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Journaliste société à Manifesto XXI, spécialiste des questions de genre (Paris 8) essayiste, et fondatrice de Mécréantes.

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Billet de blog 29 février 2024

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IVG constitutionnalisée : la liberté d'être essentialisé·es ?

En plus d’inscrire un amendement transphobe dans l’acte fondateur de notre pacte social, la constitutionnalisation de l'IVG comme une « liberté garantie à la femme » naturalise l'identité des femmes autour de leur seule capacité reproductive, s'opposant ainsi aux principes fondamentaux du féminisme. Analyse.

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La formulation récente de l'IVG dans notre constitution sous les termes « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse » doit susciter des interrogations quant à sa portée antiféministe. Analyse.

Un Miroir aux Alouettes

Il y a un an, dans le cadre du documentaire audio Révolution, nom féminin, je rencontrais trois militantes historiques du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC). Chacune m’exprima son scepticisme à l'égard de l'inscription de l'IVG dans la constitution.

Premièrement, dès la première lecture, le terme “droit d’avorter” fut remplacé par “liberté d’avorter”. Si cela signifie que l’on ne pourra plus punir les personnes ayant recours à l’IVG, celui-ci pourra devenir payant et/ou particulièrement difficile d’accès. Or, dans un contexte où le président parle de “réarmement démographique”, où les plannings familiaux ferment les uns après les autres et se cumulent aux déserts médicaux, cet effet d’annonce ressemble à un vernis progressiste à bas frais. C’est pourquoi, pour l’ex-militante du MLAC Annie Chemla, autrice du livre Nous l’avons fait, récit d’une libération féministe, cette mesure représente un miroir aux alouettes.

“LA Femme” Devient un Sous-Individu

Un autre aspect du texte de loi est d’autant plus dérangeant, puisqu’il porte en lui-même une offensive antiféministe. Il s’agit du passage : “liberté garantie à LA femme” employé comme un synonyme d’“individu possédant un utérus fonctionnel”. Le Conseil d’État a précisé que cette appellation doit être entendue comme “toute personne ayant débuté une grossesse, sans considération tenant à l’état civil”. En d’autres termes, si les hommes transgenres sont bien compris dans cette définition, ils sont considérés aux yeux de la constitution comme étant des femmes. En plus d’inscrire un amendement transphobe au sein de l’acte fondateur de notre pacte social, cela opère une naturalisation de l'identité des femmes autour de leur seule capacité reproductive, s'opposant ainsi aux principes fondamentaux du féminisme.

À l'instar des travaux de Colette Guillaumin, les critiques féministes des sciences n’ont cessé de dénoncer la bicatégorisation des sexes (homme = pénis, femme = utérus) comme l’un des plus puissants outils du patriarcat contemporain. Dans son ouvrage de référence Sexing the Body, la biologiste Anne Fausto-Sterling, spécialiste de l'intersexuation, rappelle que cette bicatégorisation des sexes façonne nos réalités sociales et fige les inégalités entre les genres. Cette dernière détaille les multiples configurations sexuées qui existent, pointant du doigt combien la médecine refuse la pluralité des corps au profit d'une binarité qu'elle a elle-même contribué à forger. En France, c’est au nom du bien-fondé de ces deux catégories que les personnes intersexes sont toujours soumises à des opérations chirurgicales superflues et non consenties. De même, les personnes transgenres se heurtent à des conditions restrictives imposées par des équipes médicales, les contraignant à s'aligner coûte que coûte sur ces normes de genre. Autrement dit, puisqu’au regard des institutions étatiques il n’existe que deux catégories sexuelles permettant d'être lisibles socialement, les corps qui en dépassent doivent être brutalement corrigés.

En considérant cela, il est crucial de noter que la bicatégorisation des sexes contemporaine a émergé en même temps que la catégorisation de race, et que l’une comme l’autre sont scientifiquement fausses et socialement nocives. L'idée de race a été imposée comme critère fondamental de classification sociale universelle, forgeant et distribuant des identités sociales et géoculturelles. La bicatégorisation des sexes, comme les catégories raciales, forgent notre interprétation des corps, et réifient des rôles de genre, impliquant un destin, une éducation et une conduite particulière. Il faut marcher avec élégance — comme une femme, s’habiller — comme une femme, parler doucement — comme une femme, arracher ses poils — comme une femme,... Et cela se fait en effaçant l'idée qu'il s'agit d'une performance sociale, que nous sommes conditionné·e·s à exécuter. Ainsi, la constitutionnalisation de l'IVG offerte à “LA femme” et non aux individus, perpétue cette dichotomie, et réduit les femmes à leurs capacités reproductives. Et si les femmes sont reconnues comme des citoyennes, elles ne sont toujours pas considérées comme des individus, capables de mener une existence qui leur est propre.

Le Paradoxe de la Citoyenne

Cette situation met en lumière le paradoxe du féminisme, tel que Joan W. Scott l'explore dans son ouvrage fondamental : La citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l’homme, paru en 1998. Cette ambivalence étant que, pour faire avancer leurs droits, les féministes ont dû créer une conscience de classe féminine, dans l’objectif que le groupe social désigné “femmes” se rassemble et lutte contre leur exclusion d'une citoyenneté faussement universelle. Encore aujourd'hui, nous devons nous battre de multiples façons contre l’androcentrisme, par exemple en luttant pour que les traitements médicaux soient également testés sur des corps dits féminins.

Cependant cette prise de conscience féministe impliquant de s’identifier au groupe femme, peut paradoxalement renforcer cette catégorie sociale constituée dans l'objectif de naturaliser la domination du groupe “homme” sur celui “femme”. C’est précisément face à ce danger d'essentialisation que Simone de Beauvoir formule l'idée qu' "on ne naît pas femme, on le devient". Or la ratification de l’arrêt volontaire de grossesse accordé à LA femme, scelle dans l’acte fondateur de notre ordre social que l'identité d'une femme est déterminée par sa capacité à vivre une grossesse, érigeant ainsi cette faculté en rôle prédominant. De plus, les femmes ménopausées, trans, stérilisées ou infertiles ne sont-elles pas des femmes ? Les hommes trans qui ont la possibilité d'enfanter ne sont-ils pas des hommes ? Et à contrario, une enfant de 10 ans étant menstruée est-elle une femme ? 

De cette manière, l'incorporation au sein la constitution d'un tel cadre d'énonciation contribue à renforcer l'institutionnalisation du sexisme. Face à ce défi, à nous de continuer le combat féministe, d’une part en remplaçant le terme “liberté” par “droit”, et “LA femme” par individus, mais aussi en défendant becs et ongles nos plannings familiaux et notre système de santé.

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