C'était samedi 30 décembre à Besançon.
J'arrivais à Besac (Besançon dans le jargon local), il n'était pas loin de 14 heures. Je descendis de ma voiture, il faisait frisquet même si pour la saison, les températures n'étaient plus aussi basses que celle que nous connaissions il y a trente ans. Le réchauffement climatique sans doute. Le ciel était brumeux. J'étais sur le parking Battant, c'était là que chaque samedi les gilets jaunes se donnaient rendez-vous. Je longeais les murailles Vauban. Le quartier Battant est plus bas.
Besançon est la ville natale de Proudhon et l'influence du socialisme coopérativiste et mutualiste est indiscutable dans la région : ville de la première sécurité sociale, de l'expérimentation du revenu minimum, de l'autogestion des LIP. La mairie socialiste est un panier de crabes, mais parmi les Bisontins, nombreux sont ceux qui encore aujourd'hui défendent cet héritage historique. Peut-être même un peu trop, ils se réfèrent souvent au passé et ne semblent plus vivre le temps présent. Les gilets jaunes innovent, viennent mettre un coup de pied dans le ronron d'une gauche nostalgique d'un passé combatif et malheureux d'un parti socialiste aux affaires encrassé dans un clientélisme à trois balles.
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Sur le parking, quelques gilets jaunes étaient déjà là. Une voiture de police stationnait près de leurs camionnettes. Ils discutaient ensemble. Sans doute les forces de l'ordre venaient-elles prendre des nouvelles, je n'en savais rien, je n'allais pas leur demander. J'avais envie de boire un café avant que démarre la manifestation. Je regardais mon portable, j'étais arrivé trop tôt. Je descendais la rue au bout du parking, direction le quartier Battant. Ce quartier est historiquement populaire et le reste partiellement. Je ne vais pas faire une revue touristique, ce n'est pas le propos ici, mais j'aime ce quartier. Il y a une vie sociale ici, ça se voit, ça se sent. Grande agitation à la veille du 31 décembre. J'ouvris la porte du Cekuan, un bar.
Tout en soulevant la tasse de café, je vis deux bons hommes que j'avais connus il y a longtemps. J'essayai d'ouvrir la conversation, mais en vain. Ils ne me remettaient pas et moi non plus. Après une longue d'absence, pas facile de se souvenir. Je suis parti vingt ans de la région, je suis revenu récemment avec des cheveux blancs, et eux ont tous vieilli aussi. C'est Voyage dans le futur, épisode 10. "Si tu vas manifester avec les gilets jaunes, me dit l'un avec un bel accent nord-Africain, ils sont au pont Battant. Bonne lutte ! me dit-il le poing levé avec le sourire".
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Arrivé au Pont Battant, je ne vis personne. Si ! Juste une brigade de flic caché derrière des passe-montagnes, je ne voyais que leurs regards sévères.
Je les trouvai enfin. Les gilets jaunes étaient réunis un peu plus loin, place de la Révolution. Ils étaient relativement plus nombreux qu'à la première manifestation à laquelle j'avais participé, le 16 décembre, moins que le 23, me dit ma nièce que j'ai retrouvée avec ses parents au cours de la manifestation. Je vis un drapeau français accouplé à un drapeau pirate, je trouvai le mariage intéressant. Je vis deux drapeaux rouges, je me demandai qui étaient ces extraterrestres. Je m'approchai, je découvris deux jeunes hommes d'une vingtaine d'années. Ils avaient des autocollants "pas signés", qu'avaient-ils donc à cacher ? Je leur demandai : "vous êtes du Parti des Travailleurs ?" "Non". "Vous êtes des trosko ?" Ils me sourirent : "Oui". "NPA ?" "Non, Lutte Ouvrière." Puis ils me dirent que les gilets jaunes étaient de vrais prolétaires et qu'il était donc normal que Lutte Ouvrière soit présente dans une lutte de classe exemplaire, grosso modo, quelque chose comme ça. " Lutte Ouvrière a enfin trouvé le vrai prolétariat". Je leur dis que j'en étais ravi avec le sourire. Un autre jeune homme avait engagé la conversation avec les "lutte Ouvrière". Celui-ci était dans le mouvement depuis le 24 novembre. Il citait en référence la mobilisation citoyenne islandaise. Je pensais : "Peut-être est-ce là la raison du drapeau pirate, une référence au parti pirate islandais peut-être..." Je n'eus pas le temps de lui demander. Il me soutint que "gauche et droite" ne voulaient rien dire, que c'était juste une façon de diviser les gens et de donner l'illusion aux citoyens qu'ils avaient des représentants, mais que ce n'était qu'une supercherie. Il soutint l'idée du tirage au sort de citoyens volontaires dans les instances, il voulait une participation accrue des citoyens aux grandes décisions politiques. Il finit en disant qu'il quitterait la France si ce mouvement n'aboutissait pas à une révolution institutionnelle. Il affirmait avoir perdu la foi en ce pays et à sa capacité à transformer ses institutions même s'il gardait quelques espoirs d'y parvenir avec les gilets jaunes. Il affirmait que même Mélenchon ne faisait que participer à ce théâtre politique où chacun joue un jeu avec pour seul objectif son ego, les intérêts particuliers, mais se moquait bien, en réalité des "gens".
