de sport, ils le feront les armes à la main.
Les olympiades de Barcelone restent la seule tentative de « contre-mega-événement » ayant marqué l'histoire. Remerciant Hitler, Coubertin déclarera : « Comment voudriez-vous que je répudie la célébration de la onzième Olympiade, puisque (…) cette glorification du régime nazi a été le choc émotionnel qui a permis le développement qu’elles ont connu ?15 » Après la seconde guerre mondiale, le CIO continuera d'organiser des jeux faisant l'apologie du haut niveau. Le parcours de la flamme olympique, instauré par Carl Diem dans les jeux modernes sera systématiquement reproduit et les retransmissions sportives d'aujourd'hui rappellent l'idéalisation des corps filmée par Leni Riefenstahl, cinéaste du Führer.
Au cours du siècle la pratique sportive va suivre le modèle olympique. La glorification et la rémunération des vainqueurs va mener à tous les excès et toutes les tricheries, comme le dopage ou la mauvaise foi face aux décisions arbitrales. Alors que le sport se présente comme un idéal de santé, il devient une négation des corps poussés à l'extrême, menant à l'oubli l'athlète qui ne suit plus ou se blesse.
Le sport est envahi par les logiques économiques qui placent les profit avant les besoins. Bien que présentés comme une chance de développement territorial, les méga-événements épousent les stratégies capitalistes d'urbanisation et favorisent les processus de spéculation sur le territoire. Au nom du sport, le Brésil a vu en 2014 son argent public investi dans les constructions et rénovations de douze stades aux standards FIFA : 4,35 milliards de Reais au total16. Paradoxalement, le « pays du football » ne possédait aucun stade remplissant les conditions requises par la FIFA pour recevoir un match de coupe du monde17. Seuls des emplois temporaires ont étés créés pour l'événement, qui généra des bénéfices exclusivement privés, destinés aux entreprises partenaires comme KIA, Coca-Cola ou Sony. On estime entre 200 et 250 millions le nombre de personnes déplacées au nom des méga-événements brésiliens.
Les revendications populaires qui éclatèrent en marge de la coupe des confédérations de 2013 furent violemment réprimées par les forces de l'ordre. L'année suivante, le spectacle auquel assista le monde entier étouffa par son déferlement médiatique les mobilisations hostiles à la tenue de cette coupe du monde de la FIFA.
Par son omniprésence médiatique, le sport de haut niveau s'impose de manière latente comme le modèle à suivre dans nos sociétés contemporaines. Il implique pourtant des aberrations écologiques, comme l'utilisation de neige artificielle à Sotchi – seule région de Russie au climat méditerranéen –, ou les stades climatisés des déserts qataris, bâtis par des ouvriers migrants exploités18. Ces chantiers faramineux sont ceux de l'instant et ne s'inscrivent dans aucun plan urbanistique, ainsi il n'est pas rare de voir, une fois l’événement passé, les sites olympiques abandonnés19 ou sous-utilisés.
Construit à l'occasion de la Coupe du Monde 98, le Stade de France a été estimé à 419 millions d'euros et en a finalement coûté 77220. Suite à un partenariat Public/Privé, les frais d'entretien seront à la charge du contribuable français tant qu'aucune équipe locale n'y résidera, ce qui est le cas depuis 1997. Ville hôte de l'Euro 2016, Lyon a préféré la construction d'un nouveau complexe urbanistique à son mythique stade Gerland. Ainsi l'autoroute qui mène au projet « OL Land » passe sur de nombreuses propriétés d'agriculteurs, qui se sont vus contraints à vendre leurs terres en dessous de leur valeur. L'irréductible Philippe Layat a refusé de céder au chantage du foot business et d'abandonner l'espace qui lui permet de vivre. Malgré plusieurs pétitions rassemblant plus de 150 000 signatures, l'agriculteur s'est vu expulsé de chez lui et exproprié d'une partie de ses terres.
