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Billet de blog 4 juillet 2019

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Les gilets jaunes et la révolution 19

Mythe et histoire

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Étant donné ce qu’est une constitution, il n’y a pas lieu de s’étonner si, dans la constitution de la Ve République écrite par Michel Debré pour le général de Gaulle en pleine guerre d’Algérie, chaque article est un démenti des principes proclamés en préambule. On avait pu observer la même logique dans la constitution de Louis Bonaparte (devenu empereur par plébiscite) un siècle auparavant. Cette logique démontre que le but de ces constitutions opportunistes est de légaliser un rapport de force en rétablissant l’inégalité bousculée par les principes proclamés de la République, lorsque ceux-ci menacent de devenir effectifs sous la pression populaire. Il convient alors de paraître y conformer le droit par d’habiles dispositifs, tout en ruinant leurs possibilités d’application dans des articles aussi abscons que lapidaires, et en agitant le risque que les armes se mettent à parler si la pression populaire devenait trop forte.

On objectera la Révolution de 1789. Mais la constitution de 1791, qui fut l’œuvre du bourgeois Sieyès, stipulait que seuls les riches (et seulement les hommes) étaient électeurs (soit 4 millions de personnes sur les 26 millions que comptait alors la France). La liberté et l’égalité vertueusement proclamées ne concernaient donc que la classe montante qui avait pris le pouvoir. La constitution suivante, celle de 1793, beaucoup plus rouge, fut enterrée dès qu’elle vit le jour – comme les enfants d’Ouranos, le « Ciel étoilé » de la mythologie grecque, qui les renfouissait dans le sein de leur mère la terre, Gaia (et on appela ce sein le Tartare, l’enfer), à peine nés.

Il semble que l’on tombe ici sur un os, dans le réel comme dans le mythe. Pourquoi évoquer des principes, si c’est pour les renier? Pourquoi faire des enfants, si c’est pour les enterrer?

Pour deux raisons semble-t-il.

Le complexe d’Ouranos

Dans le mythe, parce que Gaia était la mère avant de devenir la femme de son fils. Et qu’en plus, la terre étant auto-procréatrice, elle n’avait pas besoin de se faire un fils pour procréer avec lui. L'attribution de ses enfants à Ouranos par une telle puissance parthénogénétique avait de bonnes raisons de paraître suspecte à ce « fils-mari ».

On pourrait être tenté de dire que dans le texte d’Hésiode qui raconte cette histoire (la Théogonie), Ouranos a surtout agi comme « pluie fécondante inspirée par le désir » et que ce n’est qu’une image poétique. Cette image signifierait un rapport réciproque entre ciel et terre. C’est ainsi que la prend Plutarque dans son interprétation du mythe égyptien d’Isis et Osiris. Mais précisément, tel que présenté dans le mythe, ce rapport n’est pas réciproque : il est dissymétrique. Et cette dissymétrie en fait un mythe tragique. Pourquoi cette dissymétrie ? C’est un trait caractéristique des sociétés étatiques, de projeter en discorde originelle entre les éléments du monde, pour y fonder un droit, une contradiction sociale non résolue.

Faire de la terre la mère du ciel n’est donc pas une simple licence poétique ; c’est une audacieuse proposition mythique (on pourrait même dire que c’est un « mythème lourd », en termes structuralistes). Faire de ce fils son mari crée de graves problèmes de succession en perspective. Ciel étoilé mis dans une telle situation avait tout lieu de craindre d’être détrôné par ses fils.

Un oracle venu à point le lui avait d’ailleurs prédit. Un temps double était maintenant de la partie. On connaît la suite : l’émasculation et le détrônement d’Ouranos par son dernier fils, Cronos, armé de la serpe par sa mère, la guerre des Titans, la victoire finale de Zeus.

Il aura donc fallu deux générations aux Ouraniens, devenus les Olympiens, pour établir la « domination du ciel sur la terre ». L’histoire montrera le mélange de rigidité et de fragilité – le potentiel dramatique, dans le passage des dieux aux hommes – de cette construction mythique.

Une guerre suffira aux futurs Grecs, les « Héllènes », pour effacer les autochtones. Double effacement : la conquête a été remplacée par un mythe. Mais aucune des guerres qu’ils feront ensuite, en s‘alliant et en se disputant sans cesse (Troie) puis comme ennemis (Sparte), ne leur permettra de s’unir pour former une nation.

