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Journaliste société à Manifesto XXI, spécialiste des questions de genre (Paris 8) essayiste, et fondatrice de Mécréantes.

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Billet de blog 20 mars 2025

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22 mars : manifeste féministe contre l’interdiction du hijab dans le sport

D’abord écartées de la fonction publique et des écoles, puis empêchées d’exercer comme avocates, bientôt interdites de sport… et après, jusqu’où ira cette traque ? Et pourquoi contrôler le corps des musulmanes est-il devenu l’urgence d’une large partie de la classe politique française ? Face à cette offensive réactionnaire, aucune reddition : soyons dans la rue samedi.

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Samedi nous descendrons massivement dans la rue, aux côtés de plus d’une centaine d’organisations, pour faire front contre la déferlante raciste, la poussée fasciste et l'islamophobie décomplexée qui pourrissent l’espace politique français. Face à ce climat, les mouvements féministes n’ont pas le luxe de l’ambiguïté : ils doivent rejeter catégoriquement la proposition de loi visant à interdire le foulard dans le sport. Nous devons unir nos forces contre ce texte qui constitue une menace antidémocratique, mais est aussi une offensive politique visant à imposer une féminité nationale standardisée, blanche et docile, tout en marginalisant explicitement les musulman·e·s, privé·e·s du droit élémentaire à une citoyenneté pleine et entière.

Parce qu’elles sont immédiatement reconnaissables, les femmes portant le foulard sont devenues la cible idéale d’un racisme d’État qui refuse de dire son nom. D’abord écartées de la fonction publique et des écoles, puis empêchées d’exercer comme avocates, bientôt interdites de sport… et après ? Un bannissement total de l’espace public, comme le réclame Jordan Bardella ? Jusqu’où ira cette traque obsessionnelle ? Et pourquoi contrôler le corps des musulmanes est-il devenu l’urgence d’une large partie de la classe politique française ?

À travers cette interdiction, le pouvoir politique cherche à imposer une version étriquée, fantasmée et blanche de la féminité française, soumise aux injonctions nationalistes. Comme le souligne l’historienne Joan Wallach Scott, il ne s'agit pas simplement de réguler les corps féminins : l’interdiction du foulard constitue un puissant dispositif politique destiné à fixer les frontières de la citoyenneté, à trier qui est « dedans » ou « dehors », et à dicter en miroir ce qu'est la France elle-même. Le corps des musulmanes est ainsi disséqué et exhibé sur l’autel des discours réactionnaires. D’un côté, les hommes musulmans sont diabolisés, dépeints comme des tyrans sexistes imposant le hijab aux femmes de leur entourage – fantasme également commode pour masquer le sexisme des hommes blancs. De l’autre, les femmes musulmanes sont exclues de la citoyenneté dès lors qu’elles ne se soumettent pas aux injonctions vestimentaires arbitraires.

Un dispositif qui s’inscrit directement dans la tradition coloniale et impériale française, où discipliner les femmes issues des territoires colonisés était déjà une manière brutale de leur imposer le modèle de la « bonne citoyenne ». Aussi, quand la France du XXIᵉ siècle s’acharne sur la question du « voile », elle réactive une mémoire coloniale qui refuse de mourir, et fait ressurgir les fantômes du dévoilement forcé, orchestré par l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Comme lorsque, le 13 mai 1958, à Alger, sous le regard complaisant des caméras, des Algériennes furent contraintes d’arracher leur voile au nom de leur prétendue « libération ». Derrière cette mise en scène sordide, c’est l’impitoyable logique coloniale qui s’exhibe : soumettre les femmes colonisées à l’humiliation publique, pour affirmer symboliquement une domination totale sur leurs corps.

C’est précisément dans ce contexte que, depuis les années 1980, le foulard s’est imposé en France comme l’épicentre des paniques identitaires. Le sociologue Alec G. Hargreaves, rappelle que dès 1985, Le Figaro Magazine mettait en une l’apocalypse nationaliste en exhibant une Marianne voilée, sous un titre alarmiste : « Serons-nous encore Français dans 30 ans ? ». Dès lors, le hijab cristallise une paranoïa collective, révélatrice d’une identité française fragile, rongée par ses propres fantasmes de disparition civilisationnelle. Fantasmes qui, au fond, renvoient la France à sa propre violence coloniale, lorsqu'elle s’est acharnée à effacer d’autres cultures, au premier rang desquelles la culture algérienne.

