
«Selon ce qu'on donne au cochon, plus ou moins goûteux sera le jambon »
Anonyme, France, XXI° siècle
Parlons peu, parlons de moi : depuis quelques années mon métier consiste à programmer des films dans une médiathèque — séances ouvertes à tous et gratuites, bien entendu. Comme cette activité se situe hors du champ commercial classique, elle autorise une relative liberté en matière de programmation. Laissant les blockbusters aux usines appelées multiplexes, le cinéma d’art et d’essai aux salles du même nom — lesquelles réalisent un travail d’excellence, mais pour combien de temps encore ? Les subventions sont à la baisse, nous nous concentrons sur le court-métrage de création, et le documentaire. Deux genres menacés car jugés non rentables, victimes du désengagement progressif des chaînes de télévision et des distributeurs en salle, et désormais réduits à une économie de survie : projets montés avec des budgets dérisoires, comédiens, techniciens peu ou pas rémunérés… Le procédé est ici limpide : un genre cinématographique par nature peu propice à susciter quelques millions d’entrées est subitement jugé plus rentable du tout. Donc les financeurs, qui sont tout sauf des philanthropes, se retirent. On constate alors, chose étrange, que le public se détourne de films qu’on ne lui montre plus. La boucle est bouclée, le nœud serré, la corde est prête. Dans le domaine du court-métrage comme dans celui du documentaire, la situation est telle qu’aujourd’hui les principaux acteurs de ces genres particuliers multiplient festivals, projections hors circuits classiques, et font appel aux médiathèques afin de pouvoir montrer les œuvres et de rencontrer le public – ici comme ailleurs, la mise à disposition sur le net se heurte vite à cette limite : le partage, la rencontre, l’échange spontané, ne sont possibles qu’en salle.
Là où je travaille nous projetons donc, pour l’essentiel, des courts-métrages piochés dans la production mondiale, à destination notamment des enfants et adolescents, films de création éloignés autant que faire se peut des M6Kids et autres programmes télévisuels gorgés de pubs pour les sucreries et les jouets. Conçues avec soin par un groupe de travail, ces séances connaissent un réel succès, prouvant si c’était nécessaire que les jeunes esprits restent ouverts et avides d’expressions se situant hors des champs balisés. En ce qui concerne le cinéma documentaire, le contexte est bien différent. Comme nous privilégions le documentaire d’auteur, qui propose un point-de-vue, une subjectivité assumée loin du reportage et des facilités type Le monde merveilleux des dauphins - je n’ai rien contre Flipper, mais sa place est ailleurs : dans l’eau -, le public est peu nombreux, difficile à fidéliser, bien que nous invitions souvent les réalisateurs ou les protagonistes d’un film, lesquels se déplacent avec enthousiasme pour participer au débat qui suit, toujours, la projection, et dont la qualité est souvent étonnante. J’ai parfois vu des gens bouleversés par ce qu’ils venaient de voir, posant de multiples questions, quittant la salle un tant soi peu émus, si ce n’est transformés. Inutile, donc, de préciser qu’en ce qui me concerne le nombre importe peu, au regard de l’intensité de la rencontre entre une œuvre et la personne qui s’y confronte. Ma direction, cependant, ne semble guère partager cet enthousiasme, accompagnant le lent glissement – il s’accélère, ces temps-ci — qui voit une vision comptable se substituer aux exigences de l’action culturelle, la quantité prenant le pas sur la qualité, l’ouverture au monde, la défense des créations originales, marginalisées. A l’issue d’une projection de courts-métrages exigeants, ma direction me demande : combien de personnes dans la salle ? Que trois ados soient restés après la séance pour parler, avec moi et surtout entre eux, de films qui les ont touchés, ma direction s’en fiche. « Combien » ? Le mot qui tue…
Si j’ai pris le temps de développer cet exemple lié à mon expérience personnelle, c’est qu’il me semble significatif d’un phénomène bien plus vaste qui, après avoir impacté les domaines de la santé, de l’éducation, des transports, s’étend maintenant à la culture. Une tendance se dessine, qui inquiète à juste titre les acteurs/passeurs/médiateurs du champ culturel : les règles du privé sont en voie de gangrener l’économie de la culture, et l’injonction suprême de rentabilité n’est pas loin d’accéder au rang de règle indépassable. Or, il est des pratiques, des opérations, des établissements qui ne peuvent atteindre le seuil de la rentabilité économique stricto sensu. Puisqu’ils ne peuvent, de par leur nature, rapporter le moindre kopek, la logique libérale exige qu’ils en coûtent le moins possible. Partout, les budgets sont en baisse. Des exigences farfelues se font jour, telles celles d’installer de micro-bibliothèques dans les galeries marchandes. Pour y faire quoi, monsieur le ministre ? Elles n’ont rien à vendre… C’est bien là le souci : comme nous n’avons rien à vendre, nous n’avons rien, non plus, à gagner ni à perdre. Aussi les équipements culturels