C'est la lecture d'un article publié dans Libération (https://www.liberation.fr/sports/2019/11/01/le-rugby-un-sport-a-corps-perdu_1760961/)
qui provoqua une interrogation. Je n'ai pas observé de nombreux matchs de rugby féminin, je n'en ai vu qu'un, je ne pourrais donc pas en déduire beaucoup de choses, sinon que j'ai assisté à cette scène qui dans la "vie réelle", pour reprendre une expression courante sur les réseaux sociaux, aurait pu se finir au Tribunal. Dans les univers virtuels comme dans les mondes persistants, les règles du jeu, les normes, les codes ne sont plus les mêmes que dans la "vie réelle", il est plus difficile de porter plainte, d'échapper à la violence, et les protagonistes n'en sortent pas toujours indemnes. La comparaison est délicate et sans doute maladroite entre un univers persistant et un terrain de rugby, car les règles du rugby sont institués et connus par tous les protagonistes, mais en revanche, au cours d'une partie, il est possible d'agir avec une brutalité qui, dans la vie courante, pourrait déboucher sur des procédures pénales. Les règles du jeu, les normes, les codes, se distinguent, divergent, des règles instituées dans la vie courante.
J'étais près de Toulouse lorsque j'ai fait appel à un taxi pour m'emmener à la gare. Le chauffeur du taxi était un ancien rugbyman. Il m'a raconté tout au long de la route, son épopée dans le monde du rugby, un sport, au demeurant, qu'il n'avait pas envi de pratiquer. C'est sous la pression de sa famille qu'il a entamé une carrière amateur de rugbyman. "J'ai brisé mon corps pour atteindre le poids nécessaire à la pratique du rugby, mon squelette n'a pas tenu. J'ai failli finir immobilisé. Je ne devrais même pas conduire un taxi, mais il faut bien vivre."
Il est toujours étonnant et contradictoire de voir un journal comme "Libé" d'un côté présenté un regard critique de sociologues experts du sport sur le rugby et d'autre part, faire l'éloge de l'équipe de France dans d'autres articles. Ce sont des contradictions que l'on voit partout, même chez les supporters. Chacun sait que les joueurs mettent leur santé et leur espérance de vie en danger, mais malgré tout continue à "déifier", les joueurs de rugby comme s'ils étaient sur-humains. Comme dans le football, les logiques commerciales qui ont accompagné la professionnalisation ont accru les comportements corporels extrêmes,
"Que ces valeurs masculines traditionnelles soient de plus en plus anachroniques, en dehors du terrain, dans une société post-industrielle marquée par l’essor du féminisme et de nouvelles figures de la masculinité, importe peu dans l’univers clos du rugby. Au point que l’hyper-masculinité affichée du rugbyman professionnel (variante post-moderne, monumentalisée et, par sa nature, ironique, du gladiateur antique) frôle parfois le simulacre, voire le kitsch. Longtemps promu, dans le système éducatif britannique et bien au-delà comme antidote aux vices sexuels, notamment aux tentations d’une homosexualité durablement perçue comme son « contraire » absolu (Saouter, 2000 ; Dine, 2002 ; Holt 2006), le rugby se trouve à son tour sexualisé sous l’influence d’une logique marchande qui sait depuis longtemps tirer profit du corps de la femme et qui cherche, de nos jours, à rentabiliser au maximum celui de l’homme. Ainsi le corps du rugbyman, longtemps sexué selon les schémas les plus traditionnels, devient aujourd’hui l’objet reconnu de la convoitise des hommes comme des femmes." (op. cit. ici)
Aussi le rugby féminin pose question puisque l'on pourrait penser qu'il "singe" la virilité masculine en pratiquant un sport hyper-masculinisé dans un monde où l'essor du féminisme et des figures de la masculinité contraire à la virilité ont fait irruption un peu partout. Le commerce a fait du corps du rugbyman un produit rentable jusqu'à construire un corps fragilisé. Car ce que nous disent les sociologues, ce corps monumental dissimule une fragilité accrue et de nombreux traumatismes.
Aujourd'hui, un rugbyman n'est pas très sûre de vivre vieux.
"En cinq ans, les sorties définitives sur blessure au cours d’un match ont augmenté de 40% et le nombre total de blessures est passé de 603 à 981 sur les deux dernières saisons. Selon les données de la Fédération française de rugby (FFR), les blessures frappent surtout les premières lignes – le terme décrit bien leur exposition – et les demis de mêlée et d’ouverture, ceux qui doivent penser le jeu, ceux qu’il faut viser. Le bas du corps (genoux, chevilles) est de plus en plus fragilisé, mais ce sont surtout les commotions cérébrales (+25% sur les cinq dernières années) et les traumatismes au visage (+39%) qui inquiètent le plus. «On me demande de soigner des joueurs qui subissent des commotions cérébrales graves et de plus en plus nombreuses», s’est inquiété le professeur Jean Chazal, neurochirurgien au CHU de Clermont-Ferrand, au micro de France Info. " (op.cit. revue Suisse "Le Temps" ici)
Différents médias nous ont fait part de la mort de nombreux jeunes rugbyman en quelques années, décès parvenu à la suite de choc subi au cours de matchs de rugby (op. cit. ici entre autres)
Le rugby ne mène donc que vers une histoire masculine de la virilité devenue assez mortifère, le rugby est devenu avec sans marchandisation une machine à broyer les corps très performante. Aussi, aussitôt que l'on réfléchit au rugby féminin, de nombreuses images contradictoires s'entrechoquent malgré nous dans notre esprit surtout si l'on mêle à notre questionnement les questions portées par les mouvements féministes. Parfois on serait tenté de penser que finalement il y a quelque chose de très transgressif dans le fait de pratiquer le rugby en tant que femme. Puis, très vite, on se demande comment être transgressif avec un sport tellement marqué par une idéologie masculiniste qui va même à contre-sens d'une nouvelle masculinité où les frontières entre "masculin" et "féminin" sont de moins en moins marquées.
Et concernant ces questions troublantes que l'on peut avoir sur ce que l'on pourrait rapidement considérer comme une "singerie d'une pratique virile masculine" par les femmes, je ne m'étendrai pas davantage car, la meilleure façon de comprendre comment ces joueuses de rugby se représentent leurs pratiques, ce serait de leur demander, pour comprendre leurs trajectoires et leur façons de se représenter leur féminité. En tout cas, c'est ce qu'elles me diraient, et elles auraient raison.
Comme nous le font remarquer les sociologuesYannick le henaff et Stéphane héas : "Dans le monde du rugby, la question du féminin, nécessairement adossée à celle du masculin, peut paraître, à première vue, étrange, voire déroutante et expressément
contradictoire." Leur déclassement et leur délégitimation sont à la
hauteur de ce qui apparait pour beaucoup d’acteurs du monde sportif comme une
ingérence dans une discipline sacralisée et instituée comme terrain d’identification
des hommes." (op.cit. ici)
Ce dernier article cité précédemment est le plus intéressant puisqu'il donne la parole aux joueuses. Je vous laisse le lire. Il conclut mieux que je ne pourrais le faire cette petite introduction à une réflexion sur le rugby féminin.
(à lire aussi :
- Joueuse de rugby de première division : une activité dangereuse ?
- Hélène Joncheray, Haïfa Tlili
- Dans Staps 2010/4 (n° 90), pages 37 à 47