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Journaliste, fondatrice de Problematik (ex-Mécréantes), spécialiste des questions de genre (Paris 8) essayiste.

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Billet de blog 4 septembre 2023

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L’obsession pour l’abaya : symptôme d’une culture du viol postcoloniale

En ce jour de rentrée, le gouvernement a mis en place des « brigades Valeurs de la République », pour contrôler la longueur et la largeur, des robes des filles soupçonnées d’être de confession musulmane. Mais quel rapport entre les contestations de juillet, le contexte postcolonial et l'obsession pour les tenues des lycéennes perçues comme musulmanes ?

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En ce jour de rentrée, le gouvernement a mis en place des « brigades Valeurs de la République », pour contrôler la longueur et la largeur, des robes des filles soupçonnées d’être de confession musulmane. Cette décision politique survient deux mois après des révoltes advenues dans les quartiers populaires, à la suite de la mort de Nahel, 17 ans, assassiné d’une balle dans le torse par un policier. Mais quel rapport entre les contestations de juillet, le contexte postcolonial et l'obsession pour les tenues des lycéennes perçues comme musulmanes ? Afin de le comprendre, il faut analyser l’impact de l’histoire coloniale française sur nos paradigmes.

Un contexte postcolonial

Le 14 juin 1830, la France envahit l’Algérie et rapidement des lois islamophobes se mettent en place, pour limiter drastiquement le nombre d’élus musulmans. Les Algérien·ne·s, sont privé·e·s de la citoyenneté à puisqu’ils et elles « ne jouissent ni des droits civils, ni des droits politiques » (Weil, 2005 : 95). 

Au sein de l’occupation coloniale, les femmes algériennes sont ramenées à des stéréotypes sexistes et orientalistes, les résumant aux harems et à la polygamie. Perçues comme opprimées, analphabètes (les Français leur refusent l’accès à l’école) et soumises, elles sont aussi réduites à l’objet de fantasmes sexuels à disposition des hommes européens.

L’historien Charles-Robert Ageron démontre dans ses travaux, que des députés français tels que Sabatier, entendaient jouir librement du corps des femmes algériennes, au même titre que les autres ressources du pays, pour préparer la « fusion ethnique ». Cet objectif a motivé l’interdiction du tatouage facial des filles, car pour Sabatier, celui-ci « provoque la répulsion des Européens ». Le voile symbolise pour les colons l’inaccessibilité des femmes musulmanes, or toujours selon Sabatier : « c’est par les femmes qu’on peut s’emparer de l’âme d’un peuple ». Ainsi, à partir de 1840, le Général Eugène Daumas préconise de déchirer le voile des Algériennes pour mieux contrôler la population locale.

En 1954, la guerre de l’indépendance algérienne est déclenchée, et très vite les soldats français découvrent que de nombreuses femmes sont actives au sein de l’ALN (l’armée de libération nationale algérienne), ce qui ne manque pas d’inquiéter les autorités françaises. En 1958, des militaires français du cinquième bureau, une unité spécialisée dans la guerre psychologique, lancent des cérémonies de dévoilement. Celles-ci consistent à contraindre des Algériennes à enlever leur voile publiquement, avant de le jeter à la foule, ou de le brûler. Les affiches de propagandes se multiplient dans les rues d’Alger, certaines abordent des illustrations de femmes avec pour slogan « N’êtes-vous donc pas jolie ? Dévoilez-vous ! ».

En forçant les femmes algériennes à retirer leur foulard, les colons avaient comme objectif d’anéantir l’identité algérienne, pour fragmenter les Algérien·ne·s, et assoir leur pouvoir sur la population locale. Dès lors, le contrôle des tenues portées par les femmes algériennes est utilisé en cheval de Troie de l’oppression coloniale. 

Le culte de la nation

Ce choix de propagande s’explique par la conception nationaliste française, pour qui le corps des femmes incarne et représente l’image de la Nation. C’est en effet la raison pour laquelle Marianne fut prise comme l'allégorie symbolisant les valeurs républicaines. Dans cette conception sexiste, les femmes sont donc les gardiennes des traditions, et leur rôle est de les transmettre au travers de l’éducation des enfants. Dans ce prisme, celles qui revêtent le foulard sont suspectées de trahir l’idéal français, et d’être les activistes d’un projet de recrutement pour l’ALN. Selon l’historienne Ryme Seferdjeli, aux yeux des colons « si la femme musulmane est insaisissable et inaccessible, c’est toute la société qui est inaccessible à travers le voile ». Or cette conception n’a pas disparu avec l’indépendance algérienne. En 2016, Laurence Rossignol, sénatrice française au parti socialiste, déclarait à propos des femmes voilées : « beaucoup d’entre elles sont des militantes de l’islam politique. Je les aborde comme des militantes, c’est-à-dire que je les affronte sur le plan des idées et je dénonce le projet de société qu’elles portent. Je crois qu’il peut y avoir des femmes qui portent un foulard par foi et qu’il y a des femmes qui veulent l’imposer à tout le monde parce qu’elles en font une règle publique. » La même année, le Premier ministre, Manuel Valls, déclarait : « Marianne a le sein nu, elle n’est pas voilée parce qu’elle est libre ».

Il est donc attendu des femmes musulmanes qu’elles attestent de leur allégeance aux principes « républicains », et qu'elles balaient tout soupçon de trahison, en se montrant disponibles à la séduction et à l’assimilation, ce qui passe (toujours dans cette vision sexiste) par le fait de découvrir leurs corps. Ainsi, selon le journaliste Claude Weill, pour différencier une robe longue qui « irait » et une abaya qu'il conviendrait de proscrire, il faut juger si elle : « est faite pour mettre la femme en valeur » ou pour la rendre « indésirable ». Des déclarations qui illustrent à quel point il est banal, aux yeux d'adultes, d'érotiser le corps d'écolières. 

Mettre les élèves au pas

Dans ce contexte, la focalisation sur les tenues des collégiennes et lycéennes perçues musulmanes, vise à renforcer la stigmatisation de ces populations, en utilisant une nouvelle fois le contrôle du corps des adolescentes comme une arme de surveillance d'État. 

Pour aller plus loin : 

  • Hanane Karimi, Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ?, Hors d’Atteinte, 2023.
  • Sara R. Farris et July Robert, Au nom des femmes. « Fémonationalisme », les instruments racistes du féminisme, Syllepse, 2021.
  • Edward Saïd, L’Orientalisme, Points, 1978.

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