Répondre à la réponse, rebondir sur un plan de communication, se défendre face à un entretien d’une grande complaisance : il y a de quoi hésiter. Mais dans la longue interview de la réalisatrice et comédienne Maïwenn publiée dimanche 11 juin par le Journal du dimanche, Mediapart est mis en cause sans aucun point de vue contradictoire.
Notre journal n’a jamais été contacté, ni son président Edwy Plenel, ni le coresponsable du service enquêtes Fabrice Arfi, ni la journaliste Marine Turchi, pourtant tous·tes cité·es nommément dans cet interview de deux pages. Un entretien signé Marie-Laure Delorme, coautrice en 2020, d’un livre avec Hervé Témime, avocat, jusqu’à son récent décès, de Maïwenn.
Nous y lisons, sidéré·es, une interminable justification de l’agression d’un journaliste, Edwy Plenel (pour laquelle une procédure judiciaire est en cours), et une attaque en règle contre notre travail sur les violences sexistes et sexuelles, au cœur des priorités éditoriales de notre rédaction depuis plusieurs années.
Voilà pourquoi il nous semble important d’apporter des précisions factuelles et de corriger des contrevérités manifestes – je le fais ici comme responsable éditoriale aux questions de genre de Mediapart et coordinatrice des enquêtes sur les violences sexistes et sexuelles.
Pendant notre enquête de 2018
En 2018, Mediapart a longuement enquêté sur les accusations visant le réalisateur et producteur Luc Besson, ex-mari de Maïwenn. Il était alors visé par une procédure judiciaire et nous avons révélé le témoignage de plusieurs autres femmes le mettant en cause pour des violences sexistes et sexuelles – Luc Besson, qui a toujours nié « tout comportement inapproprié et répréhensible », a depuis bénéficié d’un non-lieu en France concernant l’une de ces accusations, la plainte pour viols de Sand Van Roy.
Dans ce cadre, nous avons sollicité plusieurs ex-compagnes de Luc Besson. Lors de nos enquêtes, nous hésitons toujours longuement avant de contacter, ou non, une ancienne compagne, un ex-mari, une amoureuse de jeunesse. Nous ne le faisons pas toujours. Nous le faisons quand nous estimons que cela peut éclairer une enquête. Dans tous les cas, on a pu nous le reprocher. Nous le comprenons.
Car pour un·e « ex », un·e compagne, découvrir des accusations visant celui que l’on a aimé, avec qui on a partagé une intimité, avec qui on élève des enfants, est difficile, souvent douloureux. Ce surgissement peut bouleverser des équilibres personnels, des édifices parfois fragiles.
En 2018, contactée par mail à deux reprises, Maïwenn n’a pas donné suite à notre demande d’entretien. Nous avons estimé qu’il ne fallait pas insister et respecter son refus de répondre. Cette position a d’ailleurs été adoptée à l’époque par d'autres ex-compagnes.
Après publication, Maïwenn fait part de son étonnement auprès de Fabrice Arfi, coresponsable du service enquêtes de Mediapart, qu’elle a rencontré pour discuter de l’adapation d’un de ses livres (D’argent et de Sang, Seuil, 2018). Marine Turchi contacte alors de nouveau la réalisatrice. Elles ont alors un premier échange téléphonique de plus d’une heure le 8 octobre 2018. Elles se rencontrent ensuite le lendemain, au domicile de Maïwenn pendant près de 3h30.
La réalisatrice demande que rien ne filtre de ces longs échanges. Nous avons respecté son choix. Nous n’en avons jamais dévié, ni à l’époque, ni depuis. Dans aucun des articles publiés sur cette affaire (lire notre dossier complet, jusqu’au non-lieu dont a bénéficié Luc Besson). Maïwenn le reconnaît elle-même dans le JDD.
L’intérêt général : la boussole de la presse
Faute d’éléments tangibles, elle insiste alors sur un article publié en 2021, sous la plume de Marine Turchi, enquêtrice confirmée et spécialiste de #MeToo. Intitulé « Affaire Luc Besson : une instruction à trous », il dresse le bilan de la procédure judiciaire dont les investigations s’achèvent.