sont désormais perçus comme des "investissements sans retour ni gains", sortes d’anomalies n’entrant pas dans le champ marchand, et non soumis à lui. Au mieux, une curiosité, au pire une manière de furoncle à éradiquer au plus vite. D’autant que ces établissements, pour une part d’entre eux, s’entêtent à soutenir un modèle économiquement irrecevable, portant l’odieux nom de gratuité. Gratuite, l’inscription en bibliothèque ou dans certains conservatoires. Gratuite, la participation aux ateliers pour les enfants, de la musique à la vidéo… Un scandale, une bizarrerie pour ces élus devenus auto entrepreneurs employeurs comptables sourcilleux du public, ce trésor. Pourquoi devrait-il échapper à la voracité des décideurs et autres sponsors, au prétexte qu’une poignée de chevelus utopistes barbus s’accrochent à la gratuité, ce non sens, cette absurdité ? Partout, semble devoir s’imposer la loi de l’offre et de la demande. Là où elle règne s’impose l’outil mathématique, la statistique et la règle à calcul. Le Chiffre prend possession d’un domaine dont il ne peut saisir les subtilités. Le tableau Excel fixe la marche à suivre, qui dès lors ne souffre aucune critique ni remise en question. La culture du Résultat prime sur toute autre considération, au seul bénéfice d’une culture entendue comme marchandise. Cette logique du chiffre, outre qu’elle soit grossière - « combien ? » ne veut rien dire en soi -, n’est jamais qu’une facilité plaçant l’action culturelle sous le joug du superflu, de la paresse, du divertissement. Facilité, également : cette notion de "public". Le public, en tant que tel, n’existe pas. Ce n’est qu’une construction mentale autorisant les décideurs à nier l’aspect hétérogène, fortement volatile et ne se prêtant guère aux raccourcis sociologiques, de celles et ceux fréquentant les lieux culturels, quels qu’ils soient. Il suffit de les écouter, de les côtoyer au quotidien pour comprendre qu’ils et elles sont, et largement, plus ouverts, plus curieux que ne l’imaginent ceux dont le métier consiste à penser à leur place. Les idées reçues et lieux communs rattachés à l’enfant et à l’adolescent font florès dans la bouche des profs, des animateurs de centres de loisirs, des parents, des bibliothécaires : non, les mômes ne sont pas tous accros à Disney, non les ados ne sont pas tous des moutons bêlants en chorale devant Fast and Furious V. Non le quidam ne fait pas systématiquement demi-tour devant un film sous-titré, fut-t-il en noir et blanc. Si problème il y a, il ne vient pas tant des œuvres que de la façon dont on les enferme dans des catégories, dans les rets de poncifs et stéréotypes qui en réduisent l’accès. De cette longue litanie de lieux communs et fausses vérités concernant "le public", découle une série de choix, d’orientations en matière de pratiques culturelles. On aura compris que ces choix, concrétisés sur le terrain via le levier des subventions, loin d’être neutres se révèlent essentiellement mortifères. Quant à la gratuité, que les économistes libéraux se rassurent : dans le cas qui nous occupe, cette gratuité n’est qu’un mythe. Avec quel argent fut acheté le terrain sur lequel on va bâtir le nouvel équipement, splendide bâtiment payé par qui, déjà ? Qui paiera les frais de fonctionnement, les salaires, le mobilier ? Vous, moi, le contribuable. C’est dans cet interstice comptable que se niche l’antilogie : dans un modèle économique dominé par l’idée de propriété, nous sommes tous propriétaires d’établissements collectifs que seul notre argent a pu permettre d’édifier. Aucune gratuité, ici. Mais cette absence de gratuité implique qu’elle soit appliquée en pratique, sans possibilité d’y déroger. Rendre par exemple payante l’entrée d’un théâtre dont nous sommes propriétaires relève de l’arnaque pure et simple : c’est comme glisser une pièce dans la fente de la porte à chaque fois qu’on rentre chez soi. Quant à la gestion quotidienne de ces équipements, laquelle implique des frais, à défaut de les supprimer il est question de les réduire en s’inspirant, comme d’habitude, du modèle anglo-saxon. Au Royaume-Uni, la plupart des bibliothèques sont désormais fermées ou alors peu ouvertes et gérées par les retraités du quartier, bénévolement bien sûr. Et pourquoi pas, me direz-vous ? Pourquoi pas, en effet, une bibliothèque au budget démesurément diminué, dont le fonds sera constitué par de braves personnes pour qui lecture égal loisir, pilonnant donc allègrement Albert Camus pour faire de la place à l’autobiographie de Valérie Trierweiller, à l’essai de Zemmour ou aux confidences d’un éleveur de hamsters cochinchinois. J’exagère ? En France, au moment de la réforme du statut des universités, le recteur de la Sorbonne - excusez du peu - à qui l’on demandait comment il comptait s’y prendre pour réaliser les économies demandées, entre autres lumineuses idées, évoqua celle-ci : pourquoi ne pas confier aux associations d’étudiants la gestion de la bibliothèque universitaire ? Oui, pourquoi pas, me direz-vous. Pour ma part, je propose de confier aux mêmes associations le poste de recteur.
