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Billet de blog 20 mai 2023

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Les ENORMES coûts cachés de l’alimentation carnée… Et on paie tous la note !

On le sait, notre alimentation a un impact direct sur le changement climatique. Néanmoins, et si ce coût, bien connu, n'était que la partie émergée de l'iceberg ? Car des impacts indirects, il y en a, et leurs poids est loin d'être négligeable... Et ici, la note à la fin du repas risque de définitivement couper certains appétits (même Bernard Arnault trouverait ça cher !). Allé, à table !

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Vous vous souvenez de ce truc qu’on appelle les Accords de Paris ? Un traité international, adopté en 2015 par 195 pays signataires, et dont l’objectif indiqué dans l’article 2 ressemble à ceci :

« a) Contenir l'élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et en poursuivant l'action menée pour limiter l'élévation de la température à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels, étant entendu que cela réduirait sensiblement les risques et les effets des changements climatiques ; »

Un vœu pieu, nécessaire, et qui implique de changer drastiquement nombres d’aspects relatifs à la consommation de l’espèce Homo sapiens, notamment afin de réduire la production de CO2, principal gaz à effet de serre (GES) et agent causatif majeur de ce phénomène de réchauffement climatique. Bon, j’enfonce un peu des portes d’ores et déjà grandes ouvertes en guise de préambule ! Allons dans du nouveau… Un étude particulièrement éclairante, publiée depuis 2020 par des laboratoires Américains et Anglais dans le journal Science1, a permis de démontrer que quand bien même nous cesserions instantanément l’usage de l’ensemble des combustibles fossiles (pétrole, gaz, charbon), les émissions dues au système alimentaire mondial à elles seules empêcheraient d’atteindre notre objectif de limitation du changement climatique ! Pour mettre un peu « les pieds dans le plats » : en partant de là, ça ne paraît vraiment pas gagné… Ce système alimentaire mondial représente tout de même (et à lui seul) 1/3 de notre production de GES2,3 ! Alors pour réduire les émissions causées par notre production de nourriture, plusieurs solutions sont possibles : adapter notre régime alimentaire (moins de viande/poisson), réduire les déchets alimentaires (à titre d’exemple, une étude du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) estimait en 2019 que 17% de la nourriture totale disponible terminait dans nos poubelles), améliorer les pratiques agricoles aussi (moins d’intrants chimiques utilisés = moins d’intrants chimiques produits = moins de GES émis)… Parmi ces quelques solutions, l’une d’entre-elles ne présente quasiment aucun coût (y compris en Recherche et Développement via l’apport de nouvelles « innovations ») : adapter notre régime alimentaire ! Et n’oublions pas que réduire notre consommation d’aliments d’origine animale, ça signifie aussi réduire l’utilisation des sols, stabiliser les cycles biogéochimiques (flux de carbone ou d’azote), améliorer la biodiversité, limiter l’utilisation de l’eau (paraît que ça pose déjà des problèmes…), et améliorer les résultats en matière de santé publique aussi4–6 ! Il faut également garder en tête que les émissions mondiales de GES provenant des aliments d'origine animale sont 2x plus importantes que celles provenant des aliments d'origine végétale (pour une production alimentaire à masse égale)7. Ça ne compte quand même « pas pour du beurre » !

Mais tout ce dont je viens de parler plus haut, ce sont les coûts DIRECTS en rapport avec notre alimentation. Qu’en est-il des coûts INDIRECTS, ceux qui sont planqués « sous la table » ?  Par coûts indirects, j’entends par exemple le coût des dégâts faits aux espèces terrestres ou marines, ou encore le coût lié aux diverses maladies en lien avec l’alimentation (y compris les cancers ou même la malnutrition, entraînant possible obésité, diabète et j’en passe)… Des coûts écologiques et socio-économiques (on parle d’externalités) qui ne se reflètent pas pleinement sur les prix que nous payons tant comme producteurs que comme consommateurs.

