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Journaliste société à Manifesto XXI, spécialiste des questions de genre (Paris 8) essayiste, et fondatrice de Mécréantes.

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Billet de blog 17 avril 2024

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Pourquoi je ne me définis pas comme féministe intersectionnelle ?

Au-delà de son origine juridique, comment examiner la portée de l'outil intersectionnel dans la politique actuelle, notamment en France où il est parfois mal compris ou récupéré ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’intersectionnalité, issu du concept d’intersectionality en anglais, se réfère à une notion utilisée pour décrire la situation où des individus font l’expérience simultanée de plusieurs formes de domination ou de discrimination au sein d’une société. Ce terme est introduit en 1989 par l’universitaire et juriste américaine Kimberlé Williams Crenshaw, afin de mettre en lumière l’interaction entre le sexisme et le racisme subis par les femmes afro-américaines. À l’origine, c’est aussi une stratégie juridique visant à démontrer que les juges américains ne pouvaient pas reconnaître les discriminations subies par les femmes noires sur leur lieu de travail. En effet, à cette époque, les définitions de la discrimination étaient telles que l’on pouvait être discriminé soit en raison du sexe soit en raison de la race, mais pas en raison de la combinaison de ces deux caractéristiques.

Ce concept révèle l’intersection de deux formes de domination, se présentant comme un carrefour où les femmes noires se retrouvent au point de convergence. Il montre que vivre le racisme et le sexisme ne se limite pas à une simple addition d’oppressions analysables séparément. Au contraire, il opère une fusion de ces deux oppressions, créant ainsi une forme de domination à part entière. Par exemple, la lesbophobie résulte de la fusion du sexisme et de l’homophobie, mais les stéréotypes auxquels font face les lesbiennes diffèrent de ceux rencontrés par les hommes gays et ont des différences avec ceux accolés aux femmes hétérosexuelles.

En France, son utilisation s’est aujourd’hui démocratisée, passant d’une grille de lecture politique à une appellation d’un courant féministe. Aujourd’hui il n’est pas rare de voir que certains médias ou politicien·nes effectuer un clivage triant les féministes intersectionnelles des féministes universalistes. Les premières prendraient en compte les différentes formes de discriminations dans leurs analyses, tandis que les secondes partiraient du constat que toutes les femmes ont surtout des points communs et des droits universels à défendre. Il est reproché aux universalistes d’adopter une approche occidentale voire civilisatrice, depuis une perspective blanche, hétéro, valide et bourgeoise, et de revendiquer une simple intégration des femmes privilégiées dans le système patriarcal et capitaliste. Les intersectionnelles sont quant à elles accusées de diviser les femmes et de favoriser le «communautarisme». En France, le féminisme universaliste n’a plus rien de subversif, étant largement revendiqué par la droite républicaine et par le gouvernement Macron.

Bref, pourquoi je n’utilise pas le terme « intersectionnelle » alors que c’est une grille d’analyse très importante ? Premièrement, parce que ce terme est souvent utilisé par des personnes blanches qui n’ont pas l’intention de prendre en compte profondément la question de la classe sociale ou du racisme dans leurs analyses féministes. Ainsi, l’usage du terme « féminisme intersectionnel » est parfois devenu un pins flamboyant que l’on arbore entre personnes blanches, sans vraiment réfléchir à la légitimité que nous avons d’user de ce terme, et sans faire un véritable travail pour en comprendre les implications. Tout comme beaucoup de personnes ignorent que #Metoo a été créé par une femme noire pour les filles noires, l’appropriation du terme par des personnes blanches risque d’atténuer sa portée politique et finalement d’exproprier les militantes du black-feminism qui en sont les pionnières. Il est aussi courant que l'intersectionnalité soit assimilée à tort à l'idée d'inclusivité. Dans le contexte du féminisme, cela peut conduire à un mouvement axé sur les préoccupations des femmes hétéros, blanches et aisées, conçu selon leurs perspectives, mais présenté comme un mouvement simplement « tolérant à la différence ».

Une autre justification réside dans le fait que l'usage actuel de l'intersectionnalité focus notre perception sur les formes d'oppressions que vivent les individus simultanément, dans une logique de pyramide descendante, ce qui laisse parfois dans l'ombre la mention des systèmes d'oppressions qui bénéficient à ces mêmes individus. Pour ma part, je vis une intersectionnalité du fait d’être lesbienne et neuroatypique, mais ce terme ne dit rien du fait que je suis également blanche, issue de la classe moyenne des pays du nord, vivant en milieu urbain et diplômée d’études supérieures. Particulièrement pendant le confinement, où le militantisme français s'est largement déployé sur les réseaux sociaux, outils qui incitent leurs utilisateurs à investir dans un storytelling, l'usage parfois abusif du terme "intersectionnel" par des personnes blanches, a conduit certain·e·s camarades à romancer leur vie pour revendiquer une légitimité politique accrue. Par exemple, en exagérant ou en inventant un récit de transfuge de classe.  – Rappelons toutefois que ces tendances internes ont émergées en réaction à l'invisibilisation des personnes minorisées dans l’espace médiatique, et ce sont largement réduis à la sortie du confinement, du fait des critiques internes qu’on suscités ces postures.

Pour en revenir à l'intersectionnalité, dans le cadre d'une approche politique, il est donc aisé de tomber dans une analyse voyant les sujets minorisés comme des entonnoirs rigides cumulant des malus sociaux. Or si l’on étire cette logique, une femme racisée devrait recevoir plus de contrôles policiers que les hommes racisés et les lesbiennes devraient êtres moins bien payées au travail que les hétérosexuelles,... Or, dans la réalité ce n’est pas le cas… Pourtant, cela ne veut pas dire que les femmes racisées sont privilégiées par rapport aux hommes racisés, ou que les lesbiennes sont plus riches et moins discriminées au travail que les hétérosexuelles ; cela signifie simplement que les oppressions raciales, sexistes et homophobes s’expriment différemment en raison d’une dimension genrée.

Le risque d’une lecture « intersectionnelle » glissant dans l’approche cumulative est d’entériner l’existence des oppressions sans réussir à les articuler entre elles, et de ne pas situer les sujets féministes depuis les différentes dimensions qu’iels habitent. Si nous reprenons la métaphore du carrefour utilisée par Kimberlé Williams Crenshaw, l’intersectionnalité serait le croisement de deux routes très claires, droites et parfaitement définies. Mais vous le savez, je n’aime pas quand c’est trop droit... C’est pourquoi je préfère une grille politique qui analyse les rapports sociaux et la mobilité sociale comme une constellation multidimensionnelle, dans laquelle ont peut-être à la fois être victimes de systèmes de dominations et bénéficiaires de d’autres, et qui réfléchi le sujet politique féministe des marges au centre… À l’instar d’une pelote de laine, l’intersectionnalité y est l’outil nous permettant de dénouer les nœuds entre les fils de cette constellation.

Je souscris donc à l’approche de Darren Lenard Hutchinson qu’il explore dans son article Identity Crisis: ‘Intersectionality,’ ‘Multidimensionality,’ and the Development of an Adequate Theory of Subordination paru en 2001, et qui a depuis été reprise par plusieurs théoriciennes féministes comme Braidotti. L’objectif de cette approche est de comprendre les différents systèmes d’exploitation et d’oppressions (impérialistes, capitalistes et patriarcaux) pour analyser comment ils modèlent les rapports sociaux entres individus. Voilà pourquoi, si je devais choisir, je me définirais davantage comme une féministe cherchant à adopter une approche multidimensionnelle.

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