L’offre, la demande : la loi. Aux principes universalistes gouvernant depuis toujours les bibliothèques du monde, on oppose désormais la loi du marché. Nous voilà, en un mot, "amazonisés" : on ne se contente plus de nous reprocher de coûter cher et de ne rien rapporter, on exige de nous que nous répondions à "la demande". On retrouve ici l’étrangeté dominant la rencontre de la culture et de la structure technocratique - sur une table de dissection, ajouterait Lautréamont : mélange de subjectivité et, pour tout dire, de mépris, de la part des hauts-cadres de l’administration justifiant leurs émoluments par la ponte, régulière, de rapports et circulaires "cadrant" les désidératas d’une population dont ils ignorent quasiment tout et dont, à tout le moins, ils se fichent éperdument : d’où une "demande" fantasmée, basée sur des "enquêtes" idéologiquement orientées, une composition, un leurre visant à justifier la privatisation et marchandisation de l’activité culturelle, ramenée au rang de loisir et de divertissement.
Au sens pascalien du terme, le divertissement n’est rien moins que l’opération consistant à détourner l’individu de l’essentiel. Affirmant par ailleurs que c’est une nécessité, inhérente à tout être humain, le Blaise est dans la vérité : nous avons tous besoin de nous divertir parfois, car sans divertissement au sens large du terme - la contemplation d’une fleur peut s’avérer divertissante -, nous serions, sans nul doute, guettés par la folie. Cependant, toujours selon Blaise, si nous devons laisser s’exprimer ce besoin de divertissement c’est pour mieux revenir, ensuite, à l’essentiel. On voit que l’industrie culturelle est tout, sauf pascalienne. Cette industrie, aux mains d’un gang de faquins payés pour nous faire avaler qu’au-delà d’Avignon point de théâtre, qu’en-deçà d’Angoulême point de bande dessinées, présente cependant l’avantage de jouer cartes sur table : ici point de chapelles, nul prêtres, ni doctrine comme c’est l’usage en art. Ici, il s’agit d’entreprises gagnant ou non des parts sur un marché proche de celui du petit électroménager. Bien entendu, si nécessaire, c’est-à-dire pour accéder aux subsides de l’état, l’industrie du divertissement sortira des placards les vieilleries d’une création qui, parce que poussiéreuse, se verra estampillée "à la française" : Luc Besson installera sa Cité du Cinéma en Seine-Saint-Denis, promettant d’en faire un pôle d’excellence de la production "à la française" : les subventions publiques affluent, et Besson continue son petit bizness à la fois mondial et privé – lequel subira peut-être dans les mois à venir le contrecoup d’un procès pour détournement de fonds publics. Dans le même temps W9, chaîne privée de la TNT mais elle aussi subventionnée, certainement pointée du doigt par un CSA lui reprochant son manque de programmes "culturels", parsème ses programmes nocturnes de lectures de Balzac, Proust, Homère, nuitamment assassinés par de lascives jeunes filles se prélassant à demi nues sur un canapé de velours, et ayant un niveau de lecture proche de l’entrée en CE2 - c’est une émission très suivie. Encore ne s’agit-il ici que d’illustrations hallucinantes de l’imbrication notoire permettant à l’argent public de financer des fortunes elles très personnelles. Si encore l’industrie du divertissement se limitait à user du prétexte culturel à seule fin de capter les budgets de quelques ministères, cela, tout en restant scandaleux, serait compréhensible. Mais voilà que, depuis plusieurs années, le gang des faquins travaille à gommer les frontières entre culture et divertissement, entre loisir et culture. Le Puy du Fou ? Culture. Le Futuroscope, Vulcania ? Culture, là aussi. Des tours-opérators proposent, en un week end, de « faire » le Louvre, Le British Muséum, le Rijksmuseum et le Prado ? Pas de souci, et d’ailleurs les papy boomeurs s’y pressent. Mais, par pitié, qu’à leur retour ces cultureux ne viennent pas nous seriner la chanson minable de leur extrême sensibilité à l’art, "même celui des étrangers". On mange bien, à Madrid ? Et l’hôtel, il était correct ?