Pour éviter de « pédaler dans la semoule », pourquoi je vous parle de tout ça ? Tout simplement car une étude scientifique toute fraîche (publiée le 15 Mai) a tenté pour la première fois d’estimer l’ensemble de ces externalités à l’échelle mondiale8.

A table !

Comment ont procédé les chercheurs ? Pour faire assez simple, ils se sont basés tout d’abord (i) sur les données de 2018 issues de l’Organisation pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO en anglais pour Food and Agriculture Organization), qui est un organe de l’ONU, (ii) tout en appliquant le Life Cycle Impact Assessment (une méthode objective qui évalue l’impact d’un produit ou d’un service sur l’environnement, sur l’ensemble de son cycle de vie) et (iii) des facteurs de monétarisation permettant de convertir les résultats en argent sonnant et trébuchant9,10. Cette méthode a été appliquée pour 101 pays à travers le monde, permettant ainsi d’exprimer le coût des dommages liés aux changements environnementaux causés par la production alimentaire, à la santé humaine, et aux écosystèmes. Pour faire plus complexe et détaillé, je vous renvoie à la figure ci-dessous.

Illustration 1
Ce schéma récapitule l'approche utilisée pour calculer les coûts indirects liés à l'alimentation, et ce à l'échelle mondiale. Une approche pas aussi simple qu'il n'y paraît... © Nature

Maintenant que nous avons « l’eau à la bouche », qu’est-ce que ça donne ? Le premier résultat assez brutal est que l’ensemble de ces coûts représentent en moyenne 14 Billions de dollars US (USD), équivalents à 14 000 Milliards de USD, et si on l’écrit en entier, ça donne ce nombre : 14 000 000 000 000 USD. Avec un intervalle de confiance se situant entre 5 900 Milliards et 32 800 Milliards. Alors que représente ce nombre de 14 Billions, « à la louche » ? Il équivaut à 17% du PIB mondial de la même année (2018). Il est supérieur au PIB de la Chine (13,89 Billions d’USD) pour la même année… Ça ne vous parle toujours pas ? Une dernière pour la route : le salaire net moyen en France (dans le privé) en 2018 était de 2 369€/mois selon l’INSEE, avec un taux de change moyen entre € et USD en 2018 de 1 € = 1.18 USD, ce qui représente donc 2 795 USD/mois. Si on annualise ce résultat (en multipliant… par 12), on obtient un salaire net annuel étant en moyenne de 33 540 USD/an. Ce petit calcul nous amenant ainsi à ce chiffre délirant : 14 Billions d’USD en 2018 correspondent à 417.41 Millions d’années de salaire moyen français. Presque 60 fois la fortune actuelle estimée de notre cher Bernard Arnault ! Et cette somme uniquement pour l’année 2018…

De quoi être « repu » si ça n’en était pas « indigeste » !

Mieux encore : pour chaque USD payé par le consommateur en 2018, le coût indirect calculé était de 1.94 USD (1.15 USD lié à la santé humaine, 0.79 USD pour les dommages à l’environnement). Donc acheter de la nourriture pour 1 USD cache un coût supplémentaire de presque 2 USD… Ces coûts cachés font que le "véritable" coût total du régime alimentaire mondial moyen est près de 3 fois fois supérieur à ce qu'il coûte aux consommateurs ou, inversement, que les consommateurs paient en moyenne moins d’1/3 du coût de l'alimentation si les conséquences de la production alimentaire sur la santé et l'environnement étaient prises en compte.

