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Billet de blog 7 juin 2023

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Comment les femmes réactionnaires utilisent les biais sexistes des médias

Le Pen, Schiappa et d’Escufon, surfent toutes trois sur les divisions fumeuses — que la gauche continue d’alimenter — entre « sociétal » et « social », « intime » et « politique ». Elles optent ainsi pour des stratégies s'appuyant sur des angles estimés « apolitiques », afin d’avancer en Cheval de Troie sur l’échiquier politique.

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En 2021, Karine Lemarchand invitait Marine Le Pen dans son émission « Une ambition intime ». La candidate aux élections présidentielles de l’extrême droite apparaissait à l’antenne, filmée en prime time depuis son salon, pour s’épancher sur la difficulté d’être renvoyée à l’image d’une népo-baby (fille de), d’un parti fondé par d’anciens SS. Devant plus de 2 millions de téléspectateurices, s’ensuit un échange autour d’enjeux chers à Karine Lemarchand, tels que la complexité d’être une femme en politique et les loisirs de Le Pen. Grâce à la présentatrice, nous apprenions ainsi que Marine consacrait son temps libre à sa colocataire, au jardinage et aux ronrons de ses chats. 

Depuis mars 2023, Thaïs d’Escufon, ex-porte-parole du groupuscule fasciste Génération Identitaire, décide d’adopter une nouvelle stratégie médiatique en changeant l’axe de sa chaîne YouTube. La militante identitaire centre à présent son fil conducteur sur les questions femmes-hommes en reprenant les codes du « développement personnel ». 

En avril 2023, Marlène Schiappa est mise en cause par une enquête, accusant son fonds public Marianne de détournement. Le tout, dans l'objectif de financer des contenus politiques dénigrant les adversaires du parti d’Emmanuel Macron, en période électorale. Dix jours après l'éclatement de ce nouveau scandale, elle posait en robes bleu-blanc-rouge en couverture du célèbre magazine érotique d'extrême droite, Playboy.

Le point commun entre ces trois situations ? 

Ces femmes politiques ont toutes opté pour une stratégie surfant sur les biais sexistes du grand public et des médias. Dans le cas de Marine Le Pen, l'objectif est de dédiaboliser son image en attendrissant le public. Une mère de famille au sourire béat, filmée dans son salon avec un arbre à chat en arrière-plan, serait-elle capable d’appliquer une politique violemment fasciste ? Cette tactique, Le Pen la doit à sa collaboration avec l’ancienne journaliste experte en télé-réalité Clarisse Mérigeot-Cassaignau. Dans son ouvrage « Manifeste pour une démocratie déviante », le journaliste Costanza Spina précise : « Streetpress s’est procuré les deux documents préparés par la journaliste qui convergent vers une stratégie de représentation et de communication simple : insister sur le rôle de mère et le statut de femme. » 

Quant à Thaïs d’Escufon, ancienne porte-parole du groupuscule Génération Identitaire, elle opte désormais pour une nouvelle façon de faire avancer son agenda politique, avec un contenu centré sur les relations femmes-hommes se prétendant « lifestyle ». Au travers de leçons de développement personnel, la militante identitaire déballe les sujets favoris de son bord politique, tels que les théories masculinistes et le « grand-remplacement ». Un choix de rebranding qui permet à l’identitaire de proposer des formats “divertissants”, bien plus appréciés et boostés par les algorithmes des réseaux sociaux. Un pari réussi, lui octroyant un gain en visibilité, tout en lissant son image. Dorénavant, elle est d’abord décrite par certains médias, comme « une jeune et jolie Tiktokeuse/Youtubeuse réac’ aux comptes qui cartonnent ».

Concernant Marlène Schiappa, la ministre a choisi une stratégie contre-feu grâce à une audacieuse opération de communication de crise. Le 29 mars 2023, France 2 retransmet une investigation sur sa douteuse attribution des fonds « Marianne », débloqués en 2021 suite à l’assassinat du professeur Samuel Paty, et visant à lutter contre « les discours anti-républicains ». Trois jours après la diffusion de l'embarrassante enquête, Schiappa annonce sa participation au prochain Playboy… Pourquoi se priver d’une telle diversion ? À qui la faute si une ministre en maillot de bain intéresse davantage que le détournement de millions d’euros aux contribuables, pour faire campagne sur le dos d’un prof assassiné ?

