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Billet de blog 2 mars 2022

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Ukraine : tentative d'éclairage philosophique en classe de terminale

Très certainement plutôt la connaissance que la guerre, violence qui marque le plus souvent une absence de connaissance. Beaucoup de peurs dans les classes exigent d'en revenir à la connaissance pour proposer, non pas une méthodologie de résolution des conflits mais simplement proposer quelques arguments pour nous détourner de la violence trop facilement légitimée ces temps-ci.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ma réflexion a démarré ainsi, à partir de ce que j'ai vraiment entendu au lycée de la part d'un collègue enseignant qui ne cherchait pas du tout à plaisanter, je ne l'ai pas compris tout de suite : "Une balle entre les deux yeux des dingues, et ainsi on règle définitivement les conflits, celui-là comme les autres". J'ai simplement répondu : "Qui la tire, au nom de quel droit?" la confusion est telle que je ne sais si je dois ajouter ici que cela m'a effroyablement impressionné. D'où le petit texte suivant qui a servi de base à une tentative d'éclairage auprès de mes classes. 

Confusion de la violence : l'humain et ses limites. Où sont-elles vraiment ? Dans son amour démesuré de la guerre pensant avec Clausewitz que les problèmes humains se règlent par elle alors qu’elle est à chaque fois un échec de la raison, un échec de l’échange, un échec de la diplomatie. C’est au fond un amour de la violence considérée comme bonne ; là est notre attachement profond, notre foi devenue un lien, là est notre limite. Là est notre échec d’être humain. Il n’est pas définitif. 

Là se situent nos limites, cette  même sempiternelle impuissance devant la violence : que pouvons-nous faire?

La question est légitime. Nous devons y travailler parce que, en tant qu’enseignants, en tant que jeunes, nous avons tant de choses à faire ensemble. Nos jeunes ont besoin de sciences, historique, sociologique, philosophique, politique. Il n’y a pas d’autre alternative que la connaissance, non pas la reproduction de son corpus, mais son développement au sens de son accroissement. Je veux parler de solutions nouvelles. Nous ne le croyons plus et nous retournons dans le passé pensant y trouver des recettes toutes faites parce que Poutine est comme Hitler et la Russie d’aujourd’hui comme l’Allemagne nazie d’hier. On ne peut guère faire pire pour s’enfoncer dans la guerre.

En ce cadre,  construire le bouc-émissaire, désigner le contradicteur comme un ennemi, puis légitimement tuer le contradicteur est la manifestation de cette limite. L’espace de la démocratie, jamais encore advenue,  est exactement son contraire : il est le lieu où le contradicteur est une bénédiction, car c’est elle, la contradiction,  qui fait naître une humanité sans cesse renouvelée. Nous ne le croyons plus et nous nous retrouvons très logiquement devant des monstres.

Venons en aux faits : Anna Politkovskaïa, que j’avais lue à l’époque, journaliste russe fut assassinée en 2006 probablement par les services secrets russes. On ne peut donc la soupçonner de russophilie délirante, elle écrivait à propos de  Poutine (lire Le Un de cette semaine) : « Ce n’est pas un tyran ni un despote né. Il a juste été formé à réfléchir selon des catégories qui lui ont été inculquées par le KGB, dont l’organisation représente à ses yeux un modèle idéal. » 

Pour moi ses propos, en quelque sorte de psychologie, de sociologie appliquée sont très justes ; je voudrais les approfondir et partager avec vous quelque chose qui me tient à coeur et avoir votre avis sur cette chose. 

Car cette semaine, un matin en arrivant en classe, j’ai été gentiment interpellé au sujet de la crise ukrainienne, en substance : « Vous en pensez quoi, M. Lemaître de ce buveur de sang ukrainien qu’est Poutine ? » La peur est en effet palpable dans les classes ; je puis en témoigner car je l’ai lu dans leur papier. Beaucoup plus la peur que le désir de guerre, chez nos jeunes.

Je ne suis pas Poutinologue mais n’ayant pas eu la présence d’esprit de leur répondre sur le champ, j’y repense maintenant et je me dis d’abord que cette situation grave se résume à peu près ainsi : une frontière a été franchie contrevenant aux règles les plus élémentaires du droit international. Evidemment, mes mots n’y peuvent rien, cependant ce conflit comme la plupart des autres comporte des éléments, dont, si certains sont communs voilent peut-être les autres qui nous restent inconnus et qui le resteront sans doute encore longtemps pour les citoyens lambdas que nous sommes. Dans les grands médias en tout cas du matin au soir, la condamnation est en effet par chez nous quasiment unanime, presque parfaite, je ne voudrais pas qu’elle nous empêche de comprendre et d’expliquer. 