Il est, bien entendu, trop tard : la culture, comme le monde, est devenu une marchandise qu’il convient de rentabiliser à grand renfort de touristes japonais persuadés de s’être rendu à Paris alors qu’ils n’ont jamais fait que passer une journée à Disneyland, Paris, tandis que leurs cousins auront préféré, eux, rejoindre la foule amassée aux abords de La Joconde, dans l’espoir de l’apercevoir ne serait-ce que quelques secondes. Le mariage est ainsi consommé, entre espaces de divertissement devenus lieux de culture, et lieux de culture ramenés au rang d’espace de divertissement. Marche nuptiale – composée par André Rieu ? – au son de laquelle s’avancent les mariés divertis ô combien, éloignés, autant que faire se peut, du "retour à l’essentiel" cher à Blaise Pascal. Le gang a bien perçu l’enjeu. Son objectif est double. Financier, bien évidemment, idéologique également : maintenir la "clientèle" sous le joug de l’apathie, du décervelage, permettra de vendre au plus offrant ce temps de cerveau devenu plus que disponible. Dans cette perspective, l’essentiel pascalien devient l’ennemi à abattre. Il est urgent de maintenir la clientèle-marchandise en état de vacance, éloignée de toute velléité de pensée laquelle pourrait la conduire à, horreur !, zapper ou éteindre le poste, à répondre par la négative à la demande d’une progéniture rêvant de rencontrer Mickey dans sa maison, préférer la fréquentation de la poésie chinoise à celle de Glamour, et autres tentatives de résistance – le vilain mot ! – à l’entreprise de démolition culturelle orchestrée par Leclerc et ses "espaces culturels", par Amazon et ses hangars où court tout un peuple de précaires sous-payés remplissant des cartons dégorgeant de littérature médiocre, par Netflix et son offre surévaluée, par Disney, par la Réunion des Musées Nationaux, par le ministère de la culture et du commerce réunis, par TF1 et NRJ, partenaires officiels de quantités de festivals. Il ne suffit pas, cependant, de divertir la clientèle. Il est également nécessaire de lui donner bonne conscience, de lui offrir, pour pas cher, l’illusion de se cultiver. D’où le succès des quizz à la télévision, lesquels permettent de passer un bon moment en ayant comme l’impression d’avoir appris des choses. Peu importe que ces "connaissances" ne servent à rien au final, l’important est que la clientèle sorte de là débarrassée de ce vague sentiment de culpabilité et de honte guettant le téléspectateur dès lors qu’il s’arrache à l’écran. C’est ainsi, désormais : nous refusons de "perdre notre temps" à simplement nous divertir, le temps, suprême marchandise, étant devenu bien trop précieux pour que nous acceptions de le dilapider. De même, nous n’acceptons de nous "cultiver" qu’à condition de n’avoir à fournir qu’un effort limité. Culture se doit donc de rimer avec détente, avec loisirs et donc, avec simplicité. Qui, mieux que l’industrie du divertissement se trouvait à même d’ordonner le mariage dont nous parlions plus haut ? En quête perpétuelle de nouveaux débouchés, comme n’importe quelle industrie, celle-ci a trouvé sur son chemin cette chose pour elle étrange, à priori ringarde, dépassée : la culture. Puis, elle s’est aperçue que des milliers de gens étaient susceptibles de payer, cher, l’entrée d’une expo, d’un musée pourvu que la visite en soit ludique, familiale – que les mêmes étaient également disposés à dépenser plus que de raison dans les boutiques attenantes aux salles, et gorgées de produits dérivés. D’autres, où les mêmes, peu importe, ont