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Billet de blog 3 novembre 2022

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Agir sans réfléchir, c'est devenir le jouet des mauvais prophètes

Actions immédiates ne signifient pas ne plus réfléchir. Certains agissent en réfléchissant, en analysant et apportent leurs concours comme ça. Les Sciences Humaines peuvent apporter beaucoup de connaissances et de pratiques nécessaires pour comprendre la vie des gens.

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Comme trop souvent, les "Sciences Humaines" sont victimes de préjugées de la part de militants très actifs sur le terrain qui jugent "qu'il est temps de passer à l'acte et que le temps de la réflexion est passé." Sur un fil de lecteur de Mediapart comme sur le terrain militant, une fois de plus, dans une confusion totale (souvent sans savoir ce que sont réellement les Sciences Humaines), on s'attaque à une science "alliée". Les Sciences humaines ont toujours été l'allié indirect et discret des grandes transformations sociales. Pourquoi ? Parce qu'à chaque époque, les Sciences Humaines ont diffusé à travers la société de nouvelles connaissances sur nous-mêmes, un regard  réflexif sur notre humanité, sur nos pratiques, sur les causes des injustices et des inégalités, sur l'éducation des enfants et sur la reproduction de la "bêtise humaine". 

Les détracteurs, souvent très ignorants de ce que sont réellement les Sciences Humaines, ont souvent un mauvais souvenir de l'école et voient à travers les chercheurs en Sciences Humaines des "premiers de la classe" qu'ils détestent. Ils n'ont jamais aimé l'école et donc détestent tout ce qui peut représenter l'institution scolaire. Tout en critiquant les chercheurs, de façon souvent très autoritaire pour ne pas dire "totalitaire", ils musèlent celui dont la pratique se tourne plus vers la réflexion. Comme si "action" et "réflexion" étaient antinomiques. Non seulement la réflexion n'est pas antinomique à l'action, mais elle est indispensable, ne serait-ce que pour se "contrôler soi-même", c'est-à-dire, s'assurer que nous allons dans la bonne direction et que nous ne sommes pas entrain de reproduire les mêmes schémas que ceux que nous avons la prétention de critiquer. C'est grâce aux Sciences Humaines que nous savons aujourd'hui comment le fascisme, les régimes totalitaires, le pouvoir patriarcal, le masculinisme, émergent et agissent.

En revanche, les chercheurs en Sciences Humaines ont besoin de garder de la distance avec les mouvements politiques quel qu'ils soient pour conserver ce que l'on appelle une "neutralité axiologique". Cela ne signifie pas que le chercheur est totalement neutre et sans influence, mais qu'il a besoin d'être libre pour pouvoir chercher sans une autorité politique qui surveillerait et orienterait sa production scientifique. Cette relative neutralité permet au chercheur dans un premier temps, de ne pas être au service du "Prince". Évidemment que certains chercheurs se laissent corrompre par l'argent et le pouvoir, mais ils perdent alors dans le même temps dans la reconnaissance scientifique de beaucoup de leurs confrères. Et dans les Sciences Humaines et Sociales plus que dans beaucoup d'autres Sciences dites "dures" (mathématiques, biologie, chimie, etc.) on se pose en permanence notre positionnement dans le champ scientifique, politique et sociale pour mesurer tout ce qui peut agir sur nos jugements, représentations, et pratiques. Cette façon de penser peut servir à tout le monde, car toute action que l'on entreprend, qu'elle soit politique, militante, ou scientifique est souvent sous l'influence de force que l'on ne perçoit pas tout de suite. Parfois, nous nous laissons dominer par une idéologie, par une personne, par un principe rigide sans comprendre pourquoi on le fait et sans vouloir se remettre en questions. Les Sciences Humaines servent aussi à éclairer ces préjugés ou ces préceptes qui nous font agir d'une manière parfois opposée à ce que l'on défend sans même en avoir conscience.

Par exemple, lorsque l'on dit à une personne, il est temps d'agir, le temps de la réflexion est terminé, c'est extrêmement violent, totalitaire et agressif, voire "fascisant" (le terme fasciste est souvent utilisé à tord et à travers, pour ma part, je préfère "néo-totalitaire"). Comment reconnaître dans la cohue des mouvements sociaux contemporains ce qui est réellement révolutionnaire et ce qui au contraire, reproduira les mêmes schémas de domination que 'nous connaissons déjà, comment distinguer ce qui est du domaine du néo-totalitarisme et d'une coopération sociale et libertaire sans réflexions, sans regards réflexifs sur nos propres idéologies et pratiques, sans auto-critiques ?