C’est donc, au départ, parce que ses enfants n’étaient qu’à moitié les siens (et peut-être pas du tout), et non parce qu’ils étaient « des monstres », qu’Ouranos les a reniés. Mais ce reniement n’était pas une simple prudence généalogique. Il s’explique à un autre niveau de l’interprétation du mythe par l’affabulation symbolique qui consiste à déguiser les rapports entre groupes sociaux en rapports entre dieux. Avant de patronner des vertus, les dieux sont des ethnies. À ce niveau d’interprétation, Gaia et Ouranos sont les symboles, respectivement, des autochtones et des nouveau venus (Ioniens d’abord, puis Doriens-Achéens), en un mot les « Hellènes » qui les ont envahis ; les premiers, les Pélasges, des agriculteurs « néolithiques » vouant un culte à la terre-mère, les seconds, guerriers, armés, nomades, pillards, patriarcaux.

À ce niveau, les enfants de Gaia refusés par Ouranos signifient le risque que le ciel soit conquis par des terriens, autrement dit des autochtones, si venait à prédominer dans la nouvelle société issue des agriculteurs et des guerriers une filiation matrilinéaire.

Il suffit alors de se demander : qui raconte cette histoire ? pour comprendre son début par la fin. C’est une histoire racontée par les envahisseurs une fois leurs domination établie. Le but de la narration est clair : il s’agit de fonder une usurpation en droit et de justifier une suprématie. C’est une histoire à la gloire des Achéens, à travers celle de Zeus, petit-fils d’Ouranos, unificateur des dieux célestes et terrestres.

On comprend aussi à cette lumière l’intérêt de déguiser une invasion en guerre des dieux. Le spectacle a beau frapper la mémoire et prendre le dessus sur l’intelligence des événements, si la guerre des Titans (les frères de Cronos) n’est pas fondatrice, du seul fait des armes, de l’ordre victorieux, ça n’en est pas moins la justification de la supériorité armée qui en décide.

Cette justification s'est faite en deux temps dans le mythe.

Les enfants de Rhéa, fille de Gaia, avaient subi le même sort d’un enfouissement malheureux que ses frères (avec transfert du ventre de la mère à celui du père, Cronos, comme tombe provisoire et seconde matrice). En faisant de ses enfants, coalisés avec leurs oncles enfouis, leurs redresseurs de torts contre leurs autres oncles, usurpateurs de leurs droits à voir la lumière, la fille d’Ouranos et de Gaia agissait selon la justice. Le coup décisif fut à nouveau porté par le dernier né du père problématique, en l’occurrence Zeus, seul, grâce à un stratagème, à ne pas avoir été englouti. Son dessein plus conciliateur que vengeur, visant à répartir toutes les possessions et tous les pouvoirs entre pères, mères, frères, sœurs, filles, fils, petites-filles et petits-fils, sans en exclure aucun ni aucune, justifiait la transmission de l’arme suprême, la foudre, forgée au fond de leur exil chthonien par les Cyclopes, à ce dernier-né des dieux, qui les en avait sortis.

Ce nouvel ordre établi, les affaires du monde étaient devenues celles d’une nouvelle famille (d’une monarchie) et avec elle la hantise d’une possible subversion autochtone effacée pour longtemps.

Principes et pratique

Quant aux principes des constitutions, la raison de les évoquer pour les renier est que ces principes sont ceux de la Révolution, et que la révolution dit le temps de l’histoire en son entier. Son évocation ramène, sinon au commencement de la société (hypothétique), du moins à l’aurore de la République, liquidatrice de la monarchie lorsqu’elle revient après une éclipse, et émancipatrice des peuples, dont elle se réclame envers et contre tous, ce qui la voue à des acrobaties linguistiques (parfois astronomiques) qui ne sont pas peu faites pour impressionner.

Il y a une autre raison qui rapproche davantage la raison politique du mythe : l’effet de sidération que provoque ce brillant rappel – « le gouvernement de tous par tous » : l’Âge d’or, le temps de Cronos devenu Saturne – inscrit au fronton de la constitution, bien fait pour cacher la réalité enfouie dans les profondeurs de l’édifice : à savoir le renforcement du pouvoir central et l’autonomisation de l’exécutif, commencés en France dès l’ancien régime (voir Tocqueville, L’ancien régime et la révolution) et portés à un comble par ceux qui, depuis, ont mis au pas la Révolution, pour le plus grand soulagement de la bourgeoisie avide de noblesse plébiscitant Napoléon.