Si aujourd'hui le sport moderne cumule les paradoxes symptomatiques de notre époque et semble avoir atteint un point de non retour, la question d'une alternative possible fait sens. Dans l'Italie de l'ex-président du conseil Silvio Berlusconi – magnat des médias italiens et de l'immobilier à Milan, dont il possède le club de football, l'AC Milan –, de fortes hostilités au système capitaliste et aux pouvoirs ont accompagné la naissance de plusieurs Zones Autonomes, les « Centri Sociali Occupati Autogestiti », centres sociaux occupés et autogérés.
Revendiquant la légitimité d'occuper et le droit à la ville, ils naissent dans les espaces urbains inutilisés. Auto-proclamés « anti-capitalistes », « anti-fascistes », « anti-sexistes » et « anti-racistes », on y expérimente un mode de vie émancipé de logiques capitalistes et de rapports hiérarchiques. Les travaux sont effectués bénévolement, en minimisant les coûts et en réutilisant au possible les matériaux.
Le « sportpopulaire » que l'on y pratique s'attache à renouer avec les valeurs émancipatrices du sport et s'oppose à toutes formes de discrimination, véhiculant des valeurs d'inclusion en garantissant l'accès aux plus démunis. À l'Acrobax, centre social créé en 2005 sur un ancien terrain de courses de lévriers abandonné, les équipes de rugby des « All Reds », féminine et masculine, libèrent la pratique de son cliché fasciste et diffusent des messages politiques à travers les rencontres21.
Le maître de capoeira Giuliano enseigne dans les centres sociaux depuis les années 1990. C'est selon lui un sport très social où la notion de groupe est primordiale, et être le meilleur n'a pas d'intérêt. « L'histoire de la capoeira est celle des esclaves noirs en quête de liberté physique et mentale. Le mouvement des centres sociaux s'inspire de cette recherche de droits et de liberté ». Les arts martiaux se dispensent dans les gymnases occupés sans distinction de sexe, de niveau ou de capacité physique. L'exemple d'un jeune garçon de Turin aveugle de naissance, Alex, qui prend part aux entraînement à l'Aska 47 au même titre que les valides illustre la chute des barrières et la possibilité d'un sport émancipateur pour toutes et tous.
Le collectif féministe Cagne Sciolte a réhabilité en 2013 un strip-club abandonné de Rome pour y créer son centre social. On y pratique le pole dance22 sans distinction de sexe, se réappropriant ainsi un lieu et une pratique qui marquait une domination. Ici moyen de redécouverte de la sensualité du corps, le sport n'est plus une machine à fabriquer du productif, mais un moyen de s'affirmer tel que l'on est.
Par leur autogestion et leur statut particulier, les occupations romaines proposent des activités alternatives et accessibles à toutes et tous. On ne peut que constater, à des échelles bien différentes, la différence de modèle dans l'organisation d'événements entre le sport médiatique de masse et le sport populaire. Dans les centres sociaux, la minimisation des coûts, les procédés alternatifs et les responsabilités individuelles et collectives de chacun permettent l'organisation d'événements respectueux de l'environnement et sans endettement. D'autre part, les méga-événements sont motivés par la maximisation des bénéfices sur les capitaux investis et le gaspillage de l'argent public. On se demande alors, si un sport alternatif anti-fasciste et anti-capitaliste est possible à l'échelle locale, s'il reste réalisable à une échelle plus importante ?
Entre 1936 et 2016, des alternatives se sont opposées au monopole du sport fasciste et capitaliste. Que ce soit les olympiades de Barcelone ou la pratique du sport populaire, ces pratiques indépendantes sont étouffées et menacées. L'année dernière une dizaine de centres proposant diverses activités de quartier ont été expulsés, au profit de multi-propriétaires romains et de leurs différents projets immobiliers lucratifs. Véritables oasis indépendants luttant contre l'uniformisation du paysage urbain, les CSOA sont plus que jamais des Zones À Défendre où s'inventent et s'expérimentent les alternatives à un système toujours plus confronté à ses propres limites.