Je ne vois pas la relation entre sciences humaines (au pluriel, car les sciences humaines englobent de multiples disciplines différentes : histoire, sociologie, psychologie, linguistique, géographie, etc.) et la "macronie", il y a des milliers de chercheurs et ils ne sont pas au service d'un pouvoir politique (peut-être quelques uns médiatisés parfois, mais ce ne sont pas les meilleurs et ils sont souvent discrédités dans la communauté scientifique). La politique et les sciences humaines n'ont jamais fait bon ménage. C'est même un principe de base. Un chercheur en Sciences Humaines qui entretient une relation étroite avec le pouvoir politique est forcément suspect à juste titre. Mais nous avons tous des affinités que nous devons soumettre à l'auto-critique pour voir comment elles agissent sur nos pratiques.

La colère peut parfois provenir d'un sentiment d'injustice justifiée (colère contre la destruction de l'environnement par exemple) mais elle peut aussi révéler quelque chose de plus profond (la colère narcissique d'une personne ayant mal vécu sa scolarité par exemple). Analyser ses colères fait parti aussi des façons d'avancer vers un regard plus juste sur ce qui nous entoure, et là aussi, les Sciences Humaines apportent des outils pour effectuer cette auto-analyse. Lorsque les Brigades Rouges dans les années 70 agissaient les armes à la main tout en reproduisant au sein même de leurs groupes des schémas violents très machistes et sexistes, étaient-ils conscients qu'ils reproduisaient eux-mêmes des schémas de la domination masculine qu'ils étaient pourtant censés avoir identifiés et combattus ?

Actions immédiates ne signifient pas ne plus réfléchir. Certains agissent en réfléchissant, en analysant et apportent leurs concours comme ça. Les Sciences Humaines peuvent apporter beaucoup de connaissances et de sens pratiques nécessaires pour comprendre la vie des gens.

Moi, si de mon côté, je voyais arriver dans mon village un collectif écolo qui venait nous faire la leçon sur l'écologie sans même connaître la vie des habitants, je serais vraiment en colère. Si en revanche, ils se montrent curieux, s'informent, font l'effort de faire connaissance et de comprendre les gens et leurs rapports à l'environnement, leurs pratiques, intelligemment, alors ils font des sciences humaines sans le savoir. Et là, puisqu'ils arriveraient avec une attitude compréhensive envers les "gens du cru", j'accepterais plus facilement de coopérer avec eux et même je leur offrirais mes connaissances sur la vie locale. Les Sciences Humaines et Sociales ont permis de mieux comprendre et ne pas oublier comment vivaient les paysans, la signification du patriarcat, le rapport à la nature dans les sociétés modernes et traditionnelles, les rapports de domination masculine et les inégalités entre les genre, les mécanismes profonds du racisme, la reproduction du pouvoir politique et économique, les rapports de domination dans les entreprises capitalistes, en résumé, tout ce qui a attrait à la vie des hommes et des femmes.

Les Sciences Humaines peuvent servir aussi à ne pas reproduire toujours les mêmes schémas qui mènent au monde absurde dans lequel on vit aujourd'hui. Mais encore faut-il connaître cette littérature. Les Sciences Humaines, comme le nom l'indique, sont profondément Humaines. Elles permettent, à travers de nombreux ouvrages, de mieux comprendre comment l'on produit des monstres (des petits Hitler) ou comment l'on produit des enfants magnifiques (des petits babacools autonomes, curieux, engagés...).

Les Sciences Humaines apportent des outils de connaissance qui peuvent servir à tous et surtout à ne pas répéter des conneries historiques. Beaucoup de révolutions ont abouti aux pires, les Sciences Humaines permettent de comprendre pourquoi, de combattre les préjugés, la reproduction des inégalités, la bêtise humaine, les idéologies totalitaires.

Tous ceux qui diraient, "Il ne sert à rien de lire, il faut agir !", pour ma part, je ne coopérerai pas avec ces gens là, car c'est le discours de tout dictateur. La route vers l'enfer est pavée de bonnes intentions. Les Sciences Humaines servent à reconnaître l'usurpateur, les manipulations mentales, à ne pas suivre aveuglément un "pasteur", un "prophète", un "dirigeant", un "fou", une "personnalité charismatique" sans réflexions.

Agir sans réfléchir, c'est devenir le jouet des mauvais prophètes.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.