Ces tactiques politiques visant à dédiaboliser, dédouaner, enterrer une affaire ou gagner en visibilité, surfent sur plusieurs biais, à la fois de genre et de classe. Le premier étant de ne pas considérer les femmes comme de vrais sujets politiques, capables de mettre en place des stratégies et de faire avancer un agenda politique. Le Pen, Schiappa et d’Escufon, s’appuient toutes trois sur les divisions fumeuses — que la gauche continue d’alimenter — entre « sociétal » et « social », « intime » et « politique ». Elles optent ainsi pour des angles jugés « apolitiques » par ces vieilles conceptions, afin d’avancer en Cheval de Troie sur l’échiquier politique. 

Un peu d’esprit critique et de volonté féministe dans les rédactions suffirait pourtant à endiguer ces marronniers, mais force est de constater que c’est toujours loin d’être le cas. On pense notamment aux documentaires sur la montée de l’extrême droite, trop souvent réalisés en vase clos masculin et blanc. Il est regrettable d’observer que la plupart de ces productions laissent dans l’ombre d’indispensables éclairages liés au genre, permettant à la droite radicale de s’y engouffrer. Dans un autre registre, nous pouvons citer le traitement médiatique des comptes TikTok et Instagram tenus par les femmes au foyer « trad-wife ». Ces trois dernières années, des centaines d’articles sont parus sur cette thématique, bien que les « trad-wife » constituent une niche très minoritaire, même au sein des militantes réactionnaires. Si la « tendance trad-wife » est particulièrement marginale sur les réseaux sociaux français, elle a tout de même pu bénéficier d’une fascination étonnante et d’un coup de projecteur assourdissant par la presse. On ne compte plus les papiers au ton d’une légèreté et d’une gourmandise morbide, à l’instar de Konbini ou Ohmymag, décrivant l’engagement droitiste de ces militantes comme un choix lifestyle dépolitisé et individuel. De plus, cet emballement médiatique en pleine ère #Metoo est loin d’être anodin. Face à ce miroir caricatural des « trad-wifes », n’importe qu’elle femme ordinaire paraît tout à coup pleinement émancipée. Dès lors, à quoi bon continuer de dénoncer les inégalités ?

L’autre biais qui alimente ces stratégies provient de l'addition entre indifférence et lacunes des médias traditionnels vis à vis de l'analyse critique des contenus divertissants et populaires. Ignoré·es ou traité·es comme des cabinets de curiosités, les stars de téléréalité et l’ensemble des créateurices de contenu en ligne ont des années devant elleux pour bâtir des communautés, et influencer des centaines de milliers de personnes, avant que la presse nationale ne se penche sur leur cas. Et lorsqu’elle analyse ces dossiers, le manque d’expertise et le désintérêt des rédactions pour ces sujets se ressent dans les traitements superficiels, déconnectés et parfois méprisants. L’extrême droite l’a bien compris, quoi de mieux que de s'appuyer sur la culture populaire et le divertissement pour délivrer des idées politiques de plus en plus brutales, tout en passant entre les mailles des décryptages ? Depuis des années, la droite radicale a saisi l’intérêt de s’appuyer sur le divertissement et les réseaux sociaux. Et pourtant, ni l’élection de Donald Trump aux USA, ni le virage de Touche pas à mon poste, ni les millions de vues sur YouTube des vidéastes identitaires ne semblent tirer la sonnette d’alarme.  

Au regard du climat social et politique actuel, il est nécessaire que les mondes de la recherche et des rédactions, traitent correctement ces sujets en analysant, en décryptant tout en prenant conscience de leurs propres biais… Comprendre ces enjeux est l’une des prérogatives indispensable pour freiner la montée en puissance, par tous les pores, de l'extrême droite grâce à l’instrumentalisation des médias. Il est certain que l’avenir démocratique de nos pays dépendra de notre capacité à ne plus tomber dans ces pièges confusionnistes. 

Pour aller plus loin je vous renvoie à l’essai de Costanza Spina, Manifeste pour une démocratie déviante aux éditions Trouble, en librairie le vendredi 9 juin.

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