Puis un syndicaliste intervint dans l'échange. Il se fit donneur de leçon, il se lança dans une dispute un peu compliquée et sans intérêts. Il se moqua des jeunes "Lutte Ouvrière". Soudain je vis Charles Piaget, ce bon vieux Charles, il était là lui aussi, 90 ans, cet ancien de LIP est toujours dans la course. J'étais très heureux de le voir. J'échappai au syndicaliste et je l'appelai : "Charles", il leva son regard vers moi, et il m'envoya toujours ce même chaleureux sourire dont je me souvenais encore. Quinze ans que je ne l'avais pas vu. "Tu me reconnais, tu es venu à la maison lorsque je vivais à Brest, je t'avais invité pour intervenir dans un festival alternatif ?"
Nous parlâmes ensemble de cette mobilisation. "Les gens innovent, me dit-il avec sa grande sagesse. À chaque époque, ses formes de lutte... Les syndicats ne sont plus à la hauteur. La CFDT a connu quinze ans d'idéologie révolutionnaire me dit-il, dans les années 60-70, quinze ans en un siècle, c'est peu."
Le syndicaliste que j'avais rencontré précédemment intervint dans notre conversation : "Je pensais à ce que tu me disais sur ces moments clés où l'on ne maîtrise plus rien dans une mobilisation, où on ne sait plus où elle va, comme lorsqu'à LIP, vous étiez dépassés par la base..." "Le but, me dit plus tard Charles, n'est pas de maîtriser une mobilisation, c'est d'être dépassé par cette mobilisation. Si c'est le cas, tant mieux, me dit-il avec le sourire." Il n'était pas impliqué dans le mouvement des gilets jaunes, il n'en avait plus la force, mais il exprimait sa solidarité avec cette grande humilité qui le caractérise.
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Un gilet jaune perché sur un muret prit un haut-parleur pour annoncer la couleur. "Nous allons faire une sorte d'Assemblée Générale. Chacun pourra s'exprimer..." Des gilets jaunes défilèrent alors les uns après les autres derrière le mégaphone. "Moi, j'en ai assez qu'ils prennent des décisions pour moi" "Il faut se battre pour l'autogestion !, dit un autre." "Nous devons reprendre le pouvoir aux politiques ", dit un suivant. "Ils se foutent de notre gueule. Ce sont tous des enculés.", dit une femme. Les paroles se succédèrent aux paroles pendant un petit quart d'heure, et le même jeune homme qui avait annoncé l'assemblée générale, pour la conclure, expliqua aux gilets jaunes la suite des réjouissances : "Nous avons décidé majoritairement de ne pas nous rendre devant la Préfecture, mais de rallonger le trajet de la manifestation. Nous ne souhaitons pas d'affrontements. Il faut comprendre qu'en démocratie, il y a toujours une majorité et une minorité et que la minorité doit accepter les choix de la majorité." Pourtant deux heures plus tard, au grand désarroi de ce jeune homme, la majorité poursuivit la manifestation jusque devant le cordon de CRS basé devant la Préfecture. Et comme tous les samedis depuis quelques semaines, à la tombée de la nuit, la rencontre entre les forces de l'ordre et les manifestants se solda par des mots d'oiseaux, des invitations à épouser le mouvement des gilets jaunes, des bousculades. Ils se poussèrent, ils se chamaillèrent comme de jeunes amants, ils jouèrent à je t'aime moi non plus et pour finir, les forces de l'ordre envoyèrent des grenades de dispersion et quelques autres gazeuses. Et comme toutes les histoires d'amour, celle-ci se finit dans les larmes. Et comme la fois précédente, j'étais surpris par la détermination des gilets jaunes.
