Super clodo : Le Réveil de la force
11 heures moins 5
Il était 11 heures moins 5 sur ma vieille breloque héritée du grand-père, celui qu’a connu les tranchées en 14-18. « Pas trop tôt, me disais-je ». Oui, car à 11 heures moins 7, je trouvais le temps long, à 11 heures moins 6, ça me semblait déjà interminable, et lorsque ce fut 11 heures moins 5, je le ressentis comme une délivrance. Pourquoi ? Je n’en sais foutre rien. Être clochard et se soucier de l’heure est une sorte de luxe que rares peuvent se permettre.
Confiné.
J’étais confiné dans une chambre d’hôtel crasseuse dans la banlieue nantaise, je comptais les minutes pendant que d’autres comptaient les morts viraux. Je mangeais des sandwichs jambon beurre tous les jours que j’achetais dans une boutique située sur le trottoir d’en face. Je m’approvisionnais aussi au restau du cœur pour ma pitance quotidienne. Mon occupation favorite consistait à viser une vieille boite de conserve avec de vieux mégots, j’imaginais qu’on était deux et j’organisais une compétition, je traçais des croix sur un vieux Ouest-France et c’était le premier qui arrivait à 20. Celui qui perdait devait faire les courses, ça me motivait. J’en étais à ma cinquantième partie aujourd’hui et cinquantième victoire. J’étais très entrainé, j’avais l’habitude de tuer le temps avec des jeux stupides. En plein coronavirus, le SAMU m’avait recueilli sous un porche et m’avait confiné dans un hôtel miteux. Les services sociaux payaient la location. "Ça ne vous coutera rien et ça vous protégera de tout", m’avait-on dit. Après tout, ce n’était pas pire que la rue.
A 11 heures moins 5 la boutique ouvrit comme toujours. La délivrance !
Je dégringolai à toute vitesse les escaliers poussiéreux de l’hôtel. Quand je mis le nez dehors, j’inspirai une bonne rasade d’air frais. Faut bien dire que le confinement avait fait du bien à l’atmosphère, habituellement, dans ce coin de banlieue, l’air était vicié par les échappements de bagnoles, et là, je vous jure, il faisait bon respirer. Je ne risquais pas ma vie en traversant la rue. Moi, vieux collectionneur de mégots, je kiffais trop l'air pur, pour parler d'jeuns. Merci Corona ! Pas un chat à l’horizon. Vide de chez vide. Le paradis !
« Bonjour Madame Angèle, alors, ça covide sec ? »
Je trouvais ma blague stupide et Madame Angèle me jeta un regard un peu dépité. Elle était armée d’un masque. Avec ma tenue dégingandée de clodo expérimenté elle se méfiait un peu de moi mais je sentais aussi sa « compassion ». Son regard était mis en valeur par le masque sanitaire. C’est important le regard, on y voit l’histoire d’une personne et quand on vit dans la rue, la confiance et la méfiance, c’est vital.
« Bonjour. Bière-jambon beurre ? demanda-t-elle machinalement.
« Ouaipe »
Aussitôt servi, je traçai jusqu’à ma chambre d’hôtel. Je posai mon cul sur le lit grinçant, « Saleté de pieu bruyant, dès que je fais un tour sur moi-même j’ai l’impression d’être sur un vieux rafiot tout rouillé, il ne manque que l’odeur de gasoil ». Je croquai le jambon beurre et j’allumai la télévision pour compter les morts du covid. L’autre pomme de ministre, comme chaque soir, nous lisait les pages funèbres tout en affirmant que le gouvernement prenait toutes les mesures pour protéger les braves citoyens. « Restez chez vous » sonnait dans ma tête comme un « Engagez-vous dans la marine ! » Parfois je me demandais s’il ne valait pas mieux crever debout et libre qu’enfermé et impuissant dans une chambre bourrée de cafard au milieu d’un quartier de merde dans la banlieue nantaise. La peste cette épidémie ! Je bus une bière, puis deux, puis trois, puis… puis…. puis… je ronflai comme un damné.