Avec le même faux prétexte que dans le mythe grec : comme Saturne, la Révolution ne mangeait-elle pas ses enfants?

L’illusion constitutionnaliste

Nuage évaporé de la pensée mythique, le constitutionnalisme est le refuge favori de la non-pensée politique, qu’on appelait « idéalisme social-démocrate petit bourgeois » au XIXe siècle. Cette non-pensée est la maladie infantile – devenue, chez les incurables, chronique – des adeptes œdipiens de la démocratie. On met un tyran à la tête de l’État par plébiscite, mais on veut continuer à discuter sur des technicité au nom des grands principes, en attendant de rappeler au tyran le goût de son propre sang, pour épouser sa femme, notre mère à tous, éternelle abusée, la République.

Les constitutionnalistes sont des fatalistes qui s’ignorent : ils croient que tout est écrit ; que donc tout doit être dans un texte et qu’il suffit d’en changer pour que l’histoire prenne un nouveau cours. Or, outre que c’est se prendre pour Dieu (Lui seul pourrait rectifier le texte auguste), c’est prendre la constitution à l’envers, l’histoire pour un mauvais livre, et ignorer sa structure chiffrée dans les mythes.

Le complexe d’Ouranos est la source oubliée du complexe d’Œdipe. Le fil rouge qui les lie sont les oracles, auxquels Ouranos a prêté trop d’attention, et Œdipe trop peu. C’est à cet oubli, non à l’intelligence des choses, que le constitutionnalisme, inconsciemment, participe : tentative magique de conjurer l’histoire qui découle des conditions établies dans le mythe, sans soulever la question de savoir ce que ces conditions signifient. Sont-elle dans la nature des choses, ou proviennent-elles d’une subversion de la nature?

Apothéose d’Œdipe

Cacher la subversion, la justifier comme norme ensuite... Les armes donnent la possession, mais ne peuvent établir durablement la puissance. Il y faut un artifice. Le coup de force de Cronos est la réplique en acte de celui, mental, du mythographe, qui symbolise une invasion en acte d’amour conférant à l’envahisseur une quasi autochtonie. Après l’union de Gaia et d’Ouranos les dieux célestes pourront dire qu’ils viennent aussi de la terre. Ils auront cette légitimité. Restera, passé le temps des meurtres où l’on ira de mythes en tragédies, à nier la maternité pour établir la loi patriarcale (Sophocle : Électre, Eschyle : Les Euménides), et l’on pourra passer à la démocratie.

À Athènes donc, telle qu’en elle-même... Sous la protection du vieil Œdipe, l’ancien roi déchu, aveugle de ses œuvres, dont les filles sont les béquilles, que Thésée (le fondateur mythique d’Athènes) fera disparaître « dans un nuage » – tout comme plus tard disparaîtra à Rome le vieux roi Romulus pour laisser la place à d’autres – et avec eux à « la République »...

Le rétablissement des privilèges menacés, par d’habiles dispositions, en quoi consiste le fond de toute constitution, est une application de l’art mythologique par le truchement de son descendant masqué, l’art politique. Le premier est l’art de déguiser une subversion en fait de nature ; le second, de concilier des intérêts antagonistes, en donnant des garanties à ceux d’en haut, que ne voient pas ceux d’en bas, à qui le législateur octroie des concessions illusoires : clé de la perdurance des états et de leur capacité à surmonter leur tension constitutive.

Les oracles sont le fil rouge de l’histoire qui se médite. Entre mythe et politique, ils annoncent les conséquences qui dérivent des principes. Ce qui était hier attribué aux dieux apparaît aujourd’hui simplement logique. Les désordres viennent d’un ordre qui n’est pas fondé en justice et les constitutions sont le lieu par excellence du brouillage de la différence entre la politique qui se dit et celle qui se pratique.

C’est la raison pour laquelle le projet de constituer une VIe République sur le papier est un leurre. Ce leurre est dans le droit-fil de « l’illusion constitutionnelle ».

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