Faire des coups, saturer l’espace, dicter l’agenda : face à la stratégie sans surprise du futur probable candidat à la présidentielle Éric Zemmour, le pire serait de tomber dans le piège qu’il nous tend. Le polémiste d’extrême droite veut que l’on parle de lui. De lui et des thématiques qu’il impose dans le débat public jusqu’à la nausée.
Alors quand il évoque Mediapart dans son dernier livre (patiemment décrypté par Lucie Delaporte), la tentation est grande de hausser les épaules et de continuer notre chemin. Elle est aussitôt battue en brèche par le chiffre des ventes de ses ouvrages, et l’idée que des lecteurs ou lectrices pourraient s’interroger, de bonne foi, sur notre travail.
Les propos de Zemmour s’inscrivent aussi dans un air du temps conservateur et réactionnaire, hostile par principe à la couverture des violences sexistes et sexuelles dans la presse. Une petite musique à laquelle plusieurs médias contribuent régulièrement.
« Mediapart est déjà sur ton dos »
Dans La France n’a pas dit son dernier mot (Rubempré, 2021), le polémiste met en scène des partisans qui le préviennent qu’en cas de candidature, sa « vie privée serait étalée à l’encan », ou qu’il risque un « contrôle fiscal ». «“Mediapart est déjà sur ton dos, ils vont te trouver une fille qui t’accusera d’agression sexuelle, de viol ; c’est facile aujourd’hui. Il suffit qu’elle se déclare sous emprise. Et une femme sous emprise, qu’est-ce que c’est sinon ce qu’on appelait naguère une femme amoureuse ?” », écrit-il ensuite en reproduisant un dialogue reconstitué.
Zemmour évoque aussitôt le cas de Dominique Strauss-Kahn, dont l’ambition présidentielle s’est effondrée le jour de son arrestation, en mai 2011, par la police de New York, après une plainte pour viol. Puis il conclut : « Il paraît que les jeunes journalistes, émules d’Edwy Plenel, se contemplent comme des chevaliers blancs épris de vérité, alors qu’ils sont les obscurs et médiocres agents d’un totalitarisme de la transparence. La “mediapartisation des esprits” est le cancer de notre République agonisante. »
Dans un autre passage, Zemmour suit le même raisonnement pour parler de Tariq Ramadan, mis en examen après plusieurs plaintes pour viol (voir le dossier de Marine Turchi). « Je ne sais rien de cette histoire, mais je demeure convaincu qu’il est tombé dans un piège », écrit le journaliste de CNews et du Figaro, dont les diatribes anti-musulmans (comme le rappellent cette chronique d’Antoine Perraud ou cette analyse d’Edwy Plenel) lui ont valu plusieurs procédures judiciaires (lire l’article de David Perrotin).
Si sa défense de Ramadan peut paraître incongrue, elle illustre le rapport aux puissants qu’entretient Zemmour. Si, à ses yeux, les hommes accusés publiquement sont victimes de vengeances et d’une masculinité bafouée, il n’a aucune hésitation, dans le même livre, à accuser les immigrés, notamment jeunes, d’être des agresseurs sexuels.
Plus largement, sa ligne, sur les femmes, la masculinité, la légitimation du viol, etc., est largement connue depuis des années, et singulièrement depuis la publication du Premier sexe (Denoël, 2006 – lire la page 3 de notre enquête).
Sept femmes l’accusent de violences sexuelles
Mais elle s’inscrit dans un contexte nouveau : entre-temps, Zemmour a lui-même été accusé par de nombreuses femmes de violences sexistes et sexuelles. Le polémiste se garde bien de les évoquer – il les balaie en discréditant par avance notre travail. Restent les faits, nombreux.
En avril, Mediapart a publié une première enquête, dans laquelle cinq femmes, dont deux à visage découvert (l’élue de gauche d’Aix Gaëlle Lenfant et la journaliste Aurore Van Opstal), évoquent des faits pouvant être qualifiés d’agressions sexuelles. Une journaliste, qui a requis l’anonymat, rapporte des faits similaires, ainsi que deux anciennes salariées de la chaîne i-Télé (aujourd’hui disparue et remplacée par CNews). Enfin, deux femmes évoquent un comportement inapproprié au travail, l’une au Figaro, l’autre à CNews.
Comme souvent dans ce genre d’affaire, la publication de notre première enquête a suscité de nouvelles prises de parole : nous avons publié une deuxième enquête, le 30 mai 2021, dans laquelle deux nouvelles femmes accusent Zemmour de violences sexuelles, dont l’une a conservé un SMS datant de 2018 : « Alors j attendrai que vous m’invitiez chez vous pour vous violer ! »
Au total, ce sont donc sept femmes qui accusent Éric Zemmour de violences sexistes et sexuelles, et plus particulièrement d’agressions sexuelles. Plusieurs autres témoignages évoquent un comportement inapproprié dans un cadre professionnel.
Plusieurs mois d’enquête
L’ensemble de ces récits, recueillis sur plusieurs mois, est corroboré par, selon les cas, des déclarations de proches, des documents – notamment des messages –, des confidences de collègues… Et Mediapart a bien entendu sollicité Zemmour avant publication – il a décliné toutes nos demandes d’entretien.
Au passage, à aucun moment les personnes citées n’ont affirmé avoir été sous « emprise ». La seule occurrence du terme, important au demeurant pour comprendre les violences sexuelles, figure dans une citation d’une des personnes expliquant qu’elle n’est pas dans cette situation…
Qu’Éric Zemmour cherche à faire diversion, il n’y a là rien de surprenant (ni d’inédit). Que cette stratégie semble porter ses fruits est plus inquiétant. Depuis sa non-annonce de candidature, combien de fois a-t-il été interrogé sur le sujet ? Dans combien d’articles ou d’enquêtes sur sa supposée irrésistible ascension ces accusations, étayées, ont-elles été évoquées ? Souvent, en passant. Comme si une partie de la presse avait, elle aussi, envie de revenir au monde d’avant #MeToo.
Mediapart continue, de son côté, à mener ses enquêtes, à conduire des entretiens, à produire des analyses pour comprendre, en texte, en photos et en vidéo, les bouleversements que ce mouvement mondial provoque dans nos sociétés.