montré avec quel bel enthousiasme ils se déplaçaient, sacrifiant une petite fortune en hébergement, en bouffe, en spectacles, lors de ces événements appelés "festivals", qu’ils soient estampillés "rock" ou "art lyrique". Après avoir bien labouré ces champs particuliers – rappelons que le célèbre Printemps de Bourges est une marque déposée, et que son propriétaire cherche actuellement à la vendre –, l’industrie du divertissement eut cette idée de génie : le "tourisme culturel", ou "les vacances intelligentes". Le concept : s’emparer du touriste qui glande entre sieste et pétanque, le transformer en "visiteur actif" de la région sur laquelle il a jeté son dévolu ainsi que sa tente Quechua, réveiller en lui le citoyen avide de connaissances – même pendant les vacances ? Oui Robert, c’est comme ça – et bien entendu, à l’écoute de la culture locale. Il sera content, le visiteur. Il rentrera des Pyrénées en sachant que là-bas, y’a des ours, fera une halte à Laguiole et en ramènera un couteau, en ramènera surtout l’exposé de sa fabrication grâce auquel et contrairement à la lame du Laguiole made in Pakistan, le visiteur pourra briller. Il sera satisfait, le visiteur, pour ainsi dire : replet. Ce qui ne l’empêchera en rien d’être éventuellement conscient d’avoir été, sur le coup, la victime consentante d’un divertissement de masse, de l’industrie qui la sous-tend, connue pour être, de tout temps, l’alliée objective du pouvoir – nous détournant de l’essentiel tandis que nos adversaires s’y consacrent, eux, à plein temps. Le rêve des Lagardère, des Arnault et consorts ? Avaler ces incongruités que sont l’art, la création, assommer puis détruire, mettre au pas et marchandiser à marche forcée ces espaces qui résistent à leurs appétits. L’œuvre originale existe, certes, est présente dans ce musée. En réalité on s’en fiche, existe davantage posters, cartes postales, reproduisant l’œuvre en question et que, eux, vous pouvez acheter. Ainsi, insidieusement, se déploie sous nos yeux un dispositif méthodique en même temps que de grande ampleur ayant pour objectif unique l’occupation économique de ces espaces de liberté que devraient être la création, les pratiques artistiques, les lieux qui les accueillent. Dans le monde du divertissement, tout ce qui n’est pas marchandise n'a aucune valeur. Dans ce dispositif, n’entre pas pour rien le sarkozysme qui popularisa l’anticulturalisme primaire. Il est donc devenu très branché de clamer sur les toits qu’on ouvre jamais un bouquin, qu’on s’emmerde au théâtre, qu’on est à peine capable d’écrire son nom sans faute (rires). Ringardisée d’emblée : la culture classique — La princesse de Clèves s’en souvient. Vouée aux gémonies : la création vivante, une vague affaire d’intellos et d’extrême-gauche, réunis. Porté au pinacle : l’humour à la sauce Bigard, la "vraie culture populaire" à base de ch’tis, de couilles et de blagues racistes. L’inculture, pire, l’a-culture étant devenue la norme, l’industrie du divertissement n’a plus qu’à enfoncer le clou. Elle ne s’en prive pas, en surfant sur la vague d’une beaufitude assumée. Comme nous n’en sommes pas sortis, comme Hollande et sa bande ne se départissent pas de leurs prédécesseurs — vouant un culte à l’art officiel mais se méfiant des artistes, craignant "en temps de crise", de choquer le peuple en défendant les intermittents du spectacle "alors que le chômage augmente" — , la haine de la culture, prémisse à d’autres haines toujours prêtes à l’emploi, s’enkyste dans la pensée contemporaine.