Quelques heures passèrent, quand soudainement, je fus réveillé par des voix. Je maugréai et je maudis la terre et le Bondieu. Je distinguais la voix de deux mecs et une femme, ils étaient à mon étage, sans doute à quelques mètres de ma chambre. La télévision continuait à balancer ses élucubrations débiles, son coupé. J’aime bien regarder les images sans entendre les voix, on distingue mieux la sournoiserie des commentateurs. Pour la millième fois il rediffusait les Tontons Flingueurs « pour faire Union Nationale, me disais-je, culture pop pour propagande. Quelle bande de cons… » Dans le couloir, j’entendis la fille gueulée : « Putain bande d’enculés, vous m’aviez promis 1000 balles ! » « C’est quoi ce merdier, pensais-je. »
Je ne sais plus si c’était de la curiosité mal placée ou si je me suis pris pour « super-clochard » sorti directement d’un film de Marvel, mais je me suis levé du lit en faisant un boucan d’enfer comme d’habitude, j’ouvris la porte aussi discrètement que possible pour observer la scène. Je vis bien la femme, tout au plus 20 ans, sans doute moins, et les deux hommes… La fille faisait le tapin et les deux mecs, quelle surprise, avaient le brassard de la BAC. « intégrité et solidarité mes fesses ! pensais-je » Durant un court instant, j’eus l’idée saugrenue d’appeler les flics, j’en souris encore. Et de toute façon je n’avais même pas le téléphone. Je comprenais que les deux mecs de la BAC n’avaient pas vraiment l’intention de payer le “service” et la jeune femme était dans une belle merde. Je comprenais aussi qu’ils avaient un problème de clé ou de serrure.
“Alors, tu l’ouvres cette putain de porte !”
“C’est coincé”
“Fais moins de bruit avec ta grande gueule, t’es certain que l’hôtel est vide en ce moment ?”
“Ouais, si je te le dis, je connais le patron, il m’a dit qu’il y avait juste un mec, mais on s’en fout.”
“Comment ça ? Y’a un client dans l’Hôtel ?”
Incontestablement, il s’agissait de moi, mais ils ne savaient pas dans quelle chambre je me situais. L’un de ces connards tenait la fille par le bras, elle ne se débattait pas mais je voyais bien qu’elle ne consentait guère à être ici que par la contrainte, faut dire que les deux gugusses ils avaient des muscles aussi impressionnants que leurs tronches de débiles aux crânes rasés.
“Vive le Ministère de l’Intérieur, pensais-je, les forces de l’ordre n’ont pas de cesses d’imaginer de nouvelles politiques toujours plus efficaces pour protéger les femmes contre les violences conjugales…”
Ils tentaient tencore d’ouvrir la porte de leur chambre mais la serrure résistait toujours.
Dans ma tête tout se bouscula d’un coup, jouer à Zorro et me faire tanner la gueule par deux gros lourdauds, je suis tout sauf un héros. Je ressemble plus à un icône nihiliste russe genre grande barbe et grosse moustache, sauf que moi, c’est parce que je n’avais pas de rasoir. En bref, et en toute modestie, on va dire que dans mon histoire millénaire, je me suis réincarné plusieurs fois : une fois en trouble nihiliste, une autre fois en dadaïste fou, et plus récemment, je suis revenu sur terre dans la peau d’un punk à chien pour finir en clochard avec la tête de Dostoïeski. En vérité, je suis plutôt du genre douillet qui n’aime pas trop les emmerdes. Je n’ai jamais été un caïd. Et ce soir, dans cet hôtel pourri, j’avais deux beaux spécimens d’homo-débilus devant moi en plein confinement antiviral. J’aurais bien appelé le 5 pour leur dire qu’il y a une urgence, mais ça aurait été mal venu, les urgences souffraient de surcharges virales, alors que le gouvernement souffrait plutôt de surcharge pondérale. Le temps que je prenne une décision, le plus grand et le plus costaud avait déjà bloqué ma porte de chambre avec son pied.
« Putain d’alcool, je n’ai rien vu venir. »
« Écoute connard, tu vas nous prêter ta chambre. »
« Et la politesse Ducon… dis-je spontanément. »
Ça c’est tout moi, Premiers mots et premier coup de boule dans l’arcade sourcilière gauche, je tombai sur les fesses, je pissais le sang, sonné. Le plus grand poussa la porte, l’autre tira la fille jusqu’à ma chambre, ils rentrèrent tous les trois et refermèrent à double tour.