Nicolas Guillaume. Article paru dans le Monde Libertaire 1780, Juin-Août 2016.
1Le sport contre les peuples, Robert Redeker, éd. Berg International, 2002, p. 12-13 : « Les mécanismes médiatiques de nos sociétés nous contraignent à penser en permanence au sport en mettant tous les moyens en œuvre pour nous empêcher de le penser. Y penser sans le penser – ce mot d’ordre s’insinue dans tous les recoins de nos vies [...]. Chacun pense aux sports et aux sportifs dans l’oubli de la pensée, exactement comme si nous étions vidangés de toute conscience. Le sport est l’impensé autant que l’incritiqué des temps contemporains. »
2 Brohm Jean-Marie. Sociologie politique du sport 1977, 1992
3Andreff Madeleine, Andreff Wladimir, Poupaux Sandrine, « Les déterminants économiques de la performance olympiques : prévision des médailles qui seront gagnées aux Jeux de Pékin », 2008
4De Coubertin Pierre, « Les femmes aux Jeux olympiques », Revue olympique, no 79, 1912.
5Association Internationale de Tennis Féminin
6 Froissart Lionel, « Nous verrons bientôt des Chinoises aux premières places mondiales », Libération, 2008.
7Riefenstahl Leni, Olympia. 1938.
8Les jeux de l'Antiquité, dont la pratique est dite « philosophique », ne sont pas considérés comme du sport.
9En 1931 le vote qui devait se tenir à Barcelone fut reporté en raison de l'absence d'une majorité de votants. Suite à la récente proclamation de la II république espagnole, certains aristocrates membres du CIO retirèrent leur soutien à la candidature catalane.
10. « Olympiade populaire – semaine populaire du sport et du folklore »
11 La Olimpiada Popular de Barcelona (1936), Xpressed, 2014.
12Les trois catégories étaient amateurs, semi-pro et le haut niveau.
13 La Olimpiada Popular de Barcelona (1936), Xpressed, 2014.
14. Étaient prévues entre autres des exhibitions de danse écossaise, théâtre populaire suisse, un groupe folklorique marocain et de tyroliennes autrichien.
15Brohm Jean-Marie, le mythe olympique, 1981.
16. « Projected cost of stadium construction alone is in excess of R$ 4.35 billion. This is equivalent to R$6,100 per stadium seat. » (Gaffney, 2005). Le coût avancé de construction des stades seulement est de plus de 4.35 milliards de reais. Ceci équivaut à 6,100 Reais par siège de stade. A l'été 2014, 1 euro vaut 3 reais brésiliens..
17Les exigences de la FIFA sont définies sur leur site Internet: http://fr.fifa.com/mm/document/tournament/competition/01/37/17/76/f_sb2010_stadiumbook_ganz.pdf
18Amnesty International a enquêté sur les conditions de travail sur les chantiers de la coupe du monde : « Qatar : la FIFA hors-jeu sur les droits des travailleurs migrants ». http://www.amnesty.fr/qatar
19. Il est arrivé que ces stades, piscines, gymnases, villages olympiques ou pistes de ski ne servent qu'une fois, le Portfolio: « Ce que les JO laissent derrière eux » témoigne de ces sites olympiques laissés à l'abandon: http://www.lumieresdelaville.net/2014/12/09/portofolio-ce-que-les-jo-laissent-derrieres-eux-tour-du-monde-des-sites-abandonnes/
20Vassort Patrick, Hamel Clément , Maillard Simon, Le Sport contre la Société, 2013
21Le 26 avril 2015, les All Reds brandissent à la fin de la rencontre une banderole rappelant le sort les étudiants disparus de l'école normale d'Ayotzinapa au Mexique.
22. Le pole dance est un sport d'agilité qui consiste à danser et faire des acrobaties autour d'un poteau. À ne pas confondre avec le lap dance, qui est un spectacle et une danse de contact où la logique marchande prédomine, selon la sociologue Shirley Lacasse (2005)