Zone tendue, c’est un terme d’urbanisme. Un terme d’urbanisme manquant d’une certaine urbanité. Mais urbain, convenons-en. Et pour cause : avec tout l’art consommé de l’euphémisme qui caractérise la plus laconique des administrations du monde, ce terme a été choisi pour désigner l’état – ou le moment – où le marché immobilier va pouvoir déplacer les populations « à problèmes », sauvages ou barbares, pour les remplacer par des populations plus... « civilisées », cadres bien intégré·e·s et retraité·e·s en villégiature. Ouste ! Fichez le camp, on arrive prendre votre place entre nous, gens du meilleur des mondes, bien sous tous rapports.
De manière plus subtile mais non moins éclairante que ces proclamations, et véhémence mise à part, Gérard Alle raconte avec la distance d’un humour sans un brin d’illusion cette trop fameuse « Zone tendue » qui, en langage policé, vient officialiser depuis 2013 le déséquilibre « offre/demande » en logements. Autrement dit, quand les pouvoirs publics et les marchands de biens s’avisent, chiffres à l’appui, calculatrice en main, des juteux bénéfices à tirer en renvoyant en périphérie de leurs villes les habitant·e·s des catégories sociales, pauvres et vulnérables, et, par la même occasion, en laissant le champ libre à la spéculation foncière. Aucun crime là-dedans, tout est légal, il s’agit seulement d’un déplacement de locataires jugés indésirables et inassimilables, insolvables parfois, pour les substituer par des propriétaires sachant faire société en lotissements et en syndics de co-propriétés.
C’est connu, l’une des grandes stratégies du capitalisme : fabriquer de la misère pour renforcer la richesse et la puissance des classes dominantes, toujours plus riches et puissantes. Et possédantes.
Quel mal à ça ?
La technique est vieille comme les États : les décisions des pouvoirs publics réduisent à la pouillerie les groupes visés, en les privant notamment de l’essentiel, cet essentiel que n’importe qui est en droit d’attendre de son habitat. Soudain devenu sordidement abri d’infortune, le logement périclite aux yeux mêmes de ses occupant·e·s : tout vient à manquer, air, lumière, chauffage, électricité, eau, nourriture, soin, éducation... Toutes les plèbes du monde ont connu ce scénario : les Indigènes/Autochtones des terres conquises puis colonisées, les roms et gens dits du voyage repoussés aux limès des villes, les personnes migrantes reléguées dans des réserves comme notre pays a pu connaître récemment avec la “jungle”, à Calais ou ailleurs.
Ensuite, le scénario est rôdé depuis au moins les zones d’épidémie puis de contagion du ghetto de Varsovie. En se pinçant le nez, et la main sur le cœur, l’Autorité n’a plus qu’à invoquer la salubrité, la sécurité des personnes et les grands principes humanitaires et caritatifs pour lancer l’évacuation du quartier désormais ghettoisé, autrement dit : sa démolition à coups de pelleteuses et de bulldozers, sous les applaudissements fascinés d’une presse obéissante aux ordres, qu’encadrent en ordre de bataille les forces en uniformes de ce même ordre, casquées et armées, avec l’assentiment d’une opinion publique bon teint bon chic et bon genre, auparavant acquise, sinon bénéficiaire, des méthodes en place.
Dans son dernier ouvrage, Gérard Alle, Douarneniste de près de vingt-cinq ans, nous rappelle que, comme chez lui, les régions touristiques aussi ont de pareils procédés pour échapper à la protection des dispositions faisant exception à la loi. Les municipalités protégées par le Patrimoine culturel et artistique connaissent de nombreuses astuces et disposent de quelques complicités bien placées pour réussir à évacuer les marginaux, lesquels en réalité sont souvent des personnes maintenues dans la marginalité par le défaut d’emploi et par l'incurie des réponses sociales, éducatives et culturelles.
Et le Douarnenez du Zone Tendue de Gérard Alle vient à point nommé interroger la règle « L’universel, c’est le local moins les murs ? ».
Ça nous parle
En couverture, une photo en noir et blanc de Nedjma Berder montrant les façades du port de Rosmeur, à Douarnenez.
Le résumé en 4e de couverture continue sur la lancée, racontant dans ses grandes lignes la « tension immobilière », enjeu principal de l’ouvrage, qui en justifie le titre :
- « À Douarnenez, ville ouvrière et festive, les spéculateurs de l’immobilier et du tourisme saisonnier sont aux taquets. Encore faut-il virer les habitants des bâtiments convoités, occupés par des familles modestes. André, agent immobilier, mène la chasse aux bonnes affaires. Un immeuble délabré avec vue sur la mer attire particulièrement sa convoitise. Ses locataires, Lola, intérimaire à la conserverie, et Alex, jeune slameur mutique, refusent de partir, même si la mère d’Alex, la Tit’Annick, sombre lentement. Prise d’un accès de fièvre, Douarnenez ne veut pas perdre son âme et muter en cité balnéaire aux volets clos. Mais voilà qu’arrivent les Gras, le carnaval de tous les dangers… »
Ça pue le potentiel ici !
