Athènes au – Ve siècle n'a pas inventé l’égalité politique, elle a lancé un débat sur le fait qu'il y avait trop de monde dans les état issus des anciens régimes tyranniques pour qu’ils puissent être gouvernés durablement, sans accommodements, par des minorités.
Ce débat n'existait pas avant, sauf dans les mythes, où l’on prêtait à des « assemblées de dieux » l’élaboration de politiques de catastrophes graduées, visant à diminuer périodiquement la population en surnombre, de manière à repartir pour un nouveau cycle avec un cheptel moins nombreux et moins agité.
Cette prolifération du peuple, irrésistible, et la croissance corrélative d’une turbulence difficile à endiguer, firent débat dès le IIIe millénaire. Leur inversion en injonction à proliférer dans le tardif mythe biblique (« croissez et multipliez »), devenu un leitmotiv des états dévorateurs de peuples, n’en est que plus digne d’être remarquée. Pas plus qu’il n’a pu être évité par les régimes théocratiques, c’est un moment de l'histoire du développement des états qui ne peut plus être ignoré. Il est posé explicitement dans la mythologie mésopotamienne comme déterminant de stratégies catastrophistes, qui ont culminé – après que les « dieux » aient lâché divers fléaux insuffisamment dissuasifs : guerres, famines, sécheresses, épidémies – dans l’arme de destruction massive dont disposaient les maîtres des civilisations hydrauliques de ces anciennes époques reposant sur l’irrigation massive : la rupture des « canaux célestes », le Déluge.
Mais non sans fuite. Avant que les barrages ne soient sabotés d’en haut. Un parmi tous les dieux, Enki, dieu des techniques, fit connaître le dessein secret des dieux à un homme, Ziusudra ("Vie prolongée"), en lui envoyant un rêve. C’est une fuite qu’on a tendance à oublier, malgré de fréquents rappels depuis Jean Bottéro. Ce n’en est pas moins à cette fuite onirique, cette faille dans le système de la complicité des dieux, que l’humanité dut d’être sauvée, d'après le mythe suméro-babylonien qui a servi de modèle à celui de Noé.
Repère pour toute l’humanité (mais pas partout identiquement interprété), parce qu’il s’origine dans le réchauffement climatique planétaire qui a favorisé la naissance des civilisations néolithiques à la fin de la dernière glaciation (celle de Würm, il y a 12 000 ans), ce moment de l’histoire avant l’histoire ne nous est connu que par des mythes. Découvert il y a un siècle et demi, demeuré longtemps exotique (c’était l’époque), avec quelle évidence se déchiffre-t-il à nos yeux désenchantés d’aujourd’hui, comme, pour les pillards qui ont déferlé à l’âge du bronze, quelques six mille ans après le déluge, la métaphore, patinée par les siècles, de l’arme absolue. Elle haussait la « civilisation conquérante », qui s’était approprié les précédentes par la supériorité de ses armes, au rang de puissance égale à celles de l’univers. Devenus « rois divins », c’est-à-dire chefs d’états, et formant une caste nouvelle, bicéphale, clérico-guerrière, ces pillards (que Marija Gimbutas identifia plus tard sous le nom de Kourganes) ne tardèrent pas à tenir sous leur domination plus d’individus qu'ils ne pouvaient en absorber pour en faire des citoyens accomplis. D' « ennemi », l’étranger envahi, en se soumettant, était passé du dehors au dedans de l’état en accroissement continuel. Une masse d’ esclaves étant désormais pour tous les citoyens acquise, les conquérants ne pouvaient avoir avec ces anciens ennemis la même politique.
Ou plutôt, c'est alors que commença à proprement parler la politique : une fois la première Ville constituée et cette population en surnombre, qui réclamait l’égalité des droits, à gérer. La guerre toujours au dehors, comme exutoire aux conflits internes et nécessité économique, et au-dedans la politique, pour tirer profit de la tension maintenue sur les deux fronts. Le dilemme à trancher étant alors – le recours à l’exutoire guerrier étant nécessité de façon périodique et la guerre pouvant coûter plus cher qu’elle ne rapportait – : ou bien avoir des citoyens-soldats qui donneraient le meilleur d’eux-même à peu de frais (au début, à Rome, ils s’équipaient sur leurs propres deniers), ou bien des mercenaires qu’il faudrait chèrement payer pour qu’ils se battent comme il fallait. Dans les deux cas, le butin, but de la guerre, source escomptée du Trésor, risquait de filer entre les mains de ceux qui étaient encouragés à piller. L’ invention, qui fit long feu, des maîtres de la guerre d’alors, fut de fondre le butin, de le fractionner en pièces de monnaie et de faire de l’armée en marche un marché, avec sa horde d’intendants, de serviteurs, de suiveurs, d’usuriers et de prostituées, de manière à ce que, portés par une avidité aussi insatiable que puissamment aiguillonnée, plus les soldats s’enrichissaient, plus ils s’endettaient.
De sorte qu’ils revenaient des campagnes complètement ruinés. Risquant la mort dans la guerre, menacés d’être réduits en esclavage dans la paix, un moment arrivait inévitablement où ils se révoltaient.
C'est de cette manière que la démocratie a commencé un nouveau chapitre de l'histoire des systèmes politiques. Ce chapitre a mis en lumière la contradiction foncière du système étatique en la déployant dans un temps de crises périodiques résolues par des alternances de guerres et de paix. L’histoire officielle a fait de la paix un intervalle et de la guerre une normalité. Comme si la guerre était dans la nature humaine et dispensait de l’expliquer par une économie outrancière, pour laquelle elle était une nécessité. Il faut prendre acte dans l'histoire de ce troisième acte, après la conquête armée et la législation sacralisée : la révolution populaire (on aura tôt fait de la mal nommer « démocratique ») inachevée.
Occulté, étouffé, réprimé, rendu impossible pendant plus d’un millénaire, impensable même avec la montée en puissance, à nouveau, de l’absolutisme, passé un "moyen âge" riche en contrastes dûment gommés – expériences « municipales » et révoltes sévèrement réprimées – le débat politique resurgit à la Révolution de 1789.
On s'est alors trouvés ramenés, entre deux phases impériales, à Aristote, pour à nouveau voir où le système qui les génère ne pouvait manquer de se ressourcer. Du : « Il faut bien que la force ait quelque vertu » (fond de la Politique qu’Aristote enseignait à Alexandre) au : « Les armes, je célèbre » (premiers mots de l'Énéide de Virgile à la gloire d’Auguste), la boucle était en effet bouclée. Mais on n'avait toujours pas réussi à concilier les deux régimes qui ne cesseraient de s’opposer, l’oligarchique et le « démocratique », dont la composition, aux dires des philosophes, ferait le régime le moins imparfait : la république. C’est qu’apparemment antagonistes, ils sont en réalité fondés sur le même principe : le droit de tuer. Et la révolution, en quoi consisterait l’enterrement de ce droit qui n’en est pas un, avorte chaque fois, à peine esquissée.
On pourrait presque dire que l’histoire est l’histoire de son avortement périodique.
Quand on dit "le gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple", la question qu'on voit posée répétitivement depuis Athènes n’est pas d’instaurer ce gouvernement révolutionnaire, ni même de savoir quels pouvoirs accorder au peuple pour le calmer, mais comment le maintenir en dehors de la sphère du pouvoir effectif, tout en étendant les attributs formels de la citoyenneté.