"Peuple". Ce mot fait émerger tous les fantasmes. Selon qui le prononce, il est assorti de mépris, de peur, de fascination, d'empathie. Il relève parfois chez le locuteur un complexe de domination, il y a "nous", en haut, et le "peuple", en bas. Mais ce que l'on nomme "peuple" est en réalité composée d'une diversité de réalité qui se représente à travers de nombreuses structures associatives, syndicales, corporatives, sphères sociales, différenciées. En France, il est toujours possible "de discuter avec le peuple" pour concevoir les projets politiques intelligemment. Mais même déjà dans cette formulation "discuter avec le peuple" signifie que ceux qui la prononcent s'en seraient extraits, se sentent en dehors de cette étrange entité. Dans la réalité, tout le monde sent son appartenance à un corps de métier, à une sphère sociale (un quartier, un village, une petite ville, une rue), à une classe sociale, à un monde associatif (culturel, social, de défense d'intérêts commun, etc.). Toutes ces sphères, tous ces corps, toute cette conscience de classe, toutes ces coopérations culturelles, sociales, syndicales, toutes ces formes structurelles de défense d'intérêts communs, constituent une civilisation, une société. Le peuple est un ensemble d'espaces complexes (comme un ensemble de nombres complexes, c'est une sorte de métaphore mathématique pour évoquer la complexité de ces espaces complexes difficiles à cerner, ce n'est pas un corps totalement ordonné) que certains voudraient réduire à une entité virtuelle simplifiée à des fins propagandistes. La "conscience de classe" est un vecteur transversal qui peut parfois réunir des acteurs de différentes sphères, corps professionnels, espaces de coopérations, ensemble pour défendre une cause commune, comme nous le constatons actuellement avec le mouvement social contre la réforme néo-libérale des retraites.
Or, il est possible lorsque l'on est porté à gouverner par des élections populaires de discuter avec l'ensemble de ces espaces complexes. La démocratie ne peut fonctionner que si l'on a la volonté réelle d'organiser des forums et des agora d'espaces complexes. En France, des milliers d'associations existent, des syndicats représentent une part non négligeable des salariés, les communes représentent de nombreuses sphères sociales différenciées, tous ces systèmes de représentation représentent les espaces complexes populaires.
Toutefois, lorsqu'une gouvernance idéologique simplifie les espaces complexes populaires pour répondre à une politique idéologiquement bornée, comme peut le faire un dictateur, un néo-libéral, un fasciste, un stalinien, ou tout autre simplificateur idéologique des espaces complexes, ignorant volontairement toutes conceptions fédératives, annihilant tout processus démocratique avec les espaces complexes, en bref, refusant tout dialogue social, comme on le dit communément (notion souvent avancée de façons démagogiques), alors nous rentrons dans une crise politique dont les issues sont incertaines. La transversalité des espaces complexes populaires s'accroit lorsqu'il y a une crise sociale forte. L'émergence de coopérations temporaires transversales peut transcender les espaces complexes habituels et dépasser parfois, pour reprendre la définition première du terme transcender, le domaine de la connaissance rationnelle. L'émotion prend le pas sur la rationalité. Nous sommes alors dans une situation politique où tout devient possible, le meilleur comme le pire. C'est ce qu'a provoqué le gouvernement actuel en France en refusant tout dialogue avec les espaces complexes "traditionnels".
Ces espaces complexes devraient être la base de gouvernance de notre société : des forums et des agoras permanents pour se préparer à affronter le réchauffement climatique, pour améliorer les conditions de vie des plus pauvres, pour améliorer les systèmes sociaux et sanitaires, pour développer l'écologie partout. Une bonne gouvernance commune ne peut passer que par la reconnaissance de la complexité de notre société.
Pour y parvenir, nous avons besoin de créer de nouvelles institutions de gouvernance plus horizontales, plus proches des citoyens, plus proches de tous ces espaces complexes. Concrètement, il s'agit de savoir prendre en compte pour gouverner les nouvelles expériences écologiques, les réseaux de solidarité, les espaces communautaires créatifs, les syndicats, les communes, les quartiers, les associations. Dans ces espaces complexes, il faut aussi reconnaître et combattre les collectifs dont l'objectif est de détruire la complexité : les collectifs fascisants, les propagateurs de haine raciale, les idéologues autoritaires et totalitaires.