Ils vont venir. Ils vont tout nous prendre.
Dès son ouverture, le livre lance sa prédiction par la voix de la vieille Annick, laquelle vit en perdition avec son fils au milieu des ordures qu’elle accumule au premier étage d’un immeuble vétuste avec vue sur l’océan. Et son fils Alex, trop jeune pour obtenir les aides sociales, se cantonne au mutisme, dans l’attente des quelques moments d’inspiration qui le saisissent pour slamer, quand le flow lui vient avec des mots de rêve, de révolte et de r-évasion par l’imaginaire.
Mais parler en voisine du diogénisme où naufrage la T’ite Annick revient à signaler/dénoncer les conditions d’existence du coin, du moins quand la confidence tombe dans les oreilles d’un prédateur. Et les agents immobiliers au moins autant que les municipalités sont de ces prédateurs-là, précisément, à l’affût qu’ils sont de pareilles informations, de belles aubaines, car l’insalubre et la charogne sont les deux mamelles des vases communicants qui enlèvent d’ici le pauvre Pierre pour y placer le riche Paul plus tard, une fois qu’on aura ouvert la brèche de ces véritables boulevards pour leurs entreprises dignes de l’empire auquel s’est prêté Haussmann.
On appelle ça la gentrification.
Main basse sur la ville
Ville-siège d’un festival de cinéma célèbre (dont Caroline Troin, compagne de Gérard Alle, fut l’ex-co-directrice), Douarnenez fournit à l’auteur matière à plusieurs évocations filmiques, et non des moindres. Mais si passent au fil des pages les titres cinéphiliques tagués par ses personnages et si les promoteurs récupèrent à leur profit les façades multicolores peintes façon Valparaiso, l’écrivain breton d’adoption ne manque pas non plus d’évoquer la réalité du Mur de la Honte. « Souvenir d’un combat perdu contre l’aménagement du port, en 1970. »
- « Quand le calmar ou le maquereau pullulaient, le mur était bondé. Gagne-pain pour les Manouches. Lieu de retrouvailles pour les Comoriens. Occupation et avantage en nature pour les chômeurs. Cette faune cosmopolite dégoûtait les grincheux de souche. Prétextant des “incivilités”, les autorités voulaient interdire la pêche de loisir et la baignade sur toute l’emprise du port. [...] Depuis que les travaux en avaient fait une promenade pour touristes, Lola avait les boules, des boules toutes en granite. Pas d’arbres, que du minéral, sous des lumières bleues psychédéliques qui faisaient ressembler le port du Rosmeur à un décor de boîte de nuit pour kékés. Adieu la magie des reflets dorés dans l’eau, les nuits de pleine lune. Comme si la nature ne savait pas jouer avec la lumière, bien mieux que les humains. »
Pamela, une avocate d’affaires qui s’était enrichie grâce aux fermetures, aux licenciements et aux délocalisations d’entreprise, rachetait à tour de bras :
- « Elle annonçait la transformation de Douarnenez en ville-lumière. Dans une ancienne conserverie, elle projetait d’exposer des œuvres d’art de niveau international et comptait sur l’apport de riches investisseurs, assurés d’une large défiscalisation en cas de placement dans l’art contemporain. Bravo ! Bravo ! La plupart des commerçants applaudissaient l’initiative. Dame ! Pamela leur promettait pour commencer un Noël aux illuminations féériques. L’immense potentiel, ce fameux potentiel délaissé par les autochtones aveugles, rétrogrades et fatalistes, allait enfin être valorisé, médiatisé, exploité, sucé exprimé, récuré, pressuré jusqu'à la dernière goutte. Et Douarnenez, petite cité de caractère – bien que de fort mauvais caractère – allait revivre. Alléluia ! »
Le livre parle de nos contemporains
Près de chez nous, à Souillac, dans le centre du pays, les investisseurs lorgnent également la ville pour la métamorphoser, pour la méphistophéler en paradis du luxe.
Ici aussi, comme dans le Douarnenez du Gérard Alle de Zone tendue, les riverain·e·s ont à faire montre d’ingéniosité pour empêcher les visées de quelques municipaux aux intérêts personnels plus soucieux d’avantages individuels que de bien commun.
Nous résisterons à ces mains basses sur nos villes et nos campagnes.
Jean-Jacques M’µ