Un élément connu de tous : la géographie est une clé. Quand on regarde la carte : l’Amérique du nord à l’ouest, la Russie à l’est, articulés selon le concept connu maintenant de Thucydide qui est un piège mortel pour les peuples et au milieu de ces deux puissances impérialistes, l’Europe broyée qui est une lumière maintenant trop déclinante pour penser et agir. Bref, Jon Snow l’a dit : « winter is coming ».

Un élément trop peu connu et de mon point de vue décisif. Je prends une image : l’homme qui chute d’une haute tour de cent étages ; comment l’arrêter ? Je crois que l’historien, mieux que quiconque, connaît la puissance de l’enchainement logique et chronologique des événements, sait qu’en raison de l’inertie historique… Il est vain de tendre les bras par la fenêtre pour la freiner. Et encore plus vain de ne chercher à comprendre qu’à partir d’un arrêt sur image. Nous avons eu déjà, et nous devrons nécessairement, un jour proche j’espère, voir une négociation, une diplomatie sur les décombres. Il n’en a hélas jamais été autrement, il ne peut en être autrement. C’est pourquoi à la question ; qu’est-il possible de faire aujourd’hui ? Je réponds : s’il n’est pas possible de ne pas attendre que la bombe ait achevé sa chute, peut-être pouvons-nous chacun anticiper l’explosion qu’elle va produire ? Je crois cela possible. Encore une fois en donnant la parole aux chercheurs, aux enseignants, aux scientifiques et non aux moralistes, dès aujourd’hui. Cela n’a pas de sens d’accorder une valeur à la chute.

C’est cela que je cherche vraiment à écrire : trois mots pour une généalogie de la violence. Vous me direz, si vous le voulez,  à partir de quand vous bifurqueriez de mon analyse. Supposons une violence commise, c’est à dire la transgression d’une règle commune entre deux protagonistes qui en ont connaissance et supposons aussi un observateur qui se juge lui-même observateur impartial de cette situation parce qu’il n’attaque ni ne se défend. Il est celui qui voit, par sa fenêtre, au 50ème étage, l’homme qui chute.

L’État politique en général qu’il soit dictatorial ou tyrannique, démocratique ou républicain a toujours su, pour se conserver, théoriser la légitimation de sa propre violence, ce que Max Weber, précisément dans ce type de contexte, a nommé la « violence légitime ».

Face à cette violence légitime, évidemment l’autre est nécessairement illégitime. 

Cette violence illégitime du point de vue de celui qui la commet ne l’est pourtant pas, parce qu’il s’appuie sur un autre ordre. Par cela il est de son point de vue, aussi totalement rationnel. Ainsi deux logiques rationnelles s’affrontent. Cela est inconditionnel ; en diplomatie qui ira s’asseoir à la table du fou?

Sauf à penser comme le font les observateurs se jugeant impartiaux que la violence est toujours irrationnelle ou folle alors que sans la justifier il est  possible et nécessaire de comprendre et d’expliquer : le contraire reviendrait à nier l’entreprise historique, sociologique et philosophique. Son impartialité ne consiste donc pas à adopter un point de vue moraliste manichéen s’il cherche à son tour à éclairer le conflit : les règles de la diplomatie et de la négociation ne peuvent pas reposer sur un axe moral.

Je veux dire que, se fondant sur une position morale, piégées dans deux rationalités qui s’affrontent violemment, elles ne pourront alors que que décréter au mieux l’irrationalité de l’autre, au pire sa folie. Dans le cas contraire, comprenez que ces deux rationalités ne se feraient pas la guerre. L’impartialité des observateurs qu’ils soient proches ou lointains consiste essentiellement, dans le cadre d’une négociation, et non d’un procès, pour une résolution du conflit, dans l’évitement constant d’une assignation, d’une posture moralisante cherchant le camp du bien pour s’y placer soi,  même si la tentation est grande. Dès lors si j’incarne politiquement le camp du bien, le préalable impossible pour une négociation consistera pour l’adversaire en cette reconnaissance. Ce qui est impossible ; de là l’idéalisme qui mène à la guerre.

Car c’est bien la posture morale, disons moralisatrice, qui va empêcher, l’ouverture, la création, l’apport de connaissances pour la résolution des conflits. Elle engendre par la condamnation, l’aveuglement. Elle ne fera que renforcer la violence du conflit jusqu’à ce que le plus puissant l’emporte. Kant a parfaitement expliquer ce lien incroyablement destructeur entre dogmatisme et moralisme.

