Note de contexte : Les facteurs qui sous-tendent les discriminations envers les femmes portant le foulard et les individus LGBTQIA sont divers et s’enracinent dans un contexte historique à la fois colonial et impérialiste, lequel a influencé les normes de genre et les stigmatisations raciales. Cet article se concentre sur une seule de ces dimensions, en conséquence l’analyse présentée ici, qui repose sur les travaux de l’historienne Joan W Scott, est nécessairement partielle.
En France, la République s’appuie sur le principe d’une neutralité homogène, prônant une indifférence officielle (et de façade) vis-à-vis des différences de couleur, de genre ou de religion, dans un esprit d’égalité universelle. Or cette approche coexiste avec une autre réalité culturelle, celle du romantisme hétérosexuel et de « la séduction à la française », qui perçoit LA femme comme l’Autre fondamentalement différent, dont le corps fétichisé se doit d’être entretenu afin de coller à l’image d’une féminité bleu-blanc-rouge (minceur, élégance, raffinement discret,…). Comme le souligne Éric Fassin dans son ouvrage sur la démocratie sexuelle, durant les années 1990, le rejet de toute influence américaine sur les questions sexuelles visait à mettre en avant une particularité, voire une exception jugée typiquement française : l’idée d’une « harmonie entre les sexes », qualifiée de « doux commerce », opposée à la vision américaine de la « guerre des sexes ».
Cette dualité qu’impose le sujet féminin au républicanisme nourrit une contradiction où, d’une part, le corps féminin est idéalisé et naturalisé, ce qui impose aux femmes d’entretenir une différence visibles entres les genres, en performant une féminité convenable (épilation, voix douce, cheveux longs, maquillage discret et jambes croisées,…) ; et ou de l’autre, les institutions républicaines nient lui imposer ce travail, puisque prétendument aveugles aux différences… Ainsi la France a longtemps freiné des quatre fers concernant l’intégration des femmes dans les institutions républicaines, craignant que cela implique une homogénéisation des rôles entre les « sexes », brouillant l’identité féminine telle qu’elle est perçue dans le contexte culturel français.
Dans les débats relatifs à la parité des femmes en politique, l’argument qui a finalement favorisé l’adoption de la loi privilégiait la notion de « deux sexes, égaux et différents » voyant l’arrivée des femmes en politique comme une fusion nucléaire à l’image du couple hétérosexuel, ou les femmes et les hommes cohabiteraient au sein des institutions, avec des rôles différents mais complémentaires. C’est pourquoi, en 1999 lorsque la philosophe Sylviane Agacinski (épouse de Lionel Jospin), s’exprime en faveur de la parité, elle soutient qu’un parlement exclusivement masculin est aussi inacceptable qu’une famille constituée de deux parents du même sexe...
C’est donc à la condition d’une Assemblée nationale envisagée comme une famille, où hommes et femmes maintiendraient leurs rôles traditionnels, que les femmes ont obtenues la parité. Cette approche reposait aussi sur la croyance que les femmes apporteraient des qualités distinctes et complémentaires aux institutions politiques — elles sont alors perçues comme plus « proches des gens », davantage consciencieuses et moins enclines à une approche technocratique.
Dans les faits, cette intégration sous la caution d’une complémentarité, est un moyen d’enterrer l’égalité, perçue comme trop dangereuse et subversive pour le statut quo. Dans le contexte français où la séduction hétéro est élevée au rang de trait caractéristique national, la complémentarité entre les « sexes » est nécessairement asymétrique : afin d’êtres considérées comme des citoyennes, les femmes doivent consentir à cette vision de « complémentarité » qui signifie qu’elles doivent accepter leur subordination aux hommes en incarnant une féminité normative d’une part, et en se présentant « réceptive à la galanterie à la française », c’est-à-dire sexuellement disponibles de l’autre.
Toutefois, même si les femmes s’y plient, ces contradictions subsistent : l’accentuation de « ce jeu de séduction » et la fétichisation du corps féminin dans l’espace public témoignent d’un traitement différencié entre les genres, qui contredit les principes républicains d’égalité. Ce paradoxe insoluble est donc un malaise puissant au sein du républicanisme français.
Ainsi, lorsque des femmes choisissent de porter le foulard, cela devient inacceptable aux yeux des républicanistes pour qui le voile signale une non-disponibilité sexuelle, laquelle dévoile l’hypocrisie de prôner l’indifférence aux différences, tout en valorisant la « complémentarité des sexes ». Selon cette perspective, si des femmes refusent de se présenter comme disponibles aux hommes qui détiennent le pouvoir et/ou de performer la féminité qu’ils attendent d’elles, elles doivent être exclues de la sphère citoyenne, puisque qu’elles ne sont tolérées qu’à condition de « consentir » à ce contrat sexuel « de la complémentarité ». En ce qui concerne les droits des personnes LGBTQIA, leur acquisition difficile en France s’explique par l’affront qu’iels représentent pour ce républicanisme construit sur un ordre patriarcal entre les genres. En effet, si les femmes portant le foulard remettent en question l’impératif de disponibilité sexuelle demandé aux femmes qui prétendent accéder à la citoyenneté, les personnes LGBTQIA remettent en question la naturalisation des corps et le mythe sacralisé de la complémentarité des sexes…
Bref, l’exigence pour les femmes de maintenir une féminité traditionnelle tout en étant perçues comme des citoyennes à part entière illustre la difficulté de concilier les principes républicains d’égalité avec une « complémentarité des sexes » qui s’apparente à une subordination des femmes. Quant à l’adoption de lois sur la parité et l’avancée des droits LGBTQIA, elles n’ont pas effacées les attentes sexistes et racistes imposées aux femmes, révélant ainsi l’ambiguïté du modèle républicain français qui prétend à la fois ne pas voir les différences tout en les perpétuant activement.