En partant de ces éléments, il nous appartient désormais de saisir l’enjeu de l’offensive actuelle que mène le capitalisme sur le monde la culture. D’en tirer toutes les conséquences, et de nous investir, à plein, dans les multiples résistances qui, sous des formes diverses, créent des interstices, des espaces fussent-ils picrocholins mais appelés à se rejoindre. Des expériences concrètes, des initiatives nombreuses sont menées ici ou là, qui devraient retenir l’attention des anarchistes que nous sommes. Comme l'accès à l’art passe également et peut-être surtout par l’accès à l’artiste, on ouvre les ateliers — et pas qu’une journée par an —, on suscite les rencontres entre créateurs et public, on associe ce dernier à l’art en train de se faire, ce qui permet en outre de désacraliser, et l’artiste en tant que figure mythique, et l’acte de création, qui dès lors est perçu comme une activité somme toute ordinaire. Sachant ne pas pouvoir compter sur les institutions telles les collectivités ou ce monolithique bloc de suffisance qu’est l’éducation nationale, des militants issus des milieux culturels offrent des lieux, des moments, aux enfants d’un quartier se chargeant d’ériger une structure-sculpture ou de peindre une fresque sur les murs mêmes de leur ville. D’autres organisent, "à l’arrache", des projections sauvages de films choisis par l’assistance et après discussion, d’autres encore initient au détournement d’objets, de matériel urbain. On graffe, on colle, on reprend la rue au détriment des grandes enseignes et des publicitaires, des tenants de l’art officiel estampillé DRAC et consorts, on se prête appareil photo, caméra, on tourne, on montre, sans argent ni pression aucune, on s’organise et on assure une diffusion des œuvres, autre que par le sempiternel Youtube. On ouvre des squats, véritables viviers en matière de création, surtout on les défend, on les ouvre vers l’extérieur et, en cas de menace, on organise la riposte. Comme souvent, c’est de ces initiatives officieuses, marginales, à taille humaine, locales, se situant hors des cadres institués, que s’enracine ce mouvement de réappropriation des pratiques culturelles. On le voit : combattre pied à pied l’industrie du divertissement et l’avachissement neuronal qui en découle passe par la mise en réseau de nos petits moyens, à la façon dont le peuple de Liliputh parvint à immobiliser le géant Gulliver.
Mais cela ne saurait suffire. Au point où nous sommes rendus, le principe de réalité commande également de défendre ce qui reste de lieux échappant plus ou moins aux appétits économiques : conservatoires, bibliothèques, musées, théâtres, cinémas… Cela, parfois, au prix d’une schizophrénie nous conduisant à lutter pour que perdurent des institutions, des modèles dont nous sommes conscients qu’ils nous enferment et nous contraignent. C’est néanmoins le prix à payer si on ne veut pas voir, demain, des théâtres se transformer en supermarché, des professeurs de violoncelle devenir animateurs de soirées mondaines, ou des bibliothèques métamorphosées en "espaces de convivialité", machines à café, accès au net, photocopieurs en libre-service et, accessoirement, quelques livres – ne riez pas : cette "évolution" est actuellement présentée de façon très sérieuse comme étant le seul futur possible des bibliothèques.
L’espoir, cependant est permis de voir ces perspectives contrées par la volonté populaire. De par sa nature volatile, de par sa capacité à échapper aux cadres et aux postures figées, le champ culturel a vocation à sans cesse créer et investir de nouveaux lieux, se renouvelant en permanence et se réinventant sans cesse, échappant en cela à toute momification. Mettre à bas les velléités des marchands en matière de création, questionner sans relâche l’économie de la culture, réaffirmer sans crainte les spécificités liées aux pratiques artistiques – entendues comme originelles, fondatrices d’une humanité qui ne saurait s’en priver –, la tâche peut sembler immense. Mais en réalité nous sommes une multitude, dès lors notre force dépend de notre capacité à nous organiser, à irriguer ces pratiques alternatives, à en inventer de nouvelles. Quel que soit le terrain qu’il choisit d’occuper, quelle que soit la stratégie dans laquelle il viendra inscrire son action, un anarchiste ne saurait demeurer insensible à ces expériences concrètes qui toutes visent l’émancipation de l’individu, sa pleine, entière, réalisation. Notre responsabilité est de les accompagner, de les alimenter, et de résister activement à toute marchandisation et récupération d’un champ de l’activité humaine dont l’essentialité n’est plus à démontrer.
Fred
Groupe de Saint-Ouen
Fédération Anarchiste
Spéciale dédicace à Catherine Bizern, ex-directrice du festival Entrevues de Belfort, renvoyée récemment en raison de la trop grande "radicalité" de sa programmation et qui, en une matinée de formation, m’avait donné une des clefs qui, depuis, ne quitte pas ma boîte à outils : « peu importe, disait-elle, le nombre de personnes dans la salle, du moment que vous vous sentez légitimes dans vos choix, et qu’il vous paraît essentiel de montrer le film en question. »