L'espace médiatique contemporain dominé par l'argent empêche parfois de prendre en compte la complexité de la société parce qu'elle est trop dominée par une classe sociale dominante bourgeoise. Le regard qu'elle renvoie de la société est trop souvent réductrice même s'il y a quelques espaces médiatiques qui relatent la richesse et la diversité des espaces complexes, ils sont trop rares.
Or, durant le COVID, le gouvernement a fait totalement abstraction des espaces complexes. Centralisant toutes les décisions, faisant fi de tous ces espaces complexes populaires et de tout processus démocratique, il a imposé "par en haut" des pratiques très autoritaires. Au cours de ce que les sphères supérieurs ont appelé la "crise des gilets jaunes" (cette expression relate la volonté des sphères supérieurs de la société de ne pas vouloir reconnaître la légitimité des sphères sociales impliquées dans ce mouvement social en niant sa valeur de mouvement social), il avait déjà fait de même. Avec les retraites, le gouvernement a recommencé la même chose, déconsidérant le mouvement social, il a refusé tout dialogue avec les représentants des espaces complexes. Dans une véritable société démocratique, tout espace complexe est représenté par des représentants élus : syndicats, associations, collectifs, réseaux de coopération, élus municipaux, corporations, etc., ce que l'on appelle de façon très démagogique les "corps intermédiaires". Chaque espace complexe a son domaine d'expertise populaire que l'on peut mobiliser pour parvenir à construire des projets durables pour l'écologie, pour le social, pour la culture, pour la santé, pour l'éducation, pour la production de biens et de services, pour la gestion d'espaces communautaires (les communes par exemple). Ces différents espaces peuvent rentrer en lutte contre une gouvernance centralisée et autoritaire (en cela, ces espaces complexes ne sont pas déconnectés les uns des autres, et peuvent rentrer, parfois, dans un processus de "lutte de classe", de convergence des luttes) ou / et contre les classes dominantes, selon des modalités diversifiées car chaque espace social développe une représentation idéelle (une idée du monde, une façon de se représenter le monde, différent de "idéologie", et même un champ d'expertise) du monde distincte selon ses pratiques, son histoire, ses traditions sociales et plus globalement, nous pourrions dire pour aller vite, sa sociologie.
Macron et ses amis ne reconnaissent jamais ces domaines d'expertise populaires (ces domaines d'expertise peuvent parfois travailler avec des universitaires, des chercheurs peu reconnus par les sphères supérieures...). Ils ne sont que dans la représentation des intérêts des sphères supérieures de la société et ne reconnaissent que l'expertise de ceux qui ont été formés dans les écoles de reproduction de la domination. Par conséquent, ils dévoilent la conscience de classe des espaces complexes dominants, ceux de la bourgeoisie et de leurs grandes écoles et obligent les espaces complexes inférieurs à répondre par une conscience de classe opposée (la conscience de classe comme la lutte de classe est une volonté, par un fait, elle n'existe que si on veut qu'elle existe, pour riposter, pour se défendre, pour conquérir des droits, pour renverser un régime autoritaire, etc.). Si la lutte de classe n'était plus à la mode, Macron l'a remis au goût du jour car lorsque les gouvernants n'écoutent plus la base, celle-ci se durcit.
Au-delà même de la lutte pour les retraites, ce mouvement social révèle le besoin d'écouter l'expertise des sphères inférieures qui souvent "savent ce qu'il faut faire" pour combattre la pauvreté et se préparer au effets, certes effrayants, du réchauffement climatique. La gouvernance devrait agir plus comme des coordinateurs des espaces complexes que comme des représentants d'une classe. Mais Macron a rappelé à tout le monde qu'une classe dominante agit toujours et encore de façon égoïste et oblige les sphères inférieures à se coordonner pour combattre cet égoïsme. Pourvu que le meilleur sorte de cette lutte dont l'issue politique est incertaine.