C’est tout au contraire, la connaissance, historique, sociologique, philosophique politique qui va ré-ouvrir le champ des possibles. Qui y croit encore aujourd’hui : la raison, la science. La science ne repose pas en effet sur la morale. Hannah Arendt explique cela dans les origines du totalitarisme : il peut y avoir une organisation, plutôt une désorganisation, au détriment de la vérité des faits, des données incitatrice du chaos historique. La connaissance, telle que je l’évoque ci-dessus, permet dans cet espace politique propice de dégager des bases communes de connaissance qui seules vont faciliter la résolution des conflits. C’est à dire un apport nouveau de connaissances, une création actuelle en phase avec le réel tel qu’il est, en l’occurrence conflictuel, destructeur, guerrier. Notre réel est inédit, et si nous pouvons, nous devons, nous inspirer du passé pour comprendre, en aucun la transposition des analyses de l’entre-deux guerre pour aujourd’hui, n’apportera de bonnes solutions  à la guerre d’aujourd’hui. 

Ma position d'enseignant : Oui la question se pose : comment ne pas comprendre que notre terre est habitée par des êtres humains qui veulent simplement y vivre, et qu’un champ de bataille est un concept théorique, comme ceux qu’on voit dans le métaverse, n’est jamais vierge d’enfants qui cueillent des fleurs, de femmes qui aiment, d’hommes qui labourent leur champ. Ces être sont vivants, en aucun cas des avatars. Je suis exactement sur le ligne de M. De Villepin. J’en suis très persuadé ; la seule voie de sagesse possible pour l’observateur impartial : la parole, la diplomatie, la négociation, toujours et toujours. Retrouver la raison. Face à lui les semeurs de guerre qui pensent qu’ajoutant la violence à la violence, le conflit trouvera ainsi sa solution : ce ne fut historiquement, jamais le cas, sauf à considérer que le feu qui couve, que le conflit larvé, sont de vraies paix. Comment ne pas comprendre que nous sommes dans l’idéologie la plus abjecte, qui aujourd'hui se répand parce qu'elle est "confusianiste", à penser que les protagonistes, les belligérants s’affrontent comme sur des cartes de jeux où on déplace avec de petits bâtons les forces armées : mes chars par ici ; mes missiles par là, mes divisions ici et là. Le champ de bataille est très souvent un champ habité. Or aujourd’hui, au coeur d’intérêts plus valorisés qu’eux, les peuples  comptent souvent  pour rien. Ils reviennent le plus souvent à l’existence comme prétexte. Nous ne savons pas assez que ce sont eux qui souffrent, meurent et disparaissent et si les familles quittent leur ville devenue champ de bataille, elles le font dans la douleur, devenues comme on dit des réfugiés. De Villepin a dit hier ou avant hier au sujet des boute-feux : « Vous dites que la France doit envoyer des militaires en Ukraine parce que Poutine inflige des souffrances aux civils, ce dernier point est vrai, moi je vous dit que votre réponse militaire, si elle devait voir le jour aggraverait leur souffrance, c’est ce que vous voulez? »

Je conclus ainsi.

Eloignés que nous sommes des réalités de souffrance que connaissent les gens là-bas, nous pouvons adopter sur les plateaux de télé ou dans nos classes des positions si théoriques qu’elles en deviennent idéologiques. Nous devons travailler concrètement par l’acquisition de connaissances qui visent le réel, à notre position d’observateur impartial, et bien comprendre que les appréciations, voire les jugements moraux à l’emporte pièce mettent, ici, par chez nous, en quelque sorte le feu à la plaine déjà quelque peu embrasée par la crise sanitaire. L’observateur partial, souvent médiatique, confond inconsciemment son intérêt qu’il projette sur sa connaissance du monde. L’observateur impartial librement et en vérité peut connaître. Cela est essentiel pour la résolution des conflits. Que ce soit pour le lointain comme pour le local. Mais ce sont là d'autres questions que je n'aborderai pas ici.

Notre responsabilité est de ré-ouvrir, chacun, par la connaissance un véritable champ des possibles. Je n’ai jamais cru que par la violence, ce fut jamais possible. Il en va de notre responsabilité, de notre dignité d’être humain. Je ne comprends pas, bien que finalement je le comprenne si bien aujourd’hui,  qu’on dénie cette puissance à la parole, à la raison qu’on nomme en géopolitique internationale, diplomatie, pour croire désormais, ce qui est une absence terrible de foi, à l’instar de Clausevitz, Schmitt et combien d’autres, à la guerre. C’est une désespérance, une déréliction à laquelle, même si nous mettons un genou à terre, parfois, nous devons résister. C’est bien là, un problème de classe ; ceux qui théorisent certaines théories de la guerre, ne la font pas. Je voudrais retrouver, pour vous proposer une autre théorie de la guerre qui ne correspond pas aux canons actuels. Car évidemment, je ne me situe pas non plus du côté des pacifistes bêlants : la guerre a sa possibilité, sa légitimité. Et ses conditions, selon moi, pour la France aujourd’hui, ne sont pas remplies.

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