Je souhaite simplement réagir à l’article où j'ai eu l'impression d'assister à une mise en scène quotidienne d'une violence sociale devenue ordinaire.
D'un point de vue scientifique, on peut considérer comme acquis qu’il n’y a ni dieux ni diables. Et pourtant on retrouve diverses formes immanentes de ces transcendances auxquelles on finit par croire tant les démonstrations proposées semblent convaincantes. Ce n’est plus, « Dieu existe, je l’ai rencontré », mais « le génie existe je l’ai vu, de mes yeux vu, c’est l’IRM qui m’a montré sa photo ». Ceci est irréfutable. D'où la phrase, de mon point de vue proprement incroyable écrite tout en haut de la première colonne, page 7 : je cite « Ces trois piliers de la créativité ont été observés pour la première fois dans le cerveau, grâce aux méthodes de neuro-imagerie les plus perfectionnées ». D'où le sous-titre toujours en page 7 de la revue Cerveau et Psycho de mars 2018, je cite : « Le génie fait fonctionner trois réseaux cérébraux » (souligné par moi), comme s’il existait une forme supérieure, évidemment immanente au corps mais présente d’une façon mystérieuse dans le cerveau capable de le faire fonctionner d’une façon géniale. Incroyable pour moi, parce qu’observer deux, trois ou quatre piliers de la créativité revient, d’une part à faire de l’idée un mécanisme et d’autre part à laisser penser qu’une image du génie ou de ce qui est génial est possible, c’est à dire qu’en fait la science serait capable de prendre des photos de ce mécanisme et de dire au sujet de ces photos : « voici le génie en marche ! ». Pourtant la créativité est un mouvement or une photo est une simple image, une représentation distanciée du réel comme l'est l'imagerie cérébrale, du cerveau.. Un peu comme si quelqu'un sur une plage de Vendée prenant une photo des vagues s’étalant sur le sable écrivait : « voici l’Océan Atlantique ! »: cela ne veut pas dire grand-chose et pourtant... Pour en revenir aux piliers cérébraux du génie, c’est un grave biais introduit pas le langage qui peut induire de graves erreurs d’interprétations sur le plan social, des conséquences violentes sur le plan social. Je crois qu’il touche particulièrement les neurosciences.
On me répondra sans doute qu’il s’agit d’une rhétorique pédagogique nécessaire dans une revue destinée au grand public pour faire comprendre aux lecteurs un peu lents les ressorts de la créativité cérébrale. Je suis certain plutôt qu’on ne le respecte pas de cette façon. Je pense aux étudiants, aux amateurs de science qui vont se trouver embarqués sur une ligne de crête dangereuse. Nous avons déjà connu cela par le passé.
Pour ma part, je suis capable d’expliquer qu’il n’y a aucune créativité photographiable dans le cerveau et qu’aucun génie de la pensée ne s’y loge même si le prétendait Descartes. Comme il n’y a ni Dieux ni diables au sens où on l’entend habituellement, il n’y a non plus ni génie ni monstre. Il est important comme l’explique Hannah Arendt de considérer le fait dans toute son irréductibilité et en l’occurrence dans cette discipline scientifique que sont les neurosciences, d’en rester au fait, à ce que doivent circonscrire les faits. Toutes les interprétations sont possibles et souhaitables à la condition nécessaire de respecter intégralement le fait scientifique en question. Il ne s’agit plus du tout de pédagogie mais très clairement d’idéologie, dont il faudrait mettre en évidence le discours qui a à faire avec une tyrannie douce mais non moins violente d’un nouveau genre sur laquelle peut-être je reviendrai qui consiste, s’il faut en dire quelques mots, à placer cette science dans un champ qui n’est pas le sien pour lui faire dire dans un domaine qui lui est étranger, une vérité d'un autre ordre. Dès lors capable, dans une activité pseudo-scientifique, de réactualiser un racisme culturel, un néo racisme, celui clairement aperçu et dénoncé par Lévi-Strauss dans « Race et culture » à son époque, à la façon dont fonctionnait la phrénologie il y a cent ans. Je crois que nous sommes en train d'assister à cette mise en scène.
Car ce qui est grave et implicite dans ce type de discours ce n’est pas tant de dire qu’il y a quelques piliers de la créativité dans le cerveau c’est de comprendre ce que vont comprendre la majorité des lecteurs : si le génie existe, le monstre aussi existe, il faut relire le texte si dense et si profond de Montaigne dans ses essais au sujet du monstre. Car le monstre est la face inversée du génie, c’est au fond le même être. On fera de l’un un dieu vivant permettant la prosternation des foules et on fera de l’autre ce qu’on a toujours faits des monstres depuis l’époque de nos grands philosophes antiques. Car si l’on créée de toutes pièces le génie comme nous l’explique Nietzsche dans « Humain, trop humain », ce n’est pas sans raison et de constater que la science participe à ce grand récit de la naissance du génie me laisse plus que perplexe. Le génie participe de la docilité sociale, masse rassurée de n'être ni l'un ni l'autre.
Le biais est trop net, trop net pour ne pas être aperçu entre des faits établis par des techniques d’imagerie cérébrale et une interprétation totalement aérienne, totalement abstraite de la réalité du fait, abstraction dans le mauvais sens du terme. La meilleure preuve de cette dysphasie réside dans l’évaluation du test proposé. Nous lisons en effet tout en bas de la 1ère colonne de la page 7, je cite : « Chaque proposition est évaluée par des juges, qui prennent en compte l’originalité, la nouveauté, mais aussi la fonctionnalité ou l’intérêt pratique de chaque idée.» C’est bien connu en effet le génie, l’idée géniale se caractérise par sa fonctionnalité ou son intérêt pratique. Que l’on comprenne bien ce qui est avancé : s’il y a originalité, nouveauté, elles sont enfermées dans un pragmatisme à la mode évalué. Nous aimerions bien connaître les critères de l’utilité qui ont servi aux juges. Ne seraient-ils pas dès lors démunis devant une création artistique à moins que celle-ci n’ait plus ce titre si le génial est l’utile ? A moins que nous souhaitions de futurs autodafés ? Bizarre évaluation.
Synthétisons : Pourquoi donc les trois piliers de la créativité ne peuvent s’observer dans le cerveau, il faut s’expliquer là-dessus ?
Parce que si la créativité existe, aucune photographie la plus subtile, la plus technique soit-elle ne peut en effet observer le génie pas plus d’ailleurs que la monstruosité. Si l’exercice coutumier du langage le laisse croire parce que ce mot, génie existe, l’existence particulière de ces idées qui lui sont associées dans l’esprit, nous dirait Wittgenstein dans « Le cahier bleu » ne permet pas d’induire leur réalité. De la même façon que l’idée de monstre qui peut exister dans notre esprit ne correspond proprement à rien dans le réel. Le génie comme le monstre sont des constructions de l’esprit qui n’ont rien à voir avec ce qui est observable. Ce n’est que tyranniquement que nous en avons besoin. La vraie question est pourquoi ?