Je vis chez une senior. Elle a respecté à la lettre les consignes, effrayée par les commentaires quotidiens qu'elle entendait sur sa grande télévision plasma dans son salon. Elle vit dans une maison construite dans les années 60, pavillon qui pourrait se situer dans une cité ouvrière, or nous sommes bien à la campagne dans un petit village de 500 habitants. C'était sans doute une des premières "maisons pavillonnaires" construites en bordure du village avant que d'autres fassent pareils.
Elle a un réseau d'amis qu'elle connaît depuis fort longtemps, parfois depuis sa plus tendre jeunesse. Elle est typique des personnes de sa génération : elle peut vous faire une carte généalogique du village. C'est le principal trait de la culture locale. Avant chacun connaissait les ramifications parentales de toutes et tous dans le village et passaient beaucoup de temps à parler des relations entre familles, voire entre "clans", frères, oncles, cousins, cousines, tous étaient à proximité. Mais avec la fin de la paysannerie et l'avènement de l'agriculture industrielle, la fruitière de comté a disparu, plus de coopérative, on est passé en 40 ans, d'une trentaine de paysans, à 5, dont un berger bio, deux vignerons faisant dans le vin bio ou naturel, un éleveur de poules, et une famille d'agriculteur, ces derniers détenant maintenant quasiment toutes les terres. Nous observons une mutation sociologique encore en cours. J'y reviendrai.
C'est dans cet environnement que ma mère passe sa retraite. Dans le village, il y a des retraités des usines voisines, parfois fermées, souvent encore en activités, quelques anciens fonctionnaires, artisans, paysans... C'était un petit monde où tous se connaissaient, jusqu'à la création d'un quartier pavillonnaire où ce sont installés de jeunes couples avec des enfants. "Ça a permis de garder l'école ouverte." Mais le maire est inquiet, les enfants grandissent, et il n'y a pas de nouvelles générations de parents pour renouveler le "stock d'enfants" pourrait-on dire... Les jeunes partent. Quelques uns persistent à "vivre au pays", mais ce n'est pas chose facile, le plus souvent, il faut développer sa propre activité artisanale, ou encore et ça fait moins rêver, travailler à la scierie ou dans les usines locales. A la scierie, c'est un travail dure, pesant, éreintant, lorsqu'on est jeune, on le vit relativement bien. Mais les années passant, le dos en compote, le corps en souffrance, la dépression est un horizon possible... Attirer de nouveaux parents, cela voudrait dire étendre encore le village... nouvelles maisons, nouveaux pavillons... Et rebelote dans une dizaine d'années ? Comment faire...
C'est dans ce contexte que cette ancienne ouvrière a vécu le confinement. Dans son petit réseau d'amis, on fait attention, mais on a besoin de se retrouver aussi pour sortir de l'isolement. Tous ses amis ne vivent pas au village, et parfois, elle a besoin d'un coup de main pour réparer un problème de plomberie ou pour tout autre petits travaux d'entretien. Le masque, il n'est pas facile à porter autour d'un café, mais dit-elle, "Si la retraite ça veut dire rester enfermer et ne voir plus personne, alors autant crever !" Il y a des rituels, des obligations sociales, des choses presque "sacrées" auxquels on ne peut pas échapper, nécessaires, vitales pour entretenir une vie sociale et rester en bonne santé.
Elle ne se croit pas plus à l'abri parce qu'elle vit à la campagne, le service d'urgence local était plein durant le confinement, un médecin est décédé du covid 19. Cet hôpital est relativement précaire, manque de moyens, victimes de toutes les réformes budgétaires successives. Parfois vaut mieux se faire hospitaliser à l’hôpital régional situé à 60 km que dans les hôpitaux du département, beaucoup plus proche mais pauvrement équipé. Elle a déjà subi plusieurs hospitalisations pour d'autres problèmes, elle est très fragile physiquement, et l'hôpital est un lieu qu'elle déteste, aussi le covid 19 lui fiche d'autant plus la trouille, que ses dernières hospitalisations lui ont laissé un goût très amer.
Pendant le confinement, l'une de ses amis est restée cloîtrée chez elle sans donner aucune nouvelle. Elle est allée la voir. Elle était malade et refusait de se faire soigner. Bilan : quelques semaines plus tard on apprend qu'elle avait un cancer. Diagnostiquer trop tardivement, elle sera emportée par la maladie rapidement. C'est ça être senior aussi, c'est voir ses amis partir les uns après les autres, c'est vivre quotidiennement dans les revues de nécrologie, voir diminuer son réseau d'amis chaque année un peu plus. Et le confinement "vient en rajouter une couche..."
Les parties de belotes endiablées avec les copines avaient été abandonnées pendant tout le confinement. Elle était alors quotidiennement seule devant son ordinateur à jouer au solitaire pendant des heures, de quoi se choper une bonne dépression. Et à la fin du confinement, les copines se sont vite retrouvées ensemble, c'était une nécessité vitale. Voir du monde, c'est aussi lutter contre la sénilité, c'est discuter, entretenir une mémoire collective "tu te souviens de ... qui tenait un banc sur le marché, il était le beau-frère de ..., c'était des ... de la même famille que les ..., ils vivaient dans le village de... Je les ai bien connus quand je faisais..." etc. La vie reprend enfin. Cette génération, c'est les gardiens d'un savoir généalogique "naturellement" acquis par l'habitude. C'est un monde rural en voie de disparition. Elles sont aussi la mémoire des premières femmes émancipées de la campagne, elles n'en ont pas toujours conscience. Elles sont les premières à avoir divorcer, un psychologue local parlait même d'un "matriarcat local". Je n'irais pas jusque là. Il s'agit surtout d'une révolution sociale féministe, discrète, dont peu de gens ont parlé.
Pendant le confinement, certaines de ses femmes ont très vite ressorti la machine à coudre du placard pour fabriquer des masques qu'elles partageaient avec la famille, les ami-e-s...
(à suivre...)