La répression policière comme seule réponse à cette riposte – présentée par les médias comme une violence des manifestants (parce que les média, disait-on encore par euphémisme, sont « à la solde » des riches, pour ne pas dire qu’ils étaient les organes de propagande de grands patrons qui auraient pu être nommés) dans la foulée de l’évidence bien plus documentée depuis cinq ans d’une escalade de la violence policière (elle effectivement « à leur solde » par État – i. e. contribution populaire – interposé), avec son mépris flagrant et ses tirs autorisés, qui avaient fait mort d’homme, Rémi Fraysse, en 2012, dans ce qui restait de la zone humide du Testet, et culminaient, après quelques répétitions urbaines, dans le scandale Benalla révélant l’existence d’une milice présidentielle à l’Élysée, avec ses ministres aux airs louches, ces barbouzes qu’on aurait dit sortis d’un Tintin inédit, ses malfrats mal rasés, cirés, lanvinisés, quand ils n'étaient pas cagoulés, et la surenchère dans le mépris de classe affiché par leur boss, ce : « Qu’ils viennent me chercher ! » de chef de gang jeté par un « Président de la République » à un peuple indigné par les débordements policiers du 1er mai (2018) – ont été le déclencheur d’une prise de conscience, pas seulement de la violence de l’État pour ceux qui l’ignoraient encore, mais de quelque chose qui ne tournait décidément pas rond entre le gouvernement et lui, coïncidant avec l’expérience d’une force populaire se découvrant elle-même dans le mouvement où elle forçait l’ennemi à se démasquer, la mafia politico-financière à se découvrir sous le loup de la légitimité, dépassant rapidement le noyau des premiers protestataires, en même temps – c’est le cas de le dire – que d’une rupture non seulement avec la classe politique, mais d’une manière plus générale avec la frange lèche-cul de la nouvelle France adoratrice de l’argent et prosternée devant la réussite, cette néo-bourgeoisie parisienne américanisée, snob jusqu’à l’inconscience dans son capitalocentrisme mondialisé, hautaine, méprisante, narcissique, auto-médiatisée, avec son fantasme d’une masse inepte, à béret basque, baguette et camembert, figée dans son cliché (mais combien malléable, n’est-ce pas, dont on pouvait faire ce qu’on voulait !) d’une province attardée, d’un pays à la masse, d’un peuple dépassé, d’une nation qui n’avait plus de raison – ni le cœur – d’exister.
Rupture expérimentale, en direct, avec cette France immergée dans la narcose médiatique de cette classe autistique prise en flagrant délit de ne pas voir l’absurdité de sa négation de l’expérience vécue au jour le jour par ceux qui se faisaient bousculer, cogner, piétiner et éborgner. D’un côté un engagement solidaire, simple et clair – trop clair sans doute dans l’élan de sa « naïveté » initiale –, de l’autre un aveuglement servile devant la violence de l’État dont cet entregent médiatique avait pour fonction de couvrir les mensonges en ânonnant ses leitmotiv : comme à Sivens six ans auparavant, comme à Notre-Dame-des-Landes l’année précédente, et, depuis, dans toutes les grandes villes de France.
Sauf que maintenant – avant même que la capitale ne prenne conscience de son encerclement – Paris était dépassé par la province. Du coup, le monde entier pouvait voir, jour après jour, que les médias français mentaient. On a pu alors assister à cette chose étonnante : des images éloquentes, que tout le monde voyait, accompagnées de commentaires aux yeux fermés.
Qui pensaient-ils réussir encore à tromper ? – Ou pensaient-ils anticiper sur la puissance du mensonge une fois que le fascisme aurait gagné ? La deuxième décade du XXIe siècle aura été, entre autres infections, celle de la montée en puissance d’une nouvelle force policière : cette vague bleu acier de robocops qu’on voit maintenant aujourd’hui sur tous les continents, les police des États au service du capitalisme mondialisé.
La deuxième raison de l’amplification de la révolte est venue des concessions insultantes au bout de trois semaines par Macron, ces promesses « trop intelligentes » d’augmentations à prélever sur l’agent public sans toucher à l’ISF.
D’où escalade des revendications et extension du mouvement. « Il nous prend vraiment pour des cons. »
Escalade des revendications
C’est ainsi que la revendication sur la taxe essence fit un bond, depuis la demande d’une augmentation des salaires conséquente jusqu’à un point où l'on pouvait commencer à voir le panorama politico-social dans son ensemble, en partant de son dispositif de base : les prélèvements obligatoires assurés par l’État pour gaver ses locataires privilégiés et conforter ses nouveaux possesseurs : les grands patrons et les très riches, qui n’étaient pas tous Français.