La fille hurlait : « Sales flics de merde ! ». (Ça, c’est envoyé !)
« Qu’est-ce qu’on va faire de lui ? » dit le moins costaud assurément inquiété par la tournure que prenaient les événements.
« On la baise et on verra après. Ce mec je l’ai déjà vu dans la rue, C’est un clodo. Aucun risque ! Qui écoute un clodo ? »
Tandis que les deux intellos de service parlementaient pour savoir qui débuterait la séance de tortures, j’admirais la poussière sous le lit bancale.
C’est à ce moment là que tout commença.
Au milieu des odeurs faisandés du plancher miteux de la chambre d’hôtel, dans un trou de souris, je distinguai nettement une lueur. Curieux de nature, j’y plongeai un doigt, je sentis un objet gros comme une bille, je réussis à le coincer entre l’index et le majeur et à le tirer doucement vers moi. Je pus ainsi admirer ma trouvaille. C’était fascinant. Son rayonnement intense était hypnotisant. Il me semblait distinguer nettement toutes les nuances du spectre visible. Le vieux plancher pourri, les ressorts déglingués du lit, le matelas en loque avaient un aspect merveilleux. Je ressentis une chaleur partie du bout des doigts envahir mon corps, une sensation douce et étrange à la fois. Je ne parvenais plus à détacher mon regard de cet objet insolite. Dans le thorax, je ressentais comme un souffle qui gonflait mes poumons, dans l’abdomen, mes pectoraux se durcissaient comme si je fréquentais les salles de fitness depuis des décennies, mes jambes et mes bras subissaient la même transformation. Je voulus me relever, je me cognai la tête au lit que je renversai sans effort. Je ressentais en moi une force insoupçonnée. Lorsque enfin je fus debout, je me rendis compte que j’avais grandi de quelques centimètres de telle sorte que je dominais les deux flics d’une bonne tête.
Ces deux abrutis avaient arrêté de jacasser. La fille semblait attendre l’inéluctable, le regard sec comme si elle avait stoppé le moteur à émotions, enfermée dans une coquille. Comme si elle était sur le front, elle attendait l’assaut fatal, le premier coup de baïonnette, les poings serrés, le cœur haletant, entre rage et impuissance, révolte et frayeur.
« Lâchez cette jeune femme ! » lançais-je avec une voix caverneuse venue d’outre-tombe, elle semblait provenir du plus profond de l’enfer, elle emplissait la chambre de l’hôtel comme si nous étions dans un silo où l’on déversait pour la première fois du grain à moudre, elle faisait trembler les murs, elle m’effrayait moi-même. J’étais à moitié dénudé. Moi qui avais toujours détesté les histoires de Super-Héros où l’on montre une masse de débile en attente du grand sauveur, voilà que je me retrouvais dans la peau de… Super Clodo !
« Il est dingue ! »
Je me pris une grande baffe dans la figure, et je me retrouvai inanimé sur le sol jonché de mégots. Saleté d’alcool…
Quand je me réveillai quelques heures plus tard, il n’y avait plus de cranes rasés, juste le corps inanimé et meurtri de la jeune femme à mes côtés. Je ne savais plus vraiment ce qu’il s’était passé, mes souvenirs étaient confus. Faut dire que quelques années de pratiques psychotropiques avaient quelque peu entamé mes facultés mentales.
Elle se réveilla enfin. J’avais nettoyé des serviettes de bain que j’avais humidifié avec de l’eau tiède. Je lui épongeai délicatement le front, je m’attendais à ce qu’elle se recroqueville sur elle-même, me repousse, je me préparais à soutenir un long silence. Je pensais que ce serait une réaction normale après tant de sauvageries. Il n’en fut rien. Elle me dévisagea avec des yeux admiratifs, ce qui me paraissait être presque une scène baroque. Habituellement, on me regarde avec condescendance ou compassion. La dernière fois que j’avais eu le droit à de l’admiration, je venais de vivre un grand drame, ma mère m’avait mis au monde sans ma permission. Cette jeune femme me caressa ma vieille barbe, une véritable méta-scène, puis elle me glissa dans l’oreille : « Tu es mon insoupçonnable héro. » Là, je ne comprenais plus rien.
(à suivre)