La circulaire Retailleau, entrée en vigueur en janvier 2025, a des conséquences très graves sur la vie et les possibilités de régularisation de mères sans-papiers (voir ici mon dernier article), et cette annonce a causé beaucoup de désespoir.
Les sans-papiers, hommes ou femmes, sont ceux dont tous les médias et politiciens de droite parlent, sans les connaitre. Les mères sans-papiers, les mères des enfants sans-papiers de France, sont celles que l’on n’entend jamais.
Impossible de savoir exactement combien elles sont, mais selon les derniers chiffres de l'AME en 2023, il y aurait a minima 205 000 femmes sans-papiers en France (ayant demandé l'AME).
Mais être sans-papier n’a jamais été un statut « en soi », ca n’a toujours été qu’un statut temporaire, une sorte de temps d’attente un peu absurde, avant le « droit à rester », le « droit à travailler », le droit à « avoir des papiers ». Une attente parfois longue, sans droits.
Pourtant, depuis la suite des récentes lois (Loi Asile et Immigration de 2019, circulaire Retailleau de 2025), « être sans-papier » tend de plus en plus à être un statut qui s’éternise, un espace-temps administratif, des années de précarité qui s’allongent. Et les conséquences sur les familles et les enfants sont inévitables.

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Parmi ces mères, voici le témoignage de 4 d’entre elles : Lucia, d’origine angolaise en France depuis 5 ans, Cherifa, d’origine algérienne en France depuis 8 ans, Sonia, d'origine d'un pays d'Europe de l'est (anonymisé à sa demande) en France depuis 4 ans, Aminata, d’origine guinéenne en France depuis 6 ans (*tous les prénoms ont été modifiés*).
Quatre histoires différentes, qui parlent pour beaucoup d'autres.
Des enfants comme les autres
Lucia, après un rejet de sa demande d’asile, dans lequel elle fondait ses espoirs, vit avec ses 3 fils ; elle a ensuite reporté ses espoirs dans une régularisation « vie privée et familiale » après 5 ans de vie en France, mais la nouvelle circulaire vient de repousser encore de plusieurs années ces espoirs. Voici son témoignage :
« C’est une mauvaise nouvelle. Comment vivre en France sans ressources, sans aide, je n’arrive pas à apporter la stabilité à mes enfants. Ils ont grandi dans un foyer de « passage » mais pour nous c’est devenu plusieurs années. Mon quotidien c’est une épreuve permanente, je suis limitée en tout, j’ai toujours peur quand je sors, peur d’être rattrapée ou expulsée. Cela impacte mes enfants car à chaque fois je leur dis : fais attention, évite chaque endroit ou il pourrait y avoir un contrôle, alors qu’ils ont 17 ans, 21 ans, ils n’ont rien fait de mal. Ce sont des jeunes qui ont besoin de vivre, de sortir, sans peur ; dès qu’ils sortent, je ne suis jamais tranquille. Ils ne peuvent pas profiter des opportunités : un de mes fils jouait au foot, il a été contacté par plusieurs clubs, mais lorsqu’il fallait faire un enregistrement officiel, ils ne pouvaient pas le prendre car il n’avait pas de titre de séjour.
Ils vivent comme des citoyens de deuxième zone. Mon fils voulait s’inscrire à la fac de droit après un baccalauréat général, il était soutenu par ses profs, mais il n’a pas pu, l’université a refusé son inscription. C’est très compliqué pour moi et pour eux à accepter. On n’a pas me droit de vivre comme les autres. En tant que maman sans-papier, j’aimerais pouvoir me libérer de ce système des titres de séjour. J’aimerais pouvoir travailler. J’ai beaucoup de qualifications dans mon pays, j’ai travaillé longtemps dans des entreprises françaises, mais je ne peux pas en tirer profit ici, parce que je n’ai pas le droit de travail. J’aimerais avoir une vie comme tout le monde, contribuer, payer, et je ne peux pas. »
Mon enfant paye à ma place
Cherifa, après un regroupement familial en France auprès d’un conjoint qu’elle découvre être abusif et violent, fuit le domicile conjugal avec son fils de deux ans, et trouve, après plusieurs mois de calvaire, une place en foyer d’hébergement d’urgence ; n’ayant pas fait un constat des violences et n’entamant pas de démarches à cause de la peur de son ex-compagnon, elle n’est pas régularisée. N’ayant pas l’autorisation de travail, elle travaille « au noir » dans le nettoyage, cela lui arrive de ne pas être payée et elle n’a pas de fiches de paie pour le prouver. Elle doit donc attendre une hypothétique régularisation « vie privée et familiale ».