Selon le sociologue Éric Fassin, cette fixation pour l'archétype de la « femme musulmane » révèle aussi l’hypocrisie qui traverse la République française. Officiellement aveugle aux différences — genre, race, religion — celle-ci cultive un imaginaire profondément raciste et genré, où la féminité idéale est blanche, mince, élégante, subtilement séductrice et implicitement disponible au regard sexualisant des hommes. Cette prétendue « séduction à la française » est de fait un contrat sexuel tacite : les femmes n'accèdent à une pleine reconnaissance citoyenne qu’en acceptant leur subordination effective au regard masculin. Refuser ce contrat — par exemple en portant le hijab, interprété comme un marqueur d'indisponibilité sexuelle — revient donc à défier l’ordre républicain, en exposant combien celui-ci est fondé sur l’appropriation des corps féminins. C’est précisément pour cette raison qu’on oppose systématiquement aux musulmanes des archétypes racistes hypersexualisés comme celui de la « beurette » (voir le compte @beurettes_revoltees pour creuser). On se souvient de la sortie de Robert Ménard en 2021 qui disait alors : « Les beurettes aujourd’hui, elles sont pas sexy, elles sont voilées. »

Cette panique islamophobe impose donc aux femmes musulmanes ce que Hanane Karimi qualifie de « féminité paradoxale ». D’un côté, elles incarnent une féminité « hérétique », vue à travers le prisme occidental — blanc, laïque et sécularisé — qui les réduit à leur hijab, effaçant ainsi leur singularité, leurs goûts, leur personnalité. De l’autre, au sein même des communautés musulmanes, une féminité « hégémonique », répondant aux attentes supposées d'une orthodoxie religieuse. Ce second phénomène s’éclaire par les travaux du sociologue Howard Becker dans Outsiders : plus un groupe subit de stigmatisations et de violences symboliques, plus il renforce ses propres normes, durcissant son identité comme mécanisme de défense face à l’oppression extérieure. Dans ce paradigme, le foulard devient alors un symbole de résistance identitaire, une réponse politique à l’hostilité permanente exercée par le groupe dominant. Résultat : les femmes portant le hijab se retrouvent prises dans un piège insupportable. Invisibilisées en tant qu’individus singuliers, elles sont paradoxalement surexposées, sur visibles dans l’espace public tout en en étant progressivement exclues. Sommées de justifier leur existence à la fois auprès de la nation et de leur communauté, elles subissent une double injonction, paradoxale donc.

Aussi, prétendre interdire le hijab dans le sport au nom de la lutte contre le « communautarisme » est une hypocrisie politique aussi violente que grotesque. Si les partisan·e·s de l’interdiction s’inquiètent sincèrement que certaines femmes soient contraintes au port du foulard par leur entourage, qui peut sérieusement croire qu’en les excluant des terrains sportifs ou de l’espace public, on les libérera d'une supposée emprise ? À l’évidence, cette exclusion ne fait qu’aggraver l’isolement et la précarité sociale. Que la France soit aujourd’hui le seul pays au monde à défendre avec autant d’acharnement cette aberration témoigne d’un racisme profondément enraciné, violent et aveugle à lui-même. Enfin, derrière cette mesure il s’agit d’une stratégie réactionnaire claire : imposer une définition étroite, paternaliste et rétrograde de ce qu’est une « bonne femme », seule jugée digne d’avoir des droits. Un rappel implacable pour toutes les femmes : leur citoyenneté n'est jamais acquise, mais suspendue au bon vouloir d’un modèle nationaliste arbitraire qui exige leur docilité, les soumettant à d’interminables tests d’allégeance par des rituels de soumission.

Marcher le 22 mars est donc une urgence absolue. Il nous faut rappeler que l’émancipation ne se mendie pas, elle se revendique, et que tant qu’elle est conditionnelle, elle n’existe pour personne. C’est pourquoi le féminisme ne peut se dissocier de la lutte antiraciste : toutes les femmes doivent pouvoir vivre, bouger, s’habiller et exister dans l’espace public sans avoir à négocier. La liberté féministe n’a ni dress code ni frontières.

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