- Mais quelle manque de responsabilité, dit la vache, vous voulez tous devenir Roi, mais il ne peut y en avoir qu'un seul. A vous battre pour manger l'os du chien vous finirez juste la queue entre les jambes, continua-t-elle.
Le Renard, équipé d'une calculatrice à boulette (on nomme ça communément un "boulier"), semblait doucement affairé, main au menton, binocle sur l’œil gauche, fronçant les sourcils, il était certain qu'il allait bientôt rompre le silence qui avait suivi la remarque avisée de la vache.
"Tout calcul fait, dit-il de sa voie stridente sur un ton grave, plus il y a de candidats, plus la voix de la natuuuuuure, dit-il en s'attardant sur le "u", le Renard était persuadé que le "u" était une lettre particulièrement honorable, il pensait la même chose pour le "a", mais il n'aimait pas le "i", ni le "o", il trouvait ces lettres insipides, infantiles ou odieuses, donc, disais-je, plus la voix de la natuuuuuure prend le risque de prendre celle des oubliettes."
La voix du Renard était souvent écoutée avec attention. C'est que la réputation du Renard était célèbre et tout le monde connaissait, bien entendu, tous ses tours de passe-passe, sa malice et ses ruses. Il était bien plus que malin, il était, selon certain, trop calculateur. Il n'était pas toujours bienveillant, il lisait dans l'esprit de ses adversaires, et au regard de beaucoup il était malfaisant. Au regard d'autres, il avait bien plus d'empathie et de compassion que beaucoup qui se revendiquaient meilleur que lui. Le Renard était pour de nombreux partisans une personne à la fois fascinante, intrigante et dangereuse. Mieux valait l'avoir comme ami. Et beaucoup étaient satisfaits qu'il n'ait jamais choisi l'autre camp. "Qui sait ce qui aurait pu subvenir à chacun d'entre-nous si nous l'avions eu comme ennemi", confiait en chuchotant à sa voisine de palier une grande oie, connue pour envahir la cour de ses jacasseries. S'il y avait un personnage ici à qui l'on ne pouvait rien confier, c'était bien elle. Si le renard était parfois un vil personnage, la grande oie avait pour qualité d'être son inverse, fielleuse parfois, mais surtout particulièrement crédule, elle voyait de toute part des conspirations qu'elle dénonçait parce qu'elle avait entendu dire quelque chose et donc elle était certaine que c'était vrai, et puisque toutes les autres oies pensaient comme elle, alors il ne faisait plus de doutes. Et elle et ses congénères se faisaient un grand plaisir à prêcher les nouvelles sans se donner la peine d'en vérifier les sources, du moment que ces informations leur faisaient vibrer les ailes, à quoi bon douter ? C'est si excitant de balancer aux vents un flot de nouvelles surtout si celles-ci sont particulièrement salaces. Et le Renard ne cessait de se démener pour contrer ces infamies mais comme Renard était connu pour ses ruses, personne ne croyait ce qu'ils disaient. "Qu'il est donc dure de ne pas être un imbécile", disait le Renard par dépit lorsqu'il finissait une journée épuisée par les cancans des oies.
La vache, quant à elle, était éprise d'un grand sentiment de justice. Elle réfléchissait longtemps avant de parler. Elle ruminait chaque mot, chaque idée, chaque concept. Jamais elle ne riait, ne haïssait, ou ne moquait, elle était perpétuellement à la recherche de ce que pouvait signifier la sagesse, se demandait quel sens donner aux mots "égalité", "fraternité" et "liberté". "Doit-on faire confiance en l'expertise d'une cour de Renard ou doit-on se fier à la basse-cour ? se demandait-elle pour la millième fois sans ne jamais trouver de réponses satisfaisantes.
"Nous allons perdre ces élections si nous continuons à chahuter comme des enfants dans la cour d'une école !" dit un castor, casque de chantier sur la tête, bleu de travail et lunette de lampe à souder sur le front. "Comme toujours d'un côté, les oies jacassent et répètent à l'unisson ce que notre adversaire dit, de l'autre, la vache ne prend jamais parti, et nous les castors, nous bâtissons et nous œuvrons chaque jour pour que cette ferme soit un lieu où la communauté vive en harmonie. Grace à nous, vous avez accès aux biens dont chacun a besoin pour vivre. Nous sommes les gardiens du bien commun. Mais comme toujours, il y a quelques viles personnes qui veulent détourner notre valeur ajoutée à leurs portefeuilles ! Comme il serait donc doux qu'un jour nous puissions dormir sur nos deux oreilles sans nous soucier des manigances d'une classe œuvrant pour son seul intérêt !"
"Ça suffit !"
Une voix sifflante agressa l'oreille de chacun présent à l'Assemblée. L'hermine aux poils soyeux et luisants, aux longs sourcils et aux yeux en amandes, de son corps svelte et souple comme une anguille, fit une entrée remarquable.
"Ca suffit ! Vous n'êtes tous que des usurpateurs !", déclara-t-elle.
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