« Pour moi, c’est compliqué parce que je veux que mon fils aille bien, mais je vois bien qu’avec ce qu’on a vécu, puis les foyers, il ne va pas bien du tout. Il a eu des problèmes de santé, et on a découvert que c’était à cause des problèmes [insalubrité] dans le foyer. Je travaillais très tôt, il devait rester parfois seul, j’avais pas vraiment le choix. Maintenant on me dit qu’il a des problèmes de langage. L’orthophoniste a expliqué que c’était à cause de l’anxiété, les écrans et la solitude, il a développé ça. Je sais pas quoi dire. Maintenant je dois faire des dossiers de handicap. Mon fils a tellement de problèmes, c'est comme si il paye à ma place ».
Vivre sans mes enfants
Aminata, elle, est venue seule, par la mer Méditerranée, pour chercher la sécurité et une vie meilleure en Europe. Ayant eu peur pour ses enfants à cause de la dureté du voyage, elle les a confiés à une amie en Guinée. Une fois arrivée en France, sa demande d’asile a été rejetée, ses espoirs de retrouver ses enfants se sont envolés.
Depuis, n’ayant pas assez d'éléments pour son dossier de régularisation, et travaillant sans autorisation (donc sans fiches de paie), elle est condamnée à rester sans-papier de nombreuses années encore. Plus le temps passe, plus ses enfants grandissent, et s’ils dépassent l’âge de 18 ans avant sa régularisation, elle ne pourra plus demander le regroupement familial. Elle risque donc d’être séparée d’eux à vie.
« Je parle avec mes enfants qui grandissent seuls là-bas, ils veulent me rejoindre et je dois leur dire que ce n’est pas possible. J’ai l’impression d’être une mauvaise mère, je pleure de rage. Là-bas, le problème, ils ne comprennent pas forcément ce que c’est les problèmes des papiers ici en France. Ils pensent que c’est moi qui ait raté, qui a mal fait quelque chose. J’essaie d’avancer ici mais toutes les portes sont fermées pour moi. 6 ans après, je trouve toujours pas de logement. Je ne vais pas te mentir, parfois je pense à mettre fin à ma vie. C’est trop dur de vivre sans mes enfants, et de les voir là-bas qui souffrent. Des fois je n’arrive pas à rester forte ».
Il m'a dit : tu as gâché ma vie
Sonia est venue en France avec son mari et ses enfants à la recherche d’une vie meilleure, mais son mari travaille également « au noir » dans le bâtiment, sans fiches de paie, elle n’a pour le moment aucune perspective de régularisation, avant de nombreuses années. Sa mère est décédée l’année dernière, sans qu’elle n’ait pu la voir [les sans-papiers ne peuvent pas voyager]. Cet événement a été très difficile pour elle.
« Comment se passe la vie pour toi ici ? - Je ne vais pas bien. Pour mes enfants j’aimerais aller bien, mais c’est trop dur. Je sens que ma vie est comme bloquée ici, je n’arrive plus à respirer. On habite dans une minuscule chambre à 5, dans des lits superposés. On a une cuisine pour notre étage mais c’est dur d’avoir de la place des fois. On ne sort pas beaucoup, le week-end, les vacances, en fait je ne connais rien ici, j’ai toujours peur. Parfois je me dis notre chambre c’est comme la prison.
Au foyer il y a beaucoup de problèmes, entre les familles, entre les gens, c’est avec la pauvreté, avec le stress, on finit par se détester entre nous. C’est dur de voir que mes enfants grandissent dedans. La plupart du temps ils sont sur leur téléphone, c’est comme pour s’échapper et penser à autre chose. Pour moi ce qui est dur c'est d'accepter que j'ai pas pu voir mes parents une dernière fois avant leur mort. Ils sont partis pour toujours. – Est-ce que l’école sait comment vous vivez, votre situation ? - Les profs ne savent pas comment on vit, il y a juste une assistante sociale qui sait. Pour les profs je pense qu’ils les voient comme des enfants comme des autres dans la classe, ils ne savent pas […] l’aîné me reproche des fois d’être venue en France, il m’a dit un jour « tu as gâché ma vie », j’ai beaucoup pleuré. Mais c’est un enfant, il ne peut pas vraiment comprendre pourquoi on l’a fait. Une fois j’ai pensé, on va repartir, mais mes deux autres enfants ne comprennent plus notre langue parce qu’ils ont grandi en France maintenant. Très vite ils ont rejeté notre langue en étant à l'école ici. Pour eux, leur place est ici. Je peux pas les arracher encore une fois au début de stabilité et de repères qu'ils ont recréé ici.
– A ton avis, comment s’identifient tes enfants ? - Je pense qu’ils se sentent de deux cultures en même temps, mais ils voient qu’on souffre, qu’on n'a pas notre place. Je pense qu’ils ne savent pas vraiment pourquoi, je ne leur ai jamais dit directement qu’on avait pas de papiers, mais je pense qu’ils voient que nous on a un problème que les autres ont pas, et qu’on est impuissants, on ne peut rien faire. Je pense que mon fils aîné ressent de l’injustice par rapport à ca, et je n’aime pas penser que mon enfant grandit avec le sentiment de l’injustice ».