Une minorité d'entre eux avait décidé de ne pas suivre la majorité jusqu'à la Préfecture. Cette minorité s'était nommée elle-même les "pacificateurs". Ce mot raisonnait dans ma tête comme un terme de la "novlangue" (langue de bois pour aller vite). S'il fallait pacifier, me disais-je, ce serait au gouvernement de commencer à stopper une violence sociale subie par les citoyens les plus précaires. Il n'était pas étonnant que ces "pacificateurs" ne soient pas suivis par une majorité déterminée non pas à en découdre comme le disait le syndicaliste, mais à gagner de nouveaux droits. Pour cette majorité, aller devant les CRS était faire preuve de détermination.
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Je fis allusion à un jeune gilet jaune des arrestations qui eut lieu la semaine précédente à Besançon. Des "leaders" du mouvement avaient été arrêtés, mis en garde à vue pour ne pas avoir obéi aux ordres de dispersion, puis ils ont été relaxés. Un jeune homme me confirma cette information. "Tout est possible... Le pouvoir est capable de tout pour nous intimider, me dit-il."
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Entre temps, quelques gilets jaunes me racontèrent leur petite histoire. Un jeune homme me raconta qu'il était là depuis le début et ne lâcherait rien. Ce qui revenait le plus souvent était le désir de démocratie et d'avoir une parole prise en compte. D'autres retraités étaient présents et tentaient de faire profiter de leurs longues expériences passées de lutte : "Il faut faire attention, disaient certains, aux flics déguisés en gilets jaunes, ils peuvent volontairement faire déraper une manifestation pour ensuite justifier les arrestations des plus engagés d'entre nous." "J'en ai vu tout à l'heure qui prenait des photographies des manifestants, en vérité, il travaillait pour la Préfecture et était là pour identifier les personnes présentes." "C'est de l'intimidation, disais-je." Les rumeurs allaient bon train.
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Puis, je finis dans le même café où j'avais débuté mon après-midi. Là je rencontrai trois retraités, gilets jaunes de la première heure. Il y avait deux jumeaux inséparables plus un autre homme avec une belle calvitie et un jeune homme avec un beau sourire du sud. Ils me racontèrent comment ils avaient acheté un terrain adjacent à un rond-point. Sur cette petite place privatisée, ils avaient installé le camp des gilets jaunes. Il était devenu plus compliqué de les expulser puisque ce campement provisoire étant installé sur une zone privée, le processus juridique pour les faire partir devenait plus complexe. Ils ont donc créé une sorte de ZAD au bord d'un rond-point de dix mètres carrés.
Ils me racontèrent qu'ils avaient vécu 68. L'un me disait qu'il craignait, si le gouvernement ne lâchait pas quelque chose de conséquent, un coup d’État par un ancien militaire (il faisait allusion au général de Villiers). "Rien n'est impossible, me disait-il, il faut rester méfiant." J’acquiesçais volontiers. Ce spectre d'une dictature militaire est apparu dans les esprits de beaucoup d'observateurs quand un représentant autoproclamé des gilets jaunes (Christophe Chalençon) avait exprimé son soutien pour ce "grand monsieur" (largement relayé par la presse "bourgeoise") provoquant une fois de plus quelques confusions dans les intentions des acteurs de ce mouvement. Mais les gilets jaunes du café Cekuan n'étaient pas dupes tout en appelant à la méfiance : "Avec ce genre de type, la solution est simple : une dictature militaire pour remettre de l'ordre. Et adieu nos libertés..."
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Après cette deuxième demi-journée passée auprès des gilets jaunes, le même sentiment me vient à l'esprit, les militants doivent y aller. Les gilets jaunes appelaient désespérément, ce samedi-là, à une grève générale. S'il faut peu compter sur les syndicats pour mobiliser leurs "troupes", par ailleurs, les syndicalistes et tous les salariés, à la base, peuvent entendre cet appel comme une ultime chance de gagner de nouvelles conquêtes sociales. Les gilets jaunes rencontrés y croient, et ils ont raison d'y croire, mais ce sera sans doute un long combat. Les institutions françaises en France sont jalousement gardées par les classes supérieures.
(à suivre)