Mythes ou réalités, l'idée qu'auparavant, à l'époque de la "classe ouvrière", prétendue beaucoup plus uniforme, unie, massive, qu'aujourd'hui, tout était plus simple et que la "lutte de classe" allait de soi. Combien exprime ce regret d'un temps où les choses étaient plus tranchées, plus claires, nous avions les ouvriers d'un côté avec de grands syndicats et de l'autre les bourgeois propriétaires de l'appareil de production. Nous avions des appareils au service de l'ordre établi : appareils idéologiques, appareils coercitifs... Nous étions, pour certains marxistes nostalgiques et ô combien caricaturaux, dans ce monde idéal d'une "lutte des classes" claire et déterminée dont le socle était la glorieuse classe ouvrière.
Cette "lutte des classes", je l'ai défendue aussi, elle existe, elle n'est pas une légende d'un passé révolu, mais en revanche, cette glorification de la "classe ouvrière" effectuée en particulier par les communistes, oubliant au passage de se poser la question du bien-fondé de la production de masse, de son utilité et de ses effets aliénants et reproduisant la plupart du temps, les mêmes appareils productifs dans les pays dits communistes, démontrent combien la glorification de la "classe ouvrière" à laisser de côté des questions essentielles comme "pourquoi produire tel produit", "pour quoi faire ?" et "avec quel impact sur l'environnement et sur la vie sociale" ? Pendant longtemps aussi, ce glorieux monde ouvrier a perçu le travail comme le fondement de toutes nos valeurs les plus essentielles tout en mourant dans les mines de fond, s'esquintant fièrement la santé dans des boulots toujours plus aliénants, produisant du plastique et des millions de produits inutiles, mais peu importe qu'ils soient les complices de la destruction de la planète, ils étaient et sont encore la glorieuse "classe ouvrière". Nous devrions les en remercier.
Nous passons cette époque où la glorification outrancière et parfois stupide de la classe ouvrière est révolue. Ou la valeur du "travail" est remise en question, ou les fondements révolutionnaires sont revus et corrigés. Il serait alors plus difficile de nommer l'ennemi, puisque la lutte des classes ne serait plus aussi limpide avec son schéma simplifié classe ouvrière VS Bourgeois.
Aujourd'hui, le monde se diviserait entre ceux qui mangent de la viande VS ceux qui mangent de l'herbe, entre les masculinistes et les féministes, entre les défenseurs des inter-genres VS les défenseurs du "genre-assigné", entre ceux qui ont un travail et ceux qui n'en ont pas, entre ceux qui défendraient une perception communautaire et ceux qui défendraient une perception soi-disante plus universelle... Bref, la lutte des classes aurait laissé place aux questions sociétales. Or, derrière ces schémas très simplificateurs de la "lutte de classe" telle que je les ai décrites rapidement précédemment, n'avions-nous pas déjà contenu dans toutes les luttes passées même si elles se situaient parfois à la marge, toutes ces questions dites "sociétales" que je contiendrais pour ma part dans le domaine des luttes contre les aliénations, c'est-à-dire contre des perceptions faussées du monde social, idéologies imposées par l'ordre établi, par l'ordre dominant, et dans ce sens, elles s'inscrivent dans la "lutte de classe". Le "patriarcat", la "domination masculine", l'ordre moral bourgeois et religieux, la surproduction de produits de consommation "jetables", la pollution médiatique et environnementale, sont tout autant d'éléments qui ont toujours fait parti de la "lutte des classe". Mais ce combat est beaucoup plus complexe que ce schéma iconique de la classe ouvrière VS bourgeois. Elle se situe dans un mot que l'on oublie trop souvent et pourtant qui est central dans toute l’œuvre de Marx : émancipation. Le maître mot de la "lutte des classes" est l'émancipation non pas des "masses", mais de tous et chacun et surtout, dans la diversité des réalités sociales opprimées. Les vrais mots ne sont pas "classe ouvrière" contre "Bourgeois", mais opprimés contre oppresseurs, dominés contre dominants.
L'histoire de la "classe ouvrière" est une longue histoire de mauvais choix, d'erreurs, de mouvements de masse dérivants parfois vers le fanatisme, le fascisme, l'autoritarisme, tout autant qu'une longue histoire de victoires sociales. C'est une histoire où l'on oubliait parfois que d'opprimés, parfois, l'on pouvait devenir après une révolution, oppresseurs. La classe ouvrière s'inscrivait aussi, dans de nombreux pays, comme une classe gardienne des schémas patriarcaux, aliénée par les idéologies chrétiennes, catholiques, protestantes, musulmanes ou autres, prêtes parfois à suivre aveuglement un dictateur, acharnée parfois à remettre dans le "droit chemin" ceux qui essayaient d'ouvrir de nouvelles voies utopiques, désignant parfois un "ennemi de classe" une fraction de la population qu'elle finissait par elle-même opprimée, tout en continuant à glorifier le travail aliénant (comme dans le régime soviétique)... Les exemples de ces dérives ne manquent pas. Les opprimés sont souvent devenus eux-mêmes des oppresseurs nous démontrant par là que les opprimés pour ne pas devenir soudain eux-mêmes des oppresseurs devaient absolument faire eux-mêmes une introspection, et si je peux me permettre, "une thérapie", et c'est là que la sociologie intervient, comme analyste du monde social, pour découvrir les schémas complexes de l'oppression, leurs origines, leurs fondements et leurs mécanismes.
Il ne s'agit pas seulement, pour se libérer de l'oppression, pour s'émanciper, de désigner un ennemi, mais il s'agit aussi de reconnaître dans nos propres schémas intériorisés depuis l'enfance jusqu'à l'âge adulte, dans notre éducation, dans nos schémas mentaux, dans nos propres représentations du monde ce qui fait obstacle à l'émancipation. C'est cela avant tout l'esprit critique, c'est reconnaître que nous participons tous à notre propre oppression et que nous sommes sans doute encore pire que l'ennemi désigné par le mot (légitime) "bourgeois", nous-mêmes ennemis de nous-mêmes. Nous sommes notre propre ennemi. Le pire ennemi est tout ce qui en nous-mêmes nous empêche de nous émanciper et de briser les chaînes qui nous oppriment. L'ennemi, l'histoire le montre, c'est nous-mêmes, la classe ouvrière contre elle-même. Et dans ce sens, toutes les luttes contre toutes les formes d'oppression, se rejoignent.