Le nom de Maïwenn ne figure ni dans le titre, ni dans le chapô, ni même dans les deux premiers tiers de cet article. Elle n’en est ni l’objet, ni le cœur : sur les 13 700 signes qu’il contient, seuls 1 800 portent sur les éléments que la réalisatrice a livrés à la justice dans le cadre de l’enquête préliminaire visant Luc Besson.
Son audition avait été révélée par de nombreux médias plusieurs mois auparavant (dans Paris-Match, Le Point, Madame Figaro, dans la presse people).
Il était donc inconcevable de ne pas mentionner à notre tour la version de Maïwenn. Si nous ne l’avions pas fait, on nous aurait reproché un article partiel, voire partial. Le reproche aurait pu être justifié.
Par ailleurs, Mediapart n’a fait état que d’éléments d’intérêt public, et choisi délibérément de ne pas citer ceux qui étaient sans lien avec l’affaire Besson.
Comment oser alors parler de « viol moral » comme le fait Maïwenn dans le JDD ? Et pourquoi l'énoncer aujourd’hui à propos de Mediapart et pas des autres médias, deux ans après ? C’est absolument incompréhensible.
Par ailleurs, Mediapart s’est fixé comme règle de respecter le consentement des victimes dans les affaires de violences sexistes et sexuelles : contrairement à d’autres rédactions qui assument d’autres choix, nous ne publions pas le témoignage d’un·e personne sans son accord.
Mais Maïwenn n’est pas dans ce cas de figure : elle est témoin, et non plaignante ; comme nous l’avons écrit, elle défend Luc Besson, y compris quand elle évoque une dispute violente ; elle estime que la plaignante principale a pu avoir une démarche « intéressée ».
Ces éléments, d’intérêt public, et publiés dans de nombreux médias bien avant l’article de Mediapart, devaient figurer dans notre enquête. C’est l’évidence.
En arrière-fond, un débat sur #MeToo
En réalité, ce qui se joue va bien au-delà : il s’agit de mettre en cause un journal qui n’a jamais renoncé à enquêter sur #MeToo, dans tous les lieux de pouvoir, dans tous les milieux, y compris dans le cinéma. Marine Turchi est l’autrice de l’enquête révélant le témoignage d’Adèle Haenel, et de celle concernant, plus récemment, Gérard Depardieu, elle a beaucoup travaillé sur le 7e art. Les attaques mettant en cause son travail aujourd’hui ne relèvent pas du hasard.
Maïwenn ne s’en est pas cachée : elle a souvent critiqué #MeToo ces dernières années, tout en soutenant le principe. Elle a soutenu Roman Polanski, attaqué Adèle Haenel et le mouvement féministe (« radical »). Elle en a même fait un étendard en choisissant Johnny Depp, acteur mis en cause pour des violences conjugales, pour son dernier film et en organisant sa « rédemption » lors du dernier festival de Cannes.
La réalisatrice en a parfaitement le droit. Là n’est pas la question. Mais ne soyons pas dupes de l’offensive médiatique et politique contre #MeToo à laquelle elle participe aujourd’hui, avec le JDD.
Enfin, ne l’oublions pas : cette affaire, qui n’honore guère le débat public, illustre une forme d’impunité sociale légitimant l’agression du directeur d’un journal. Si un·e gilet jaune mécontent, un·e militant·e des quartiers populaires, une féministe dépitée du devenir judiciaire d’un dossier, un quidam socialement blessé avait agressé sans dire un mot le directeur d’un média, tout le monde s’indignerait.
Le fait d’être en désaccord avec un journal, quelle que soit la légitimité ou non de ce désaccord, ne saurait autoriser cette attitude. Ici, Maïwenn fait le jeu d’un monde qui ne voit que la violence dont il fait l’objet et légitime celle qu’il diffuse lui-même. Faut-il rappeler qu’Éric Zemmour, quand il fut interpellé avec virulence dans la rue (avant qu’il soit candidat), a eu droit à une émotion médiatique générale et à un appel du président de la République ?
Voir aujourd’hui plusieurs médias écrits ou audiovisuels banaliser l’agression, reconnue par son autrice, du directeur d’un journal, ne peut que nous inquiéter sur le climat qui règne dans notre pays.