Dans son journal de bord en date du 3 dernier, mon ami Stéphane Mourey s’interroge à juste titre sur quelques-unes des façons possibles, pour une maison d’édition, d’accorder toute leur place aux écritures attendues (cf : notre appel à textes en écritures inclusives).
Il termine d’une ligne laconique : « — Avant tout, l’appel à textes doit être une page blanche. »
Irrécusable. Et en même temps, au regard de la teneur des manuscrits reçus, quel recours a-t-on en appelant à textes ?
Dire :
« Lisez au moins notre catalogue si vous ne lisez pas nos livres » ?

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Car l'expérience montre hélas que peu ont lu, ou trop rarement, ou pas suffisamment notre production – pourtant restreinte à une quinzaine de titres. D’où les malentendus... Les défauts d’édition existent, et nous en avons comme d'autres, évidemment (autre évidence : une équipe de bénévoles en maison d'édition associative parvient plus lentement et plus difficilement à des résultats équivalents à ceux des grandes maisons professionnelles, mais on peut y parvenir aussi). Voyez, ce que je déplore un peu : personne pour nous dire non plus nos défaillances ou nos manquements, à propos d’un album-jeunesse par exemple, il aurait suffi devant nos maquettes, mais même ensuite, d'un : « Vous avez mis trop de textes par rapport aux nombre d’images ; quatre planches de plus et l'équilibre était rétabli dans les proportions et vous pouviez alors sauver l’ensemble ».
C'eût été saignant, sans doute, mais au moins, outre le fait que nous aurions mieux défendu l'auteur et son illustratrice, l'intérêt des personnes écrivantes pour nos publications se serait au moins manifesté avec clairvoyance et lucidité, et on aurait pu traiter à égalité : « Dites-moi comment vous publiez et je vous dirai comment j’écrirai » est une option, soit ! et la plus commune sur la place libraire, d'accord, d'accord, seulement, voilà, je suis peut-être à côté de la plaque (pas fini, décalé du cerveau, disent les mauvais esprits), moi, mon idéal d’édition, ce serait « Envoyez-moi ce que vous écrivez, je vous dirai comment je vous publierai. »

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Les manuscrits reçus sont rarement mal rédigés, ce n’est pas le style ou la construction qui me font saigner le cœur, et douloureusement, à me navrer, non, c’est bien plutôt même impeccablement écrit, le récit de vies au fond comparables à celles de populations bourgeoises plus ou moins en guerre avec leurs propres sentiments ou leurs environnements (dois-je préciser que c’est exactement ce type d'héritage dix-neuvième siècle qui nous trotte tous et toutes en tête et dont je voudrais savoir pouvoir me départir avec votre aide, auteurs et autrices ?). Ces pages sont un peu comme ces photos de voyage – si magnifique qu’ait pu avoir été l’aventure –, au fond, ça n’intéresse que la personne qui présente page à page son album de souvenirs ; et l’on se demande quand ça va finir, même pas comment ça va finir, parce que la fin est prévisible : ou bien remords, ou bien regrets. Pas envie de publier les états d’âme ou les utopies des classes possédantes (un livre pivot chez moi, c'est Cheval d'orgueil, de Pierre-Jakez Hélias, chez Plon, 1975, et, depuis, qu’on ne me parle plus des biographies de militaires, de religieux ou de gloires marchandes, industrielles ou financières).

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Alors, oui, l’expérience plutôt amère à lire moultes versions des couches moyennes qui s’accrochent à leur passé, comme la société occidentale se raccroche à sa civilisation, si glorieuse, si conquérante, si universellement appréciée, cette expérience-là conduit immanquablement à la conclusion non moins amère qu’on attend désespérément en vain des pages renversant les systèmes établis qui n'hésitent pas à exterminer quand ils se sentent attaqués.
Oui, comment faire entendre qu’on voudrait recevoir au moins quelques lignes de réels réfractaires qui s'impliquent, agissant par exemple pour les soulèvements de la terre ou, je ne sais pas, moi, les soulèvements de la mer, les soulèvements contre les guerres, et leurs mondes immondes. On a tellement aimé la traduction par Didier Demorcy et Isabelle Stenger du Comment la terre s'est tue, de David Abram que l’on regrette n'avoir pas suffisamment d’audience pour que de telles pensées se proposent à nous.

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Alors, quoi ?
Ne rien dire de plus que : Écrivez pour de vrai à la fin, quoi ! pas pour faire plaisir ! Ou pas que...
Je ne sais de quelle sorte est le sang qui coule dans vos veines, je ne crois ni à la douleur ni aux rédemptions de quelques natures que soient les doctrines qui cherchent à nous enfumer, et je ne crois pas davantage à l'écriture thérapie, mais, bon sang ! écrire pour donner un bon coup de pied à la fourmilière, ça ne vous arrive donc jamais ? dites-moi ! plutôt que de jeter une bouteille à la mer (à la mère ?), se tirer loin du panier de crabes dans lequel nos lois nous enserrent et nous nassent. Vous ne sentez pas la nécessité de crier : « Mais enfin quoi, je ne suis quand même pas le seul que cette foutue forme de vie scandalise et horripile, non ?... »
Bon. On se calme. Écrivez donc ce que vous voulez, récit ou lyrique, nouvelle ou poésie, écrivez, oui, mais... en écriture inclusive ! peut-être qu'en forçant votre esprit à rendre perceptible l’injustice sociale et de genre établie par de vieux messieurs et leurs courtisanes. Nous pouvons rêver de quelques pages dans ce sens ?... Chiche !

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