S’en sont suivi, sur fond de « Macron démission », des revendications en ordre ascendant, associées à l’idée assez fantasmatique de « faire plier le gouvernement », moyennant des « prises de pouvoir » plus symboliques que réelles (Paris s’y prêtant, avec son architecture mémoriale), en prenant pour cibles verbales l’Élysée et le Palais-Bourbon.
Point culminant de l’escalade des revendications, l’exigence du rétablissement de l’ISF mettait les taxations de base en miroir de leur finalité au sommet, et signifiait qu’on voyait au profit de qui la machine tournait, qu’on n’était pas dupe du nouveau dispositif compris comme un retournement de celui qui avait prévalu jusqu’alors, au moins théoriquement : un retournement et une perversion – perversion trouble, mal définie, mais désagréablement ressentie comme n’étant pas sans rapport avec l’effet de séduction de la promotion médiatique de l’« ange Macron » par la presse des riches et de tout ce que cela pouvait impliquer de dessous louches, mais aussi avec la pitoyable surenchère populaire sur cette opération de séduction qui avait assuré son élection, ces législatives ahurissantes, dont les électeurs étaient responsables (pour un pourcentage faible mais suffisant, étant donnée la règle électorale non assez fermement remise en question), qui ne s’étaient pas contentés de confirmer une élection présidentielle sujette à caution, mais la sur-validaient, la consacraient – ce plébiscite hasardeux donnant champ libre à l’oligarchie organisatrice de ce quasi-viol de l’opinion publique réduisant l’opposition à néant.
En rappelant la compromission électorale qui avait rendu possible la concentration exorbitante des pouvoirs entre les mains du nouveau président, – qu’on savait pourtant, en l’élisant, être un homme des banques ! –, l’exigence de rétablissement de l’ISF focalisait l’attention publique sur le point critique du dévoiement de la démocratie par le nouveau régime : où, par président interposé, avec sa bande de ministres, l’inféodation de l’État à la finance faisait partir en vrille tout le système étatique, théoriquement au service de l’intérêt général, pour en faire un bureau de légalisation des intérêts financiers.
Peut-être n’était-ce pas encore d’une parfaite clarté pour tous, mais enfin l’écran de la complexité était égratigné, la situation perdait de son opacité, dans la révélation d’un mélange d’injustice fiscale et de subversion de la démocratie, à un degré de corruption inédit à moins de remonter au Second Empire.
– Ce qui était prévisible dès le départ… Marx n’avait-il pas raconté en détail la même histoire avec le coup d’État du 2 décembre 1851 de Napoléon III ? La leçon en avait été rappelée par quelques-uns sans s’embarrasser de précautions. Mais il manquait encore la démonstration “à nouveaux frais” de la dérive. En dix-huit mois de gouvernement pro-financier, on s’en était vu administrer la confirmation systématique, et si tous les dessous de l’élection de Macron n’étaient pas encore dans le domaine public, il n’en était pas moins devenu clair pour tout le monde que la promotion du FN n’avait servi qu’à son utilisation au second tour comme repoussoir (tout comme – qui pouvait l’avoir oublié ? – quatorze ans plus tôt lors du duel Chirac-Le Pen, et comme cela risque de reproduire en 2022, avec un résultat inverse, dont on vient d’avoir un avant-goût avec les élections européennes), et que l’opération aux initiales d’E(mmanuel) M(acron) n’avait eu pour but que de « faire entrer les loups » à l’Élysée.
La conséquence ne s’était pas faite attendre : outre la morgue répandue dans les palais de la République par l’invasion de la meute arrogante des VRP de la finance, la mobilisation de tous les appareils d’État représentatifs et non représentatifs pour légaliser les intérêts de ses dieux invisibles – et toujours pas nommés – promus au rang d’intérêts supérieurs (à ceux) de la nation ; d’où les privatisations, les ventes de forêts, d’aéroports, de barrages, d’usines, les licenciements, la mise en pièces des services publics, la France mise à l’encan, Monsanto adoubé, les pesticides sanctifiés, le racisme encouragé, l’antisémitisme excepté, et les enrichissements pharaoniques et l’accroissement vertigineux de l’écart entre pauvres et riches sur fond d’évasions fiscales à fort tirant et d’états d’exception couvrant un changement de régime qui n’osait pas encore révéler sa face cachée, s’appuyant sur des prérogatives présidentielles aussi extravagantes que mollement dénoncées. D’où enfin le mépris affiché envers la masse des précaires et leur matraquage au propre et au figuré, en attendant les grandes manœuvres policières du gazage, des mutilation et des pénalisation à des fins d’intimidation.