Si on creuse un peu l’analyse proposée, on constate que les externalités augmentent avec le niveau de richesse des régions considérés (+ un pays est riche, + le coût de ses externalités grimpe… Plutôt logique), en revanche le rapport entre ces externalités cachées et le coût payé par le consommateur diminue avec le niveau de richesse (+ un pays est riche, - le coût de l’externalité est fort par rapport au coût payé par le consommateur). Les chercheurs de cette étude notent que les régimes alimentaires des pays riches sont les plus coûteux (aussi bien en termes d’externalité que de coût pour le consommateur), de par la composition du régime alimentaire, de par son apport moyen plus conséquent, et de par les prix qui sont également plus élevés…

Illustration 2
Sur ce graphique, les barres représente les valeurs moyennes des coûts de consommation (FCE, ce que le consommateur paie, en bleu clair) et des externalités (Santé humaine en violet et écosystémique en vert), le tout annualisé par habitant. Les valeurs inscrites dans les bulles représentent le coût moyen des externalités par 1 USD de dépenses de consommation de produits alimentaires et de boissons non alcoolisées. © Nature

Comment « séparer le bon grain de l’ivraie » là-dedans ? La contribution la plus forte à ces externalités est due, sans la moindre surprise, à la nourriture d’origine animale (viande, fruits de mer, produits laitiers, poissons, œufs, graisses animales…) ! Et ce peu importe le niveau de revenu du pays considéré… Rien que la viande (bœuf, porc, agneau, poulet), c’est 51% des externalités mondiales. C’est 7 140 Milliards d’USD! On y ajoute les œufs, les beurres, les poissons… On monte à 70%, soit 9 800 Milliards d’USD! Alors du coup, « comment vous la trouvez votre blanquette » ?

Bien entendu et devant ce constat, les chercheurs de cette étude proposent de nombreux scénarii d’évolution vers d’autres types de régimes alimentaires (végétarien, pescetarien, végétaliens, etc.) afin d’en évaluer l’impact sur ces coût cachés… Je ne vais pas détailler l’ensemble de ces résultats de peur d’être « indigeste », mais en substance, il est toujours possible de faire ressortir quelques grandes lignes... Eliminer à elle seule la viande rouge de notre alimentation, c’est réduire de 4 000 Milliards d’USD ces externalités (comme quoi, voler un bœuf n’est pas voler un œuf !) ! Dans le cadre d’un scénario végétalien (absence de produits issus des animaux à poils, plumes ou écailles), c’est réduire de 7 300 Milliards d’USD ces externalités sur la seule année 2018. Et bien entendu, sans la moindre surprise encore, c’est bien dans les régions à revenus élevés que le levier d’action le plus fort est présent.

Illustration 3
Les barres représentent le total des coûts externes combinés sur la santé et les écosystèmes. La catégorie "Autres" comprend les contributions des cultures oléagineuses, des huiles, des stimulants, des épices et des édulcorants (ASF = Animal Sourced Food). © Nature

Réduire notre consommation de viande va agir à quel(s) niveau(x) ?

  • Premier impact : l’eau. Encore une porte ouverte d’enfoncée, mais il est toujours bon de le rappeler… Oui, la production de viande nécessite beaucoup plus d'eau que l'agriculture (biologique ou non), principalement pour les cultures fourragères11. Donc oui, réduire la consommation de viande permettrait de ramener la consommation d’eau à des niveaux bien plus tenables, ayant pour conséquence de limiter l’insécurité alimentaire12.
  • Second impact : l’environnement. Les chercheurs ont estimé que l’élimination totale de toute substance animale dans notre alimentation permettrait la sauvegarde (ou plutôt la « non-perte ») d’environ 155 000 espèces sur Terre (dont 132 000 uniquement causées par l’élimination de la viande). Pourquoi ? Car si on utilise moins d’eau pour se nourrir (voir le point précédent), il y a plus d’eau pour les espèces présentes dans le milieu. Ça paraît bête, et pourtant… Et moins de production de viande, c’est moins de terres utilisées pour le fourrage également ! Logique tout ça…
  • Troisième impact : la santé humaine. Et ça se joue à différents niveaux… D’une part (environ 2/3 du coût de l’externalité), au niveau de la consommation de l’aliment en lui-même : manger trop de viande et trop souvent, c’est augmenter les risques de maladies coronariennes, d’AVC, de cancer ou encore de diabète de type II. D’autre part (le 1/3 manquant), il faut souligner les effets sur la santé liés à la production de cette viande ! En d’autres termes, les impacts causés par la production alimentaire affectent la santé d'autres personnes dans une population plus large ! C'est-à-dire que le régime alimentaire d'une personne n'affecte pas seulement sa propre santé, mais a également des conséquences sur l'état de santé de la population mondiale et/ou nationale, et ces effets sont loin d'être négligeables…

Un dessert avec ça ?

L’ensemble de ces résultats soutient très TRES clairement le fait que le changement de nos habitudes alimentaires (et donc une transformation plus large du système alimentaire) peut apporter des avantages collatéraux majeurs ! Surtout que ces externalités ne sont généralement pas prises en compte dans les évaluations standard… Évoluer dans nos comportements alimentaires permettrait ainsi d'atténuer considérablement les dommages causés par la production alimentaire à la santé humaine et à la qualité de l'écosystème, conduisant à son tour à des économies substantielles (14 000 Milliards d’USD rien que pour 2018…). Une idée assez simple finalement : la santé humaine est reliée à la santé animale et sont toutes les deux reliées à la santé de l’écosystème. Prendre soin d’un composant, c’est potentiellement prendre soin des autres. On parle d’ailleurs du concept de One Health. Alors pourquoi toujours tout ramener à de l’argent ? Eh bien car c’est ainsi que les décisions politiques se font, malheureusement…

Pouvoir quantifier (monétairement) la préservation de l’intégrité environnementale/écosystémique, de la santé humaine, c’est aussi pouvoir inciter bien plus fortement de réels changements de pratiques.

Car la situation tourne réellement en eau de boudin…

Pour ceux que ça intéresse et qui ne sont pas trop rebutés par l’anglais, l’article en question, qui propose une analyse bien plus détaillée et subtile que ce que j’ai écrit ici, est disponible en libre accès à cette adresse : https://www.nature.com/articles/s43016-023-00749-2

Références bibliographiques :

  1. Clark, M. A. et al. Global food system emissions could preclude achieving the 1.5° and 2°C climate change targets. Science 370, 705–708 (2020).
  2. Poore, J. & Nemecek, T. Reducing food’s environmental impacts through producers and consumers. Science 360, 987–992 (2018).
  3. Crippa, M. et al. Food systems are responsible for a third of global anthropogenic GHG emissions. Nature Food 2, 198–209 (2021).
  4. Tilman, D. & Clark, M. Global diets link environmental sustainability and human health. Nature 515, 518–522 (2014).
  5. Springmann, M. et al. Health and nutritional aspects of sustainable diet strategies and their association with environmental impacts: a global modelling analysis with country-level detail. The Lancet Planetary Health 2, e451–e461 (2018).
  6. Stylianou, K. S., Fulgoni III, V. L. & Jolliet, O. Small targeted dietary changes can yield substantial gains for human health and the environment. Nature Food 2, 616–627 (2021).
  7. Xu, X. et al. Global greenhouse gas emissions from animal-based foods are twice those of plant-based foods. Nature Food 2, 724–732 (2021).
  8. Lucas, E., Guo, M. & Guillén-Gosálbez, G. Low-carbon diets can reduce global ecological and health costs. Nat Food 4, 394–406 (2023).
  9. Weidema, B. P. Using the budget constraint to monetarise impact assessment results. Ecological economics 68, 1591–1598 (2009).
  10. Weidema, B. P. Comparing three life cycle impact assessment methods from an endpoint perspective. Journal of Industrial Ecology 19, 20–26 (2015).
  11. Mekonnen, M. M. & Hoekstra, A. Y. The green, blue and grey water footprint of farm animals and animal products. (2011).
  12. Maj, H. et al. ReCiPe 2016 : A harmonized life cycle impact assessment method at midpoint and endpoint level Report I: Characterization. https://rivm.openrepository.com/handle